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Il y a, dans le tohu-bohu
actuel, une face visible, concrète, que tout un chacun peut constater, qui n'a
besoin ni d'être devinée, ni probablement même d'être décrite, tellement sa
présence s'impose : c'est cette masse de manifestants qui, chaque vendredi après-midi,
battent le pavé à travers tout le territoire national.
Elle domine avec tant de vigueur le paysage qu'elle fait oublier le reste de la scène politique, et, plus spécifiquement, les coulisses sombres, lointaines, pleines d'intrigues, de tractations plus ou moins nocives et mal intentionnées, dont les acteurs sont, pour la plupart, inconnus du grand public, et donc anonymes pour la foule des mortels. Des acteurs invisibles et puissants C'est, parce que le mouvement populaire, si imposant soit-il, souffre encore du manque de présence institutionnelle, sous la forme de dirigeants reconnus de tous, pourtant c'est dans ces coulisses que se joue encore l'avenir politique de l'Algérie. Il y a une réalité politique qui doit être de nouveau mise en exergue : ce mouvement a changé la donne, mais, jusqu'à présent, son impact sur la gouvernance du pays est nul. Ce sont encore les mêmes personnages qui, dans l'ombre, continuent à «faire la loi» et tentent de «retricoter» ce que les manifestants veulent détricoter du tissu du pouvoir politique actuel. Certes, l'arrogance de ces hommes du pouvoir occulte a été fortement entamée, et ils ne peuvent plus en faire à leur tête, ou ignorer totalement la mobilisation massive de l'opinion publique algérienne contre eux. Mais, ils restent, cependant, les maîtres de l'appareil d'Etat, toutes institutions comprises, et le destin de l'Algérie est encore, même partiellement, entre leurs mains. Leur pouvoir de nuisance est maintenant largement limité, et leur capacité de répondre par la violence armée dont ils disposent, à des manifestants majoritairement pacifique, est entamée. Ils demeurent imposants par les moyens qu'ils peuvent mobiliser pour canaliser, ou même, réprimer la foule. Mais, ils ne disposent plus de la légitimité leur permettant de donner la qualification d'atteinte à la sécurité de l'Etat ou d'incitation au trouble, etc. etc. aux manifestations, et de les étouffer sous couvert de retour à l'ordre. Une capacité de nuisance encore dominante Est-ce à dire que leur capacité de nuisance est réduite au point où ils ne pourraient plus avoir d'impact sur la définition du destin de l'Algérie. Il ne faut pas se bercer de beaux mots, ou être emporté par l'euphorie de la mobilisation populaire. Il faut garder la tête froide dans ces circonstances où s'ouvre une perspective particulièrement favorable de changements politiques profonds dans la gouvernance du pays, mais où les acquis populaires sont encore à la fois fragiles et difficiles à cerner. Aucun signal fort de la part des autorités publiques indiquant la reconnaissance du mouvement populaire Jusqu'à présent -et combien de fois faut-il le répéter ?- les autorités n'ont laissé poindre aucun signe permettant d'en conclure qu'elles seraient disposées à reconnaître que leur temps est passé, et qu'elles doivent songer à négocier le changement de système politique réclamé avec insistance par l'écrasante majorité du peuple algérien. On a bien entendu des paroles, agréables aux oreilles de la masse des manifestants, provenant de telle ou telle autorité publique en fonction actuellement, mais, au-delà de ces mots, qui constatent l'existence d'un mouvement populaire puissant, plus qu'elles ne le reconnaissent, aucun acte, aucune décision qui puisse indiquer un changement de position de la part de ces autorités. Elles continuent à se présenter comme les seules maîtresses du jeu politique et à planifier l'exécution de leur projet de «sortie de la crise» qui n'est, hélas, rien d'autre qu'une tentative de ramener peu à peu le pays au statu quo brisé par les manifestations populaires. Ces autorités ne veulent rien d'autre que reprendre le contrôle total de la situation, afin d'enterrer une fois pour toutes, les velléités d'émancipation du peuple algérien. Il n'y a pas une proposition, une décision, un projet émanant de ces autorités qui indique un semblant de changement de cap, sous la pression de la foule, de plus en plus imposante, au fil des vendredi qui se suivent mais ne se ressemblent plus, avec la montée du rythme de la mobilisation populaire. De la volonté d'organiser une période de transition, de durée indéterminée, avec prorogation du mandat du président actuel, et qui se terminerait par une conférence nationale, apparemment conçue sous la forme d'assemblée constituante, à la proposition de retour à la légalité constitutionnelle, par l'application du trop fameux article 102, en passant par la rumeur d'en appeler à une personnalité «populaire» qui gérerait une période transitoire écourtée de trois mois, sans compter les tournées de diplomates de haute volée dans les grandes capitales du monde, à la fois pour décrédibiliser les manifestations populaires et, en même temps, défendre le plan officiel de sortie de crise, sans doute par l'usage d'arguments soulignant la menace que ce mouvement ferait peser sur la sécurité des pays en cause, rien de ce qui sort des hautes sphères du pouvoir, ne suggère la priorité donnée à l'exploration de voies prenant en compte les revendications populaires. On en est, malheureusement, après plus d'un mois de manifestations, au même point qu'au départ : un système fermement agrippé à sa conviction qu'il peut, en traînant les pieds et en jouant avec le temps, réimposer de manière totale sa loi sans offrir aucune concession au peuple. Gérer la crise par la rumeur et les propositions mortes-nées, non par des mesures concrètes en rupture avec les pratiques passées Les autorités publiques espèrent encore qu'elles pourront retourner la situation en leur faveur, et elles manœuvrent pour gagner du temps, en lançant de temps à autre des idées de sortie de crise, ou d'organisation d'une période transitoire, qui laisseraient croire qu'elles envisagent sérieusement de passer la main à d'autres dans un futur proche. Qu'on le tienne pour dit une fois pour toutes : si ces autorités étaient réellement sincères dans leur volonté d'aider à guider le pays vers une système politique plus ouvert et plus conforme aux vœux exprimés par le peuple algérien, elles auraient déjà pris un certain pas destiné à leur gagner une certaine crédibilité auprès d'une opinion publique devenue méfiante par les nombreux exemples de fourberies qu'elle a constatés chez ses dirigeants au fil de ces quelque cinquante-sept ans de pouvoir unilatéral. Parmi ces décisions, et cette liste n'a rien d'exhaustif, il y aurait : - la dissolution de l'Assemblée Nationale Populaire et du Conseil de la Nation, assemblées qui représentent exclusivement le pouvoir en place, - la dispersion du «Rassemblement National Démocratique, » qui n'a de parti que le nom, et qui n'est rien d'autre que l'appendice d'une des factions au pouvoir, sans convictions ni idéologie précise, et dont la création, par une nuit sans lune, n'avait pour autre objectif que de pallier la défection du parti du FLN, et à son éloignement passager des cercles du pouvoir, - le licenciement du Président du Conseil Constitutionnel, qui , au lieu de jurer fidélité à la Constitution, a décidé de changer son serment institutionnel en se proclamant féal du chef de l'Etat, et a utilisé ses fonctions pour donner explicitement ou par son silence, son quitus à des décisions violant de manière directe la Constitution actuelle, en contradiction avec sa mission de veille à l'intégrité du système constitutionnel pourtant octroyé, et non établi par une Constituante élue démocratiquement, etc. etc. Ramener un officier supérieur à la tête de l'Etat ? La dernière manœuvre, la plus dangereuse, car exploitant la popularité, pourtant mal acquise, d'un ex-chef d'Etat, nommé par le Haut Conseil d'Etat à la suite de sa fin de mandat, début 1994, comme chef d'Etat intérimaire, puis élu facilement président de la République, par un scrutin organisé dans une phase d'insécurité totale où la population était prête à accepter n'importe qui comme chef d'Etat, à condition qu'il fût sponsorisé par ceux qui combattaient les terroristes -effrayée qu'elle était par les actes de terrorisme barbare perpétrés au nom de l'islam, et sous le couvert d'une interprétation falsifiée du Saint Coran, par des groupes armés animés et financés de l'extérieur et par des puissances étrangères prompte à condamner et à combattre le «terrorisme islamiste» à moins qu'il ne frappe des pays avec lesquels ils ont un contentieux historique lourd, ce qui était le cas de l'Algérie. Un choix fait en 1994 dans des circonstances sécuritaires exceptionnelles Le choix de cet «ex-président», issu de l'armée, était dicté par les circonstances de l'époque, où les institutions militaires dominaient, sans complexe, la vie politique du pays ; et , de plus, il fallait mettre à la tête de l'Etat un homme ayant la confiance des institutions chargées de combattre le fléau terroriste, et où tous les efforts du pays étaient mobilisés pour mettre fin à cette période sanglante de notre histoire contemporaine. Son rappel à l'activité politique, dans le contexte actuel, ne peut être que contre-productif. On veut rompre une fois pour toutes avec les pratiques politiques anciennes, et remettre les rênes du pouvoir à un homme, si belles soient les qualités qu'on lui attribue, bien qu'il ait bénéficié d'un programme de remise en ordre des finances du pays établi par un gouvernement précédent, et qu'il a vite fait de licencier tout en tirant bénéfice de ses décisions, et de remplacer, aux postes principaux de son gouvernement, par des hommes de son groupe tribal, pour ne pas dire tout simplement de sa famille. De plus, ce président a démissionné, après quelque quatre années et demie de son mandat, à la suite d'une série de scandales financiers et d'affaires dans lesquels était impliqué son collaborateur et conseiller politique le plus proche. En conclusion : On pensait avoir rompu une fois pour toutes avec la tradition de placer à la tête de l'Algérie un homme issu de l'armée. C'était acceptable, au moment où les plus grands dangers qu'affrontait l'Algérie étaient d'ordre sécuritaire. Ce n'est plus le cas maintenant. Et l'éventuel désignation de cet ex-officier supérieur de l'armée, même transitoirement à la tête du pays, est un signal qui ne promet rien de bon. Cette décision est anachronique, car elle est en retard de plus de vingt ans par rapport au contexte politique et social actuel. L'homme lui-même n'a ni les qualifications intellectuelles, ni la personnalité lui permettant d'être à la hauteur d'une mission de redressement et d'apaisement qui exige plus que du courage physique ou de la modération dans le comportement. On veut ramener le pays vingt années en arrière. Si cette rumeur, qui semble avoir de la chair, s'avère, elle constituera une preuve de plus que les autorités publiques refusent de reconnaître le mouvement populaire actuel, et n'ont d'autre objectif que de l'étouffer, en utilisant les manœuvres habituelles de diversion, de division et de désignation d'un «homme de paille» pour perpétuer leur pouvoir politique et assurer la survie de leur puissance et de leurs privilèges. Les Algériennes et Algériens seront-ils dupes de cette dernière manœuvre ? En tout cas qu'ils ne baissent pas leur vigilance, car rien n'est encore gagné, et dans ce contexte actuel, les chances de réussite ou d'échec du mouvement populaire puissant sont égales. |