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Forts de cette légitimité
historique, les dirigeants algériens vont faire du secteur des hydrocarbures la
source exclusive des revenus du pays, rendant obligatoire le recours aux
importations pour satisfaire les besoins du marché local notamment en biens de
consommation finale. Disposant d'un double monopole politique (violence
légitime de l'armée) et économique (rente pétrolière et gazière), l'élite
dirigeante issue du mouvement de libération nationale va s'installer
durablement au pouvoir jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pour atteindre cet
objectif, deux leviers sont aux commandes, l'influence du militaire sur le
civil et le marché extérieur sur le marché intérieur. Le résultat de cette
stratégie savamment orchestrée a été de livrer l'économie algérienne «pieds et
poings liés» au marché mondial. Cette intégration suicidaire à l'économie
mondiale sans analyse préalable et sans objectif clairement défini a poussé
l'ensemble de l'économie nationale à l'importation et l'agriculture en
particulier à être incapable de reproduire la force de travail de l'homme en
Algérie.
Cette dépendance de l'économie aux hydrocarbures répond à une stratégie de conservation de pouvoir mûrement réfléchie et patiemment mise en œuvre dont le but est de se perpétuer au pouvoir et de capturer les richesses du pays. « Peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse». Avec le plein du kérosène et un ciel dégagé, l'avion Algérie poursuit son vol dans une ambiance bon enfant. Le pilotage automatique est actionné. Soudain des perturbations atmosphériques font tanguer l'avion. Il faut reprendre le manche. C'est à ce moment-là que les passagers se demandent s'il y a un pilote dans l'avion ? C'est un militaire qui a assuré le décollage, il s'est retiré de la cabine. Parmi les passagers civils, il n'y a pas de pilote. Qui va assumer la responsabilité de l'atterrissage sous un épais nuage ? La société civile est aujourd'hui dans l'incapacité congénitale de décider par elle-même. Elle fonctionne aux ordres. Ne disposant pas de libre arbitre, elle devient un corps amorphe sans âme. Aucun média, aucun parti, aucune association ne vit en dehors des subventions de l'Etat, c'est-à-dire des recettes pétrolières et gazières. Il ne reste plus que l'armée pour reprendre le manche. Après la décennie noire et les années fric, l'armée a regagné la caserne et ne s'occupe plus de politique. Elle a cessé d'être la tête de l'Etat pour se contenter de n'en être que son bras armé ouvrant la voie aux autres institutions d'assumer leurs responsabilités des décisions prises. L'intervention de l'armée dans le champ politique remet sans cesse à plus tard le processus démocratique. Il n'y a pas de dictature de transition vers la démocratie. L'exercice du pouvoir par les militaires (ou les méthodes militaristes) s'est traduit le plus souvent par une concentration des pouvoirs et des ressources, une irresponsabilité dans la gestion de l'économie et de la société, une violation des droits de l'homme, une restriction des libertés publiques et une incapacité à sortir le pays du sous-développement économique et social dans lequel il baigne depuis cinquante ans. Un Etat omniprésent, omnipotent, monopolisant les activités, concentrant les ressources et décidant de leurs destinations ayant fait la preuve de son incapacité de créer des emplois productifs durables condamnant la société à une mort certaine. L'Algérie s'est engagée résolument dans un processus accéléré de déperdition des valeurs à l'issue duquel les besoins de base de la population (se nourrir, se soigner, se vêtir, s'instruire) ne seront plus satisfaits par des services encadrés par la loi mais livrés à des réseaux. Avec la baisse drastique du prix du baril de pétrole et l'épuisement des gisements, le seul palliatif de l'Etat, c'est un endettement interne sans contrepartie productive ? A défaut de créer des richesses hors hydrocarbures, il imprime des billets de banque. Il crée l'illusion. C'est un prestidigitateur devant un public infantile. Il feint d'ignorer que la richesse la plus importante de tout pays, c'est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir nié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. La spécificité de la société algérienne, c'est qu'elle ne permet pas aux forces de s'auto-transformer, de s'autoréguler, de s'accroître. Pour des jeunes frustrés et désespérés, humiliés et brimés par des parents narcissiques, déçus par la politique, écœurés par le sport, n'ont pour toute activité que la recherche d'un emploi qui leur procure une certaine dignité. Ils ont conscience que le monde qui les entoure est une jungle, il y a des lions et des renards. En Europe et au Canada, «tu gagneras ton pain à la sueur de ton front», tu es un lion parmi les lions. Chez toi en Algérie, «tu mangeras du pain à la souplesse de ton échine», tu es un renard parmi les renards. Parler de droits de l'homme et de démocratie dans une société où la dignité d'un peuple ne coûte que le prix d'une baguette de pain est une «fumisterie. Parler d'un Etat de droit dans un pays où la quasi-totalité des dépenses de l'Etat sont couvertes par la fiscalité pétrolière et gazière est un signe d'immaturité. On pourra discourir sur la démocratie et les droits de l'homme le jour où le citoyen «lambda» pourra payer de son propre argent «gagné à la sueur de son front» le policier, le soldat, le juge, l'enseignant, l'hôpital, l'école, les soins médicaux etc. Il n'y a pas de démocratie sans développement et non plus pas de développement durable sans une démocratie réelle. Les deux vont de pair. On marche avec ses deux pieds, un pied droit et un pied gauche sous l'impulsion d'un cerveau unique. Le jour ne se lève qu'après une longue de nuit de sommeil. Le soleil de la démocratie ne brille pas d'un seul coup, il monte progressivement. L'Etat de droit n'est pas du «prêt à importer» ou un «météorite» tombé du ciel. «Dieu nous donne des mains mais ne construit pas des ponts». C'est une œuvre de longue haleine. La démocratie n'est pas dans les urnes, elle est dans le refus de la dictature sous toutes ses formes. Dans les régimes démocratiques, le postulat de base c'est la primauté du pouvoir civil sur les militaires où l'armée s'abstient de s'immiscer dans la politique. Dans les régimes autoritaires, la question ne se pose pas, l'ordre militaire prend le pas sur l'ordre politique. En Algérie, la question de la primauté du militaire sur le politique a été tranchée dans le sang avant, durant et après la lutte de libération. Au sein de l'Etat et ses démembrements, la prééminence du militaire sur le civil est perceptible dans la désignation et le suivi des carrières des fonctionnaires et des dirigeants d'entreprises. L'envoi des militaires ou para-militaires dans le civil vise la constitution d'une sorte de club de managers sur lequel le pouvoir prend appui notamment dans les entreprises publiques et dans les administrations. Le développement du pays par la rente pétrolière et gazière dans le cadre d'un secteur public prépondérant est une volonté de l'armée. L'action de l'armée fonde la légitimité du pouvoir. Il est admis que l'armée a régenté l'économie et la société. Le projet étatique réside dans la nature même de l'armée ; autorité, obéissance, discipline. Le sort de l'Etat est lié structurellement à celui des militaires, car seule l'armée est en mesure de faire un coup d'Etat, c'est-à-dire substituer une équipe par une autre ou maintenir l'équipe en place en fonction du contexte du moment et des objectifs assignés. Après sept ans d'insurrection armée contre le colonialisme français, l'armée est devenue le principal garant de cet Etat post-colonial, qu'elle administre soit directement, soit par procuration. Le noyau dur du pouvoir est constitué par une alliance des dirigeants de l'armée et de l'administration. Les évènements de l'été 1962 nous montrent que les cadres issus de l'armée des frontières et de l'administration coloniale sont les représentants d'une petite bourgeoisie partisane d'un Etat fort, fort par sa capacité à contraindre que par sa volonté à convaincre, se fondant sur la loyauté des hommes que sur la qualité des programmes, se servant de la ruse et non de l'intelligence comme mode de gouvernance ; - l'armée des frontières est tenue par des cadres issus soit de l'armée française, soit fournis par les académies militaires arabes du Moyen-Orient ou des pays de l'Est. Elle va se servir de la légitimité du FLN pour s'imposer comme force politique dominante (FLN) sur la scène nationale et internationale ; - l'administration va être tenue par des cadres issus soit de la fonction publique coloniale, soit des structures du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). A la faveur d'une rente pétrolière et gazière, elle va se développer et se ramifier pour devenir la seconde force politique du pays (RND) Que ce soit dans l'armée ou dans l'administration, des secteurs éminemment improductifs, nous sommes en présence de dirigeants qui sont des hommes d'appareils ayant fait toute leur carrière dans l'armée et/ou dans l'administration, ils connaissent tous les mécanismes, tous les rouages, toutes les ficelles et dans lesquels les liens de vassalité l'emportent sur les qualités professionnelles. Des hommes qui obéissent aux ordres et non aux lois. Ils sont constitués de fonctionnaires et non d'entrepreneurs, des gens qui «fonctionnent» et non qui «produisent», des hommes qui dépensent et non qui gèrent, des hommes de pouvoir et non des hommes d'Etat. Ils raisonnent à court terme et non à long terme. Ils réfléchissent à la prochaine élection et non au devenir des générations futures. Un homme politique connu, Sid-Ahmed Sid Ahmed Ghozali, affirma sans sourciller «nous sommes les harkis du système». Un système conçu à l'ombre de la guerre de libération et mis en œuvre par les hommes sortis de l'ombre pour faire de l'ombre au développement du pays. Un système qui utilise les hommes comme des préservatifs, une fois servis, il les jette dans la poubelle de l'histoire. Les appareils qui les ont projetés au-devant de la scène n'ont pas pour vocation de construire une économie productive ou de fonder un Etat de droit mais d'assurer la stabilité et la pérennité d'un régime politique autoritaire et bureaucratique devant résister «aux évènements et aux hommes». Des appareils étatiques aux soubassements idéologiques affirmées, financés exclusivement par la fiscalité pétrolière et gazière se passant de la contribution fiscale des citoyens comme dans toute nation qui se respecte. C'est la raison pour laquelle les dirigeants n'éprouvent pas le besoin de rendre compte de leur gestion aux citoyens, du moment que les gisements pétroliers et gaziers sont la propriété de l'Etat et non de la nation. L'Etat étant une propriété privée, la nation reste à forger. L'Etat nation est un marché de dupes passé entre un pouvoir et une nation, à savoir pain contre liberté, sécurité contre obéissance, l'ordre contre l'anarchie, la reconnaissance externe contre la légitimité interne. Le concept de l'Etat providence est un subterfuge commode faisant croire à la population que la providence se trouve au sommet de l'Etat et non dans le sous-sol saharien. Un des critères qui permet de déterminer immédiatement si une nation appartient ou non au tiers-monde, c'est la corruption. Partout où les représentants de l'Etat, fonctionnaires ou politiques, du haut en bas de la hiérarchie, sont corrompus et où cette pratique est quasiment officielle, nous sommes bien dans un pays du tiers-monde. L'appartenance d'un peuple au tiers-monde tient avant toute chose à son système politique. Le monde arabe est dominé par les pouvoirs autoritaires ou totalitaires, par des castes politiques qui manipulent les mots et les institutions. Naguère, dans les temps les plus reculés de l'histoire de l'humanité, les militaires se trouvaient au bas de l'échelle, juste en dessous des commerçants. Aujourd'hui, dans le monde arabe et africain, ce sont les militaires et les commerçants qui dirigent les nations. Militaires et commerçants ont des intérêts convergents. L'émergence de fortunes d'origine douteuse a gangrené les institutions et perverti les hommes. Le fusil ne peut remplacer la pioche et le comptoir ne peut faire office d'atelier. Les casernes et les prisons n'ont jamais été des usines de production de biens et services destinés à un marché. Une économie moderne marche avec ses deux pieds : l'agriculture et l'industrie. Le développement ce n'est pas un ventre à remplir mais un cerveau qui réfléchit, des mains qui œuvrent, des yeux qui prévoient, des oreilles qui écoutent. Malheureusement les régimes autoritaires ne proposent comme perspectives à la jeunesse que l'exil, la folie ou le suicide. C'est pourquoi plus personne ne croit à présent au développement. Chacun constate quotidiennement la corruption du pouvoir politique. Les gouvernements ont délibérément choisi la croissance économique à partir de l'accumulation des revenus pétroliers et gaziers plutôt que sur le développement fondé sur la formation et l'emploi des hommes. Tant qu'il s'agissait de redistribuer la rente pétrolière et gazière, elle pouvait jouer un rôle somme toute nécessaire. Mais dès qu'il s'agissait de mettre les gens au travail, l'élite au pouvoir s'est avérée incapable parce que discréditée moralement et professionnellement. Les immenses promesses non tenues d'un développement perverti fondaient la prétention d'un Etat de surcroît rentier à requérir de la nation qu'elle s'identifie à un Etat militaire. En donnant la priorité à l'importation massive des biens de consommation et notamment alimentaires, l'Etat algérien a procédé à une vaste salarisation dont l'effet social global est la dépendance dans laquelle se trouve une part importante de la population active par rapport aux revenus distribués par l'Etat provenant des recettes d'exportation des hydrocarbures pour tenir la population et fidéliser une clientèle de plus en plus gourmande. Le «cacher» ne suffit plus, elle réclame un «steak». Les gisements des hydrocarbures sont la propriété de l'Etat et non de la nation. Qui tient l'armée tient l'Etat, et qui tient l'Etat tient la rente, donc la bourse, par conséquent le peuple. L'essentiel du jeu économique et sociopolitique consiste donc à capturer une part toujours plus importante de cette rente et à déterminer les groupes qui vont en bénéficier. Il donne à l'Etat les moyens d'une redistribution clientéliste. Il affranchit l'Etat de toute dépendance fiscale vis-à-vis de la population et permet à l'élite dirigeante de se dispenser de tout besoin de légitimation populaire. Elle dispose des capacités de retournement extraordinaire étouffant toute velléité de contestation de la société. Le pétrole sera le moteur de la corruption dans les affaires et le carburant des violences sociales. Il a l'art de faire la guerre et d'initier la paix. Il est à la fois le feu et l'eau. Il agit tantôt en pyromane, tantôt en pompier. Il est une chose et son contraire ; la richesse et la pauvreté, les deux sont des illusions. Et comme pour toute illusion, il y a un manipulateur. Nous sommes en présence d'un système de gouvernance clanique «militaro-rentier maniaco-dépressif» où le pétrole tient le rôle de mère nourricière et l'armée de père protecteur qui alterne en fonction du prix du brut entre «l'euphorie» (1999-2019) qui débouche sur la corruption (correspondant à un accaparement par une minorité prédatrice d'une richesse nationale appartenant à tous par des moyens légaux) et la «dépression» (1988-1998) qui entraîne la violence (résultant d'une distribution inégalitaire de la pauvreté par des yens coercitifs). L'argent corrompt et le fusil dissuade. Les années 90 resteront dans l'histoire du pays comme une période de chaos, de confusions et de troubles. C'est une décennie d'agitation sociale, économique et politique. Les années 2000 verront s'abattre sur l'Algérie ensanglantée une pluie diluvienne de dollars faisant disparaître toute trace de sang. Une page rouge est tournée (la répression), une page noire s'ouvre (la corruption), celle de la corruption. L'argent étant le nerf de la guerre. A la faveur de cette embellie financière, l'armée a réintégré la caserne. Elle demeure néanmoins la colonne vertébrale de l'Etat. Il n'y a point d'Etat en dehors de l'armée et point d'économie en dehors des hydrocarbures. Par la crise multidimensionnelle, les Algériens entrent contraints et forcés dans la dynamique du capitalisme et du libéralisme. Pourtant seule une société ouverte dans laquelle le pouvoir politique et le pouvoir économique sont distincts permet l'introduction d'une économie de marché. Une société fermée par contre n'invite qu'au conformisme et à la répétition des expériences malheureuses. «Jamais, il n'a été aussi facile de gouverner qu'aujourd'hui. Autrefois, il fallait chercher avec finesse par quelle monnaie on devait marchander les gens ; aujourd'hui tout le monde veut de l'argent», nous dit Alphonse Karr. Dans les eaux profondes d'une révolution armée et les eaux glacées d'une corruption généralisée, les hommes de principe «coulent», les opportunistes «flottent». L'Algérie ressemble à cette poule qui, au lieu de laisser son œuf donner naissance à un poussin, le mange. L'Algérie se dévore elle-même. Son destin lui échappe. Elle se construit par le sommet et non par la base, par la force et non par le droit, par la ruse et non par l'intelligence, par le mensonge et non par la vérité, par le pétrole et non par le travail, par l'extérieur et non par l'intérieur, par le ventre et non par la tête, par le désert aride du Sahara et non par les terres fertiles du littoral. Elle repose sur du vide. Elle a déterré les morts pour enterrer les vivants. C'est une tombe à ciel ouvert sous un soleil de plomb. Je conclus par ces paroles de Gramsci qui vont comme un gant au peuple algérien : «Je suis pessimiste par l'intelligence, mais optimiste par la volonté. Je pense en toute circonstance à la pire hypothèse, pour mettre en branle toutes mes réserves de volonté et être capable d'abattre l'obstacle. Je ne me suis jamais fait d'illusions et n'ai jamais de désillusions. En particulier, je me suis toujours armé d'une patience illimitée non passive, inerte mais animée d'une persévérance». (*) Les dysfonctionnements d'un système - El Watan du 16 septembre 1991 |