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A la question assez vague «Que
demandez-vous à la littérature ?» on peut, néanmoins, répondre en exprimant un
choix d'une certaine littérature qui engage notre personnalité la plus
profonde. Je dirais, pour ma part, que je ne demande pas à la
littérature un divertissement, ou de sous-tendre un engagement, ou une
quelconque autre orientation qui serait aux antipodes de cet art à vocation
proprement littéraire, ou encore un moyen comme un autre de gagner sa vie et de
se faire connaître, avec tout ce qui s'en suit comme rêve de célébrité ou de
prestige (dans l'esprit d'un pseudo-écrivain, un poétereau et autres
prétentions, impostures et mystifications proches du genre), mais plutôt un
pansement ; un irremplaçable pansement de blessures profondes, beaucoup plus
profondes que celles dues à la mélancolie et à la difficulté d'être, de celles
qui sont dues à un passé à jamais irrécupérable, à celui de l'enfance, de
l'amour ou des amours perdus, d'un temps, une nostalgie d'une jeunesse et de
ses états d'âme naturels qui ne reviendront plus. Seule la poésie, la
vraie, la grande poésie peut traquer le monde invisible que constituent toutes
ces blessures intérieures impénétrables, toujours inguérissables, de l'être
nostalgique a la recherche désespérée d'une rédemption par l'écriture.
Ce monde invisible, impalpable, dont je viens d'évoquer l'existence secrète est rendu, transformé, par la magie poétique, en aventure intérieure. Cette aventure intérieure réalisée à travers un poème (en vers ou en prose) fera l'effet d'une véritable catharsis libératrice chez le poète, et constituera ainsi la seule voie de salut, à l'image de ce qu'on pourrait appeler, quand on ne pourrait se référer à aucune autre esthétique, une écriture rédemptrice. Pour prendre un exemple, il y a un poème de Patrice de La Tour du Pin, irrésistible, doublement incantatoire, et que l'on pourrait qualifier ainsi comme ayant un pouvoir de séduction et un charme mystérieux, qui s'intitule «Enfants de Septembre» (dans le recueil «La Quête de Joie», Gallimard, 1933), un bel exemple d'une expérience «de la solitude et de la communion avec la nature», transformée par une âme extrêmement sensible en une envoutante aventure intérieure : Les bois étaient tout recouverts de brumes basses, Déserts, gonflés de pluie et silencieux ; Longtemps avait soufflé ce vent du Nord où passent Les Enfants Sauvages, fuyant vers d'autres cieux, Par grands voiliers, le soir et très haut dans l'espace. J'avais senti siffler leurs ailes dans la nuit Lorsqu'ils avaient baissé pour chercher les ravines Où tout le jour peut-être ils seront enfouis ; Et cet appel inconsolé de sauvagine Triste, sur les marais que les oiseaux ont fui. Après avoir surpris le dégel de ma chambre, A l'aube je partis pour chasser dans les bois ; Par une bonne lune de brouillard et d'ambre, Je relevai la trace, incertaine parfois, Sur le bord d'un layon, d'un enfant de septembre... Cette recherche passionnée, irrépressible, ce désir incommensurable de plénitude d'un contentement absolu (à contentement absolu, poésie absolue !), peut aussi se traduire, d'une certaine manière, par un désir de voler haut, toujours plus haut pour espérer atteindre un jour les cimes inaccessibles de la poésie la plus incantatoire, la plus éthérée, la plus pure... Le point de départ de cette aspiration profonde chez tout être sensible et naturellement porté à la poésie du monde des êtres et des choses, est le rêve. Nos rêves et nos rêveries ont tendance à se fossiliser, c'est-à-dire qu'ils se cristallisent, qu'ils s'arrêtent d'évoluer en se fixant sur des images, des attitudes, des perceptions de la vie en société, et des rêveries dues aux fantasmes et expériences propres à tout un chacun, et qu'il faut des années et des années pour que certains rêves (y compris les rêveries quand elles se construisent sur des chimères ou des fantasmes) récurrents se transforment (se défossilisent) et se mettent enfin au diapason de nos actions et de nos expériences acquises. En d'autres termes, il y a toujours un décalage énorme entre la réalité de nos actes lesquels sont naturellement l'expression de l'évolution de la société humaine, et donc adaptés et adaptables, et l'archaïsme de nos rêves qui se nourrissent du fond archétypale de l'être, dont l'enracinement est dans un passé lointain. Dans nos rêves nocturnes on passe d'un âge (notre âge actuel) à un autre (dans notre passé lointain), d'une période dans notre vie à une autre, d'une situation inextricable, d'un danger mortel et imminent à un soulagement et une échappatoire miraculeux ; d'une idée absurde, d'une situation cocasse ou alors extrêmement préjudiciable à un dénouement extraordinairement réconfortant, un bonheur inespéré ... Nos rêves mêlent d'une façon extrêmement déconcertante notre passé, notre présent et notre avenir, sans qu'on puisse réaliser ou comprendre ce qui se passe dans notre esprit, dans cette «autre» vie qui est au cœur de ce sommeil dit «paradoxal». Nos rêves nous projettent régulièrement, inéluctablement dans un passé indéterminé, dont l'historicité et la teneur ou complexité sont une problématique cruciale pour l'intelligence de l'homme éveillé, quand il s'agit dans le fond de comprendre la nature de la psyché de l'être humain. Mais trêve de jargon proche d'une archéologie (dès lors qu'il est question de «vestiges» de mémoire antérieure qui survivent dans le rêve) psychologique du rêve (qui est une des sources majeures de la grande poésie, parce qu'il détient le fil secret, la dernière clé symbolique qui nous permet d'accéder à une vérité cachée, que seule la poésie pourrait reconstruire) et revenons immédiatement à la poésie comme aventure intérieure, dont le chant inaltérable et profond ne cesse de nous fasciner chez les grands poètes. Il y a un texte véritablement prophétique, parce que inscrit dans une vision qui situe (dès le début des années 30, date à laquelle il à été publié) l'homme dans la ?prison' commode qu'il s'est lui-même constituée au cœur de la Cité humaine, avec ses conventions étriquées, ses idées communes ou commodes et stérilisantes, son illusoire liberté, sa police, sa sécurité ; mais voila qu'un poète parait, «semeur de troubles» et de «désordres», qui va ébranler toutes les certitudes, et lancer résolument dans l'air du temps un chant unique qui va «tenir (le lecteur) suspendu, dans un ravissement extatique». Marcel Raymond, auteur du livre dont il s'agit, écrit dans «De Baudelaire au Surréalisme» (livre indépassable sur la poésie française non seulement de la première moitié du 20e siècle, mais synthétisant l'esprit de toutes les époques, la poésie authentique n'ayant pas d'âge) ce qui suit : «Dans l'univers que l'homme a construit à son image, où il se sent chez lui, en sûreté, protégé par la raison, la morale, la société, la police, à l'abri dans des villes où l'on ne voit plus les oiseaux du ciel, dans des maisons, dans des chambres, dans des idées «commodes», avec cette possibilité si plaisante d'errer un peu dans les chemins tracés d'avance qu'il appelle sa liberté, entouré de conventions qu'il regarde comme des vérités nécessaires ? dans cet univers fictif que l'on croit réel, sur cette planète lancée dans l'espace (mais personne ne s'en doute !) un poète parait. Semeur de troubles, fauteur de désordres, il lui sera malaisé, d'abord, d'être autre chose. Sa mission première est de désorienter [...] Mais il ne suffit pas de briser l'armature qui enserre l'homme, de fomenter la révolte contre les évidences, d'ouvrir partout des abîmes. Il appartient au poète, comme au dieu, de combler l'abîme, d'exalter, de semer les germes d'une quiétude provisoire, mais surhumaine. Quiétude ardente, où sont tendus à l'extrême tous les ressorts de l'âme, non point inactive et végétative. La plus éminente victoire qu'aient jamais remportée les grands poètes de tous les temps a bien été d'arracher le lecteur privilégié à sa vie, au temps, et de le tenir suspendu, dans un ravissement extatique. En toute poésie véritable s'ébauche une ? action sacrée'». (M. Raymond «De Baudelaire au surréalisme». José Corti, 1940, pp.340-342). Ce sont, en définitive, les fenêtres (de l'esprit) qu'il faut avoir grandes ouvertes pour sortir de notre cocon de bien- être archi-conventionnel et stérile, vain, puis s'élancer et s'émanciper par les arts, tous les arts (poésie, musique, peinture et arts alliés), pour enfin laisser loin derrière soi ce «réel» préfabriqué, fictif, faux et dégénéré, qui ressemble, à s'y méprendre, à la fameuse caverne de Platon où les êtres humains sont condamnés à percevoir des ombres qu'ils prennent pour de la réalité, la réalité des êtres et des choses. Il y a toujours, dans l'histoire des littératures, des exemples assez édifiants sur la passion et la ténacité de poètes engagés dans l'aventure de l'écriture, et dont nous conservons à leur propos des témoignages inoubliables quant à leur ardeur à la tâche, et les clairs-obscurs des images poétiques qui en résultent, parfois des images aussi belles qu'insolites, ou bien une histoire d'un rare pittoresque, comme celle rapportée par Gaston Bachelard dans «La flamme d'une chandelle» (P.U.F, 1961; édition Quadrige PUF,2011), sur le chat de Camoens (poète portugais du 16e siècle, auteur des «Lusiades», véritable poème national du Portugal), histoire tirée des «Contes Bourgeois» de Théodore de Banville. La sensibilité poétique extraordinaire (pour un philosophe des sciences) de Bachelard pour toute chose ou image insolite, en accord parfait avec la personnalité du poète dans le feu de l'action d'écrire un poème lui fait dire, dans le sens aiguisé d'un poète tel Banville, que «la chandelle de Camoens s'étant éteinte, le poète continue d'écrire son poème à la lueur des yeux de son chat» ! (p.39) Quelle situation incroyablement drôle, étonnante, bizarre, inattendue ! Les développements bachelardiens sur le clair-obscur des solitudes, le veilleur de chandelle, le surprenant et délicieux exemple de l'éclairage impromptu de la feuille encore à écrire par les yeux du chat, sphinx domestique, sont d'une poésie à nous couper le souffle ! Serait-ce enfin venu l'instant privilégié où il faut évoquer l'authentique poésie qui s'est définitivement libérée de toute contrainte, de toute pesanteur ? C'est peut-être le moment propice où l'on doit parler d'un poète inclassable, un poète des plus purs et dont l'aventure intérieure dessine pour nous les contours d'une rarissime «géographie secrète» que sous-tendent les appels nostalgiques et désespérés, et qui se confondent, dans sa boite à souvenirs, avec «les ombres, les chagrins, les prémonitions, les pas étouffés, les douleurs qui guettent sous les portes, les odeurs attentives et qui attendent, sur une patte, le passage des fantômes ; des souvenirs de vieilles fenêtres, des fumets, des glissades, des reflets et des cendres de mémoire» (Léon-Paul Fargue, «Le piéton de Paris», Gallimard, 1939,p.14) Car Léon-Paul Fargue, cet inlassable piéton de Paris, inébranlable poète de la grande ville, reste parfaitement inégalé quand il parle de sa «géographie secrète» : «Cette géographie secrète, c'est l'histoire assez heurtée de mes tragiques retours entre mon ombre et moi vers les tendresses de la maison qui n'est plus, comme vers cet hôtel aux longues jambes, aux lèvres de glaces, qui accueille les premières échappées de moi-même vers le ciel gris des draps sans sommeil et bousculés de fièvres. C'est ma tournée d'agent de police entre les réverbères, c'est le mal au cœur des maraîchers de cinq heures du matin, les camions penchés sur la viande des Halles comme des phénomènes de la jungle, c'est tout l'amour et tout le dégoût que je rencontre, privé d'espérance et de solidité, sur le coup de six heures, quand on commence à confondre les vagabonds et les noceurs, les étoiles et les feux de position, les hommes et les bêtes, les roues et les douleurs.» («Haute Solitude», Emile-Paul, 1941 ; Gallimard, 1966, pp.44-45) Et plus loin, dans la même veine de surréaliste avant l'heure, avec une débauche d'humour poétique il sut rendre à merveille les métamorphoses du monde moderne : «Ah ! ces rues du crépuscule où, sur un ciel couleur de zinc, une lune ronde et pansée comme une tête de blessé a l'air de voguer, ces rues pleines de sosies qui longent les murs, silhouettes lancinantes, démarches tordues, figures échevelées qui sortent en coup de vent sous un coup de lumière moqueuse...[...] J'ai commencé jeune cette vie de pierre foulée, cet interminable monologue le long des chemins de halage. J'ai enfilé des boulevards, j'ai frôlé en série ces portes ouvertes. Souvent, des filles glacées, aux bouches béates comme des fruits, apparaissaient sur les seuils en sautillant, pareilles aux coucous des pendules. Filles blêmes et roses comme les dragées de plâtres des baptêmes de pauvres. Elles avaient l'air crachées par la cave et déposées là, comme des chrysalides chlorotiques, inventées pour remuer jusqu'à l'épais l'âme des passants, des solitaires et des ivrognes» (pp.55-57) Voici, encore, quelques perles rares qui jalonnent ses plus beaux poèmes en prose, et qu'il faut lire avec sa seule imagination, sa seule sensibilité, sa seule spiritualité (quelle qu'elle soit), son seul désir d'un monde tel qu'on l'aime, tel qu'on le rêve : «J'aime chercher dans vos faubourgs (les faubourgs de Paris) ces yeux de l'Inconnu qui me sont familiers. D'entre les nuages, un coup de lumière déclare un visage. Il touche de vieil argent les lointains des rues, debout comme des faisceaux de grêles branchages d'où l'ombre des nuages glisse et dévale...Mais les premières lampes font rougir le soir comme un visage ...Le square n'est plus qu'une cage ouverte et vide et s'endort avec douceur d'un sommeil de femmes assises...Une vitre s'étend, comme une tache d'huile, dans un coin d'ombre pelucheuse. La joue pâle d'une horloge s'anime entre les arbres maigres qui coupent sans dureté ma route et clignent contre les lumières... Au rond- point d'une fête foraine, un manège roule sa meule au son d'une vieille chanson d'un tour mélancolique et raisonneur et que grasseye un orgue qui a mal aux dents... Une rodeuse bat des bras, saute à reculons et chante, devant la porte d'un hôtel où le gaz s'éveille en sursaut dans sa cage ronde ! Elle surveille au loin des drames que nous ne pouvons pas voir, comme on regarde un naufrage de la berge...[...] Un tramway à petit toit emporte sur un rail qui mène aux grilles d'un Fort, des ouvriers qui baissent leurs figures où l'ombre tient tant de place, et des femmes avec leurs paniers et leurs fichus tristes...Ce soir tu chercheras la fée et la chanteuse aux carrefours où brillent leurs sorties secrètes. Tu les verras tourner dans leur porte à miroirs, avec le chat qui tend sa traine pour t'offrir la double coupe d'un regard où dort quelque philtre de lune... [...] Quelqu'un dit : il va faire de l'orage. Près de midi, les sens s'exaltent. Au bord du soir, les courants fraichissent, la pierre tournante ne ballotte plus d'épaves, les mouches s'envolent des courroies mortes, la lumière se déshabille aux fenêtres, et je me souviens que la paix était bonne. Alors je débouche ma solitude, fourrée d'une science durement acquise, et je la respire dans les ténèbres.» (in «Poésie : Tancrède, Ludions, Poëmes, Pour la Musique, Espaces, Sous la Lampe», Gallimard, 1963, pp.94-95 ; p.99 ; p.174. «Epaisseurs») Il y a tellement de ces pierres précieuses (qu'il serait vain d'en citer davantage) dans l'œuvre de Léon-Paul Fargue, dont le chatoiement et l'éclat poétique restent uniques chez ce poète «à la langue magique où le mot était joie et la pensée nostalgie» (Claudine Chonez, «Léon-Paul Fargue», éditions Seghers, 1950, p.10), qui a tâté le pouls et l'atmosphère d'une grande ville à toutes les heures du jour, de la nuit, à l'aube ou à la «fraiche», avec ses odeurs, ses boulevards qui «défilent» et «baillent», ses chemins cachés, ses couleurs, ses tristesses et ses joies, sa musique, ses bistrots et ses brasseries...Fargue a, en un mot, senti battre le cœur de Paris en eternel amoureux intransigeant. L'aventure intérieure aboutit, chez le poète pur, à un désir inébranlable d'une patrie perdue, non point le lieu d'une promesse ou d'un rêve illusoire, mais plutôt le lieu consacré d'une véritable patrie mentale qui ne cesse de le ravir, telle une beauté fatale au charme mystérieux, envoutant, irrésistible. *Universitaire et écrivain |