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A l'intérieur du
«Hirak», il y a comme une impression de rêve, de jeu,
d'attente et d'impatience vécue, malgré la gravité de la situation, dans une
atmosphère d'allégresse et de joie avec la certitude d'embrasser au bout,
enfin, cette liberté tant espérée.
Les deux petites fillettes âgées à peine d'une dizaine d'années sont assises au bord du virage de la route nationale 11 qui grimpe vers les monts de l'Ouarsenis. Elles font signe de leurs mains et montrent les deux couffins à leurs pieds. Elles vendent des galettes traditionnelles au prix de 50 DA pièce. Elles abordent le voyageur-client en tendant leurs galettes : «Elles sont encore chaudes. Elles sont très bonnes, s'il vous plaît !» Derrière elles, les toits de maisonnettes sobres faites d'un mélange de briques et de terre glaise. Deux chèvres broutent le maigre pâturage brunâtre et sec. Nous sommes le samedi 23 mars, lendemain de la 7ème marche du «Hirak» et la ville de Chlef a marché comme le reste du pays. Je demande aux fillettes: «Vous vendez vos galettes ici, tous les jours ?» Elles sourient et répondent d'une seule voix: «Oui, après l'école et les après-midi du vendredi et samedi». L'école est située à quelque 4 kilomètres vers la commune de Sendjas, située elle-même à une 10 de kilomètres au sud de la ville de Chlef, chef-lieu de la wilaya. A vingt minutes de Chlef, qui compte deux grands pôles universitaires et plus de 35.000 étudiants, des enfants sont faits commis-vendeurs au bord de la route par leurs parents pour boucler des fins de mois difficiles. Je me demande ce qu'il adviendra de ces petites filles lorsque l'autoroute qui reliera la ville portuaire de Ténès à celle de Tissemsilt (ex-Viallard ) au sud de l'Ouarsenis, sur près de 150 kilomètres, sera ouverte et évitera ces villages et hameaux qui vivent de leur «commerce» avec les passagers. La réalisation de cette autoroute est confiée à l'entreprise ETRBH d'un certain Ali Haddad, passé en l'espace de 15 jours du statut de milliardaire, décideur politique et intime de la famille du président de la République à celui de fuyard, passager clandestin capturé à la frontière algéro-tunisienne, incarcéré à la triste prison d'Alger El Harrach. Haddad est le premier trophée du «Hirak», ce mouvement populaire qui bouillonne et emporte avec lui tant de fausses célébrités et de fortunes volées jusqu'à pousser des enfants de 10 ans sur les bords de routes nationales à vendre quelques galettes de pain d'orge et à marcher des kilomètres pour rejoindre une école surchargée, souvent sans moyen de chauffage en ces contrées froides et tristes l'hiver venu. Et la vue de ces enfants assis de longues heures sur les routes n'est pas exceptionnelle. Bien d'autres enfants sont ainsi exploités par des parents pauvres dans le centre des villes. Il y en a des dizaines à Chlef et ailleurs dans toute l'Algérie de 2019. Dimanche 24 mars, hôpital de Chorfa à Chlef. Les arrivées aux urgences médicales affluent sans cesse. Un jeune homme d'une quarantaine d'années débarque avec son camion jusqu'aux portes des urgences. Une femme en descend avec un bébé dans les bras et s'engouffre à l'accueil. L'homme la suit et laisse le moteur de son camion en marche. Il ressort 5 minutes plus tard, s'installe dans son camion sur place. Un autre camion de l'hôpital arrive pour raison de service et trouve le passage bloqué. L'un des agents interpelle le chauffeur du premier camion et lui demande de dégager le passage. Le chauffeur sort son corps à moitié de la cabine et lance une série d'insultes et de menaces: «J'ai un malade et je suis prêt à vous écraser la tête et même vous dévorer, espèce de... !!» La scène est choquante. L'hôpital est vétuste et donne l'impression d'un gourbi délabré. Les patients sont nerveux et le personnel médical dépassé, stressé, souvent nerveux lui aussi. Tout est stress et nervosité: la surpopulation dans les centres urbains, la circulation des voitures, les tracas bureaucratiques..., étrange atmosphère qui se transforme en de gigantesques marches de communion dans la joie, la discipline et la solidarité chaque vendredi dans les villes et villages d'Algérie. Le «Hirak», cette soudaine envie de se débarrasser du poids et des chaînes du système devenu un calvaire, voire une prison pour une majorité du peuple. Vendredi 29 mars: des milliers de jeunes et moins jeunes défilent dans les rues de la capitale du Cheliff. Ils crient : «Aux voleurs !» en ciblant des noms de ministres et amis du pouvoir. Les gens sont convaincus d'avoir été trompés, détroussés de leurs droits et revenus et ne veulent plus subir le mépris des hommes du pouvoir et leurs cliques de soutiens. «C'est cela l'Algérie de Bouteflika», m'explique Hocine, un étudiant en fin de cursus en économie. «Un système de santé sinistré, une école abandonnée aux vents de l'ignorance, des bataillons de chômeurs et une corruption généralisée». En fin de journée, à Chattia, une agglomération de quelque 80 mille habitants, située à 8 kilomètres au nord de Chlef, le climat est chaud et pesant sur ces milliers de jeunes qui tuent le temps aux terrasses des cafés, seuls endroits de rencontres. Un vieil homme est attablé à ma gauche. Un jeune arrive, le salue du nom d'El Hadj et s'installe à sa table. «Dis-moi, Mohamed, qu'est-ce qui se passe dans le pays ? Je suis perdu et je ne comprends pas ce que disent les télés ? Va-t-on vers une nouvelle guerre ?» demande le vieil homme. Le jeune Mohamed rit et explique à sa façon: «Mais non, oncle Hadj, en fait, c'est un nouveau peuple apparu dans le pays et qui va occuper ce pays, l'assainir et lui rendre la justice et la dignité». Puis, face au regard toujours inquiet d'El Hadj, il ajoute: «N'aie aucune crainte El Hadj, la nouvelle génération de jeunes n'est pas violente. Elle se bat justement contre la violence et l'injustice du pouvoir et son système et elle bâtira une Algérie libre pour tous». A ce moment, le serveur du café met en marche une télé accrochée au mur. Un match de football européen se joue. Un silence s'installe et tous se tournent vers l'écran de télé et commentent à haute voix le jeu des deux équipes. Dimanche 31 mars, une virée dans les monts de Medjadja à quelque 10 kilomètres au nord de Chlef. Les villages accrochés à flanc de collines vivent le «Hirak» avec une certaine distance. Les habitants vous écoutent avant de prononcer quelques phrases empreintes d'une certaine quiétude : «Ici, nous avons toujours compté sur nous-mêmes. La terre est dure à travailler et nous occupe toute l'année. Nous nous contentons du peu mais nous avons la paix. Moins de bruits et moins de stress qu'en ville», m'explique Abdelkader, vivant dans la petite bourgade de Touafria. Sur les collines d'en face, il y a foule au cimetière. Deux enterrements ce jour au cimetière Nakhla, dont la zaouïa a reçu la visite de Abdelaziz Bouteflika lors de la campagne pour son «élection» pour un 2ème mandat. «Voici l'olivier planté par le président», me dit le préposé de la zaouïa, alors que je visitais les lieux. Pour lui, Bouteflika a été reçu comme tout autre visiteur, sans arrière-pensée politique. «La politique ? Bah, je ne sais pas trop. Nous vivons notre foi et nos rituels depuis sept siècles et nous ne refusons aucun visiteur. Libre à vous de croire que nous faisons de la politique». Puis après un moment, il ajoute en bombant le torse : «Je vous concède que certaines zaouïas en font avec les Bouteflika. Mais pas chez nous à Medjadja, au temple de Sidi M'hamed Benali». Dans l'après-midi, de retour à Chlef, je suis à Haï Essalem (ex-Bocca Sahnoun), dans le marché de l'électroménager qui fait face à l'université Hassiba Benbouali. Occupé à négocier un achat, une soudaine clameur nous parvient: «Ça y est ! Ils l'ont attrapé, le salaud !» Suivent des applaudissements et des cris de joie. Il s'agit d'un certain Tahkout, un autre gros homme d'affaires impliqué dans des tricheries et commerce de voitures. La scène est surréaliste: la révolution se vit en live dans la joie et la bonne humeur sans bouleverser le train-train quotidien des gens. Il y a comme une impression de rêve, de jeu, de surprises et d'attentes impatientes qui balaient la monotonie et la tristesse qui prévalaient jusqu'à ce 22 février dans tout le pays. Quelques jours plus tard, le vendredi 12 avril, départ vers Alger. La circulation est fluide à partir de Chlef. Dès l'entrée de Blida, à 50 kilomètres à l'ouest d'Alger, les premiers barrages de gendarmerie sont là. Les files d'attente sont interminables. Il est 11h 00 du matin et le soleil pointe ses dards. Passé le premier barrage, un autre plus loin, à Boufarik, puis surtout à hauteur de Bir Touta à l'entrée du Grand Alger. Les conducteurs klaxonnent sans arrêt et des mots d'ordre fusent sur le tohu-bohu des voitures: «Silmya ! Dégagez tous ! Viva l'Algérie !» Les drapeaux flottent sur les toits des voitures. Des jeunes à motos se faufilent plus facilement, emblème national au vent. D'autres courent à pieds au-delà des accotements de l'autoroute. A l'approche d'un barrage, alors que les voitures sont complètement à l'arrêt, deux adolescents installés à l'arrière d'une voiture sortent le drapeau par la fenêtre et le brandissent au vent. Un gendarme accourt et tente de leur arracher l'emblème national. La maman qui conduit la voiture s'interpose et tire le drapeau des mains du gendarme. La scène dure quelques secondes. La dame hurle au gendarme: «Lâche mon drapeau ! Il est à moi ! Lâche-le !» Des klaxons de voitures envahissent l'air plus durement. Le gendarme finit par abandonner le drapeau et se retire sous les youyous d'autres femmes et les applaudissements des hommes. Je ne sais comment ces manifestants sont arrivés à Alger. Pour moi, impossible. Je bifurque sur une bretelle vers Boumerdès et Constantine, dans l'espoir de trouver un meilleur accès à la capitale. Idem, là où je reprends la direction d'Alger, barrage et bouchons monstres. Je finis au parking de l'aéroport vers 16h00. Frustration et colère, mais apaisement après près de six heures sur la route en surchauffe. Je me demande si les accès vers Alger étaient libres, quels seraient la taille et le nombre des manifestants qui envahiraient la ville blanche. Déjà qu'ils défilent par millions chaque semaine malgré tous les blocages et parfois intimidations. L'expérience d'Alger ratée, je reviens sur la côte de la vallée du Cheliff: Ténès. Une brise marine légère caresse la ville perchée sur son rocher. Tout semble immobile excepté la place de la ville où se tient le marché quotidien. Nous sommes le dimanche 14 avril. Les terrasses de café sont pleines et les rares policiers de circulation s'ennuient aux carrefours. Plus bas, place de la Marine (dite Marina), trois restaurants spécialisés dans le poisson sont vides. L'un des serveurs d'un restaurant me fait signe d'entrer. Je décline et échange quelques propos avec lui. Il m'explique que les marches du vendredi se tiennent sans encombre et ajoute que certains jeunes rejoignent Chlef ou Alger chaque vendredi. Le «Hirak» est donc aussi une voie de rencontre et d'échange entre les différentes contrées du pays. Ténès, comme bien d'autres villes, a pris des proportions gigantesques ces dernières années. Encastrée à l'Ouest par les monts du Dahra, elle s'étend vers l'Est sur des kilomètres. La population s'est multipliée par cinq sur les 20 dernières années. Seulement la population, parce qu'aucune activité industrielle digne de ce nom n'a été créée. Le port de Ténès a ses limites et offre peu de perspectives d'emploi aux habitants. Le chômage ici est endémique. Pour ceux qui peuvent, l'immigration vers de grandes villes et d'autres, la «harga» sur des chaloupes au prix de leur vie. Ténès vit une situation paradoxale: enviée et envahie l'été durant, elle vit en silence un isolement le reste de l'année. Le «Hirak» montre un autre caractère d'une Algérie longtemps méprisée par les pouvoirs successifs, celui d'un pays soudé, solidaire et combien généreux. Longtemps, la patience des Algériennes et des Algériens a été comprise par les tenants et opportunistes du pouvoir comme une soumission, voire une lâcheté. «En croyant les Algériens sans exigences, ils les croyaient sans passions» pour paraphraser le poète et chanteur Jacques Brel. Le peuple algérien fait montre de sa passion pour son pays. Sans heurts ni casse. Avec les seuls slogans de paix (silmya) et les youyous des femmes qui les accompagnent dans les marches. Certains observateurs font le parallèle avec la célèbre marche du «sel» initiée par le mahatma Gandhi, au printemps de l'année 1930, pour l'indépendance de son pays qu'il réussit 17 ans plus tard, en 1947. Partout en Algérie, la voix des Algériennes et Algériens appelle à une transition démocratique dans le calme, la paix, sans haine et sans vengeance. C'est ce caractère pacifique et puissant qui habite le peuple et ignoré jusqu'à ce 22 février 2019 qui se révèle à nous tous. Peuple et gouvernants. C'est sans doute la plus belle conquête de ce «Hirak» qui invente une autre manière de révolutionner le cours de l'histoire. «La révolution n'est pas un dîner de gala, ni une broderie ou une œuvre d'art. Elle est un bouleversement violent par lequel une classe en renverse une autre», écrit le leader chinois Mao Tsé-toung dans son « Petit Livre rouge ». Autre postulat démenti par le «Hirak»: la révolution sans violence et sans victimes est aujourd'hui possible, elle se déroule sous nos yeux. Elle se construit comme une «œuvre d'art». De retour à Bruxelles, les amis (es) algériens s'empressent d'écouter ces quelques brèves du Hirak, auxquels ils répondent avec leurs moyens chaque samedi et dimanche en se rassemblant pour multiplier les échos du pays. A propos du caractère pacifique de cette révolution «joyeuse», mon ami syrien, Maher, réfugié en Belgique, tient à manifester sa solidarité et avec une pointe d'humour me dit: «Tu sais, la révolution syrienne a commencé sylmia, comme chez vous, avec des fleurs. Malheureusement, l'armée du pouvoir d'El Assad nous a tiré dessus sans ménagement. La vôtre, votre armée vous soutient. Vous allez gagner et j'en suis ravi pour vous». Puis il me raconte toute l'admiration et l'amitié du peuple syrien envers le peuple algérien. Vendredi 19 avril à Bruxelles, le téléphone sonne, les messages affluent sur les réseaux sociaux: rendez-vous pour dimanche 21 avril de la diaspora algérienne pour prolonger l'appel du pays pour la liberté. |