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Cela fera bientôt
cinquante ans et je me souviens comme si cela datait d'hier. On nous l'avait
annoncé depuis quelque temps déjà. On le connaissait de réputation. Au sein du
microcosme universitaire, un peu comme dans le milieu artistique, la notoriété de
figures montantes se propage à vitesse singulière. Il suffit qu'un «produit»
sorte pour qu'il se diffuse et se répande comme tache d'huile.
Il faut dire que l'université d'Alger, en ce temps-là, était en état de veille constant et soucieuse d'assurer un enseignement qualitatif, à la hauteur de ce qui se faisait ailleurs en pays développés. Aussi, a-t-elle eu la main heureuse en le choisissant pour nous assurer le module «Economie de Développement» pour l'année en cours. C'est dire notre impatience à le rencontrer et, lorsqu'il arriva en cette journée de novembre 1968, toute la section de troisième année de licence en sciences économiques était sagement assise à l'attendre dans une des salles de cours située au sous-sol de la faculté centrale (place Maurice Audin). On l'attendait, il était enfin là, à l'heure prévue. La quarantaine, décontracté, cheveux blancs en bataille, le professeur Gérard Destanne De Bernis tient plus de l'acteur américain Jef Chandler que d'un éminent chercheur universitaire. Après les présentations d'usage par le doyen, debout sur l'estrade, entre mille et une tentatives de rallumer une gitane maïs qui refusait de se consumer, la craie au bout de doigts jaunis par la nicotine, le voilà parti pour son premier exposé, consacré à la dissection de ce qui nous attend pour l'année en cours. En près d'une heure trente, d'un langage simple à la portée du profane, tout en présentant son programme, tel un horloger il déconstruisit le mécanisme du concept de développement économique, en kits et pièces détachées si cohérents que nombre d'étudiants se demandèrent pourquoi tant de pays restent encore à la traîne. Avec lui l'économie parait si facile. Dès lors l'engouement pour son cours fut sans faille, quelques regrets cependant pour ses absences car, durant toute l'année, De Bernis dut partager son temps entre la faculté de Grenoble et celle d'Alger, nous confiant en son absence aux soins d'un assistant. Mais cela ne diminua en rien la puissance de son cours, son argumentaire quant à la justesse de sa théorie dite: «industrie industrialisante». Sans rentrer dans une présentation fouillée, on peut écrire en résumé que l'industrie industrialisante est une théorie économique par laquelle son auteur tend à montrer que le développement est possible en s'appuyant sur certaines industries lourdes, fortement capitalistiques, qui joueront le rôle de locomotive et entraîneront le reste de l'économie. La logique de son modèle est simple : l'Algérie dispose de richesses minières, d'hydrocarbures et de la bonne terre. Il suffit de combiner ces trois atouts. Des mines on extrait le minerai de fer qui servira à produire du métal qui lui-même servira pour la production d'outils et d'équipements de production industrielle agricole et autres. La même logique concerne les hydrocarbures avec leur prolongement dans l'industrie du plastique, de la pétrochimie, des engrais et autres. Le secteur agricole en profitera pour augmenter ses rendements et produire en retour un surplus. Le tout est résumé par une formule : « le noircissement de la matrice inter industrielle» qui veut dire que toutes les branches s'échangent leurs produits ou demi-produits. De Bernis s'inspire en cela de la théorie des « pôles de croissance» de l'économiste français François Perroux (1903-1987) dont il est en partie le disciple et aussi d'idées d'autres économistes tel le Suédois Gunnar Myrdal (1898-1987) et le Brésilien Celso Furtado (1920-2004). Pour De Bernis il s'agit donc d'un modèle de développement autocentré, ouvert sur l'extérieur mais avec dominance de l'Etat en tant qu'organe d'impulsion, de régulation et de protection de l'économie nationale. Pourquoi l'Etat ? Parce qu'il est le seul à disposer de moyens conséquents. L'industrie industrialisante n'est pas une recette de cuisine mais un modèle complet cohérent qui vise à sortir le pays de la dépendance d'une économie extravertie et le rapprocher au plus près de l'indépendance économique. Elle s'inscrit en tant que complément et prolongement naturel de la récupération des richesses nationales que confortent au demeurant, chaque jour, les nationalisations entamées au lendemain de l'indépendance. Quel esprit éclairé nierait l'évidence que c'est se donner les meilleures chances de réussir le développement que de l'intégrer à son sol et son sous-sol ? Particulièrement lorsqu'ils sont aussi riches. Qui nierait que la maîtrise des leviers de son économie est une autre façon de nommer la maîtrise de son destin ? Il va sans dire que vu l'argumentaire et connaissant ses sympathies pour les mouvements de libération nationale, à la veille du lancement du premier plan quadriennal (1970-1973), pour la cinquantaine d'étudiants qui suivions son cours, tous épris de la cause nationale, tous les espoirs étaient permis. Quelques années plus tard, de retour de l'étranger après une post-graduation -à cette époque les étudiants revenaient au pays- et occupant un modeste poste de responsabilité dans le secteur industriel, l'auteur de ces lignes eut tout le loisir de constater que si une bonne théorie de développement est une condition nécessaire, elle demeure insuffisante si le contexte politique n'est pas en adéquation et si l'on n'a pas la maîtrise opérationnelle de sa mise en œuvre. Elle pourrait même le cas échéant s'avérer, dans certaines situations, cause de désillusion. Plusieurs exemples, heureusement minoritaires, me permirent de le confirmer en cours de ma vie professionnelle. Pour les besoins de cette réflexion, je n'en choisirai qu'un seul : il est assez significatif pour en faire un modèle référentiel de ce que l'on peut appeler un échec consommé. Cet exemple concerne le complexe de production de pâte à papier et papier à base d'alfa de Mostaganem, rattaché à la Société Nationale des Industries de la Cellulose (SONIC). Pourtant, l'idée générale à l'origine de la décision de réaliser un complexe de production de pâte à papier et de papier, datant de la fin des années 1960, est à priori et en valeur absolue on ne peut plus rationnelle. Qu'on en juge : - L'Algérie dispose d'une vaste steppe, 3 à 4 millions d'hectares, de matière première (l'alfa) qui pousse à l'état naturel et ne demande qu'à être valorisé. Longtemps il a été exporté par le colon pour être transformé à l'étranger et nous revenir sous forme de papier. - Il s'agit d'une industrie à fort taux d'intégration. A l'exception de quelques adjuvants (kaolin, amidon, colorant etc.) importés en attendant d'être substitués, l'essentiel des «inputs» est d'origine locale - Il existe déjà une tradition industrielle puisqu'il y a, à proximité d'Alger (Baba Ali), une usine appartenant à la CELLUNAF (Cellulose Nord-Africaine) qui a été réalisée en 1946 dans le cadre du plan Marshal. Cette usine marche très bien, emploie 1200 personnes et elle est promise à la nationalisation. - L'alfa a besoin d'être cueilli pour se régénérer et le maintien en vie de la nappe alfatière est une nécessité écologique essentielle, car il s'agit du dernier rempart contre l'avancée du désert. - L'alfa est important aussi pour les populations nomades ; il rentre dans leur mode de vie et sa cueillette leur procure un complément de revenus. -La pâte d'alfa est de qualité supérieure par rapport à la pâte de bois. Elle se vend cher et est utilisée pour les éditions de luxe. De plus il existe un marché demandeur en papier et en pâte autant à l'intérieur du pays qu'à l'exportation. -Le traitement de la cellulose nécessite l'usage de la soude, du chlore et donc toute une industrie chimique en amont à créer (électrolyse). Aussi lorsque le planificateur algérien décida d'inscrire la réalisation d'un complexe pâte et papier d'alfa à Mostaganem, dans le cadre du premier plan quadriennal, tout esprit sain ne pouvait qu'applaudir. Mais, hélas, il arrive que les plus belles idées se transforment en immense gâchis. La preuve sera faite : des dizaines d'années durant, la SONIC, puis la CELPAP traîneront le complexe de Mostaganem tel un moribond, essayant de le réanimer à coût de milliards, de maintenir son agonie sous perfusion et ce jusqu'à ce qu'il ait rendu son dernier souffle en 2013 avec la fermeture de son dernier atelier. Comme on va le voir, la cause n'est ni dans l'idée elle-même, ni dans la volonté, mais dans l'incapacité à transformer un «essai», comme il se dit dans le jargon des rugbymen. On ne va pas reprendre ici tous les couacs de cette expérience mais simplement les plus significatifs. Il y a en premier lieu l'alimentation du complexe en eau. La cellulose est «hydrauvore» : il faut 200 litres d'eau pour un kilogramme de papier. L'alimentation de l'usine en eau était prévue à partir d'un barrage construit à la fin du dix-neuvième siècle sur l'oued Fergoug (wilaya de Mascara) et les équipements du traitement de l'eau de la future usine étaient conçus en conséquence. En cours de réalisation du complexe ne voilà-t-il pas que tombe, subitement, une décision du MIE (Ministère de l'Industrie et de l'Energie) enjoignant au maître de l'ouvrage (SONIC) de se chercher une autre source d'alimentation, car l'eau du Fergoug est désormais destinée pour Arzew. Il fallait donc se chercher une autre source et on s'est rabattu sur la nappe phréatique d'une part et l'eau de l'Oued Chélif d'autre part. Le drame est que la première se révéla trop salée et la deuxième aléatoire en été et trop boueuse en hiver. Finalement ce sera tout le système de traitement de l'eau prévu au départ qui devient obsolète et devra être revu. Les bassins de décantation et l'usine de dessalement construits pour pallier ces difficultés s'avérèrent inefficaces car d'autres problèmes surgiront. Durant tout ce temps le maître de l'ouvrage dut se débattre seul face à un problème (l'eau) qui n'est pas de son ressort. Il est intéressant de noter ici que la gestion d'une denrée aussi vitale que l'eau a été confiée à une structure squelettique dénommée Secrétariat d'Etat à l'hydraulique alors que pour des préoccupations moindres sont érigés des ministères. Nous trouvons en deuxième lieu le problème de l'alimentation en matière première, pour constater qu'il y a loin de la coupe aux lèvres et qu'il ne suffit pas de la disponibilité de l'alfa dans la steppe pour l'avoir à l'usine. C'est qu'il faut entre-temps le cueillir et le transporter. Outre le problème de la cueillette : complexité d'organiser une population nomade, absence de main-d'œuvre, aggravée par le renvoi par l'Algérie de milliers de cueilleurs marocains (suite à des divergences politiques entre le régime d'Alger et celui de Rabat) il y a le problème aigu du transport eu égard à l'insuffisance du réseau ferroviaire. Dans tous les cas il était impossible de répondre aux besoins de l'usine dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle a été surdimensionnée par rapport aux capacités du pays à récolter l'alfa (avec les besoins de l'usine de Baba Ali il fallait 250.000 tonnes d'alfa par an). Ici aussi le maître de l'ouvrage, tout industriel qu'il est, se voit contraint de prendre en charge un problème qui relève des instances en charge de l'agriculture. Pour un problème aussi grandiose que la gestion d'une nappe alfatière de plus de quatre millions d'hectares, on trouve l'ONALFA, là aussi une organisation émaciée sans pouvoir ni moyens à la hauteur de la situation. En troisième lieu il y a le choix du procès industriel. L'Algérie s'est livrée en cobaye en optant pour un procès nouveau dit de «cuisson en continu» qui n'a jamais fait ses preuves ailleurs pour la cuisson de l'alfa. Bien au contraire nos voisins Tunisiens, qui l'avaient expérimenté avant nous, ont eu d'énormes problèmes avec leur usine de Kasserine, d'une dimension pourtant beaucoup plus modeste. (12.000 tonnes contre 60.000 tonnes à Mostaganem). Je n'ai pas souvenance qu'on ait pensé à les consulter sinon sur le tard. On s'arrêtera à ces problèmes, la liste n'est pas close mais ils sont plus que suffisants pour faire péricliter le projet. La première conséquence est qu'ils ont créé, durant tout le temps de la réalisation, un contexte où il était impossible d'avoir un climat serein ni situer clairement les responsabilités entre le maître de l'œuvre et le maître de l'ouvrage. Lorsque celui-ci fait grief à celui-là de la défectuosité de ses équipements, celui-là répond à celui-ci qu'il n'a pas eu les utilités (l'eau, le gaz l'électricité) ou la matière, en continu, quantité et qualité suffisantes, pour tester ses équipements. Cette relation en permanence conflictuelle fut d'autant plus pernicieuse que l'usine a été réalisée selon la formule clef en main. Formule qui impose de réaliser les différents essais avant d'opérer les réceptions y afférentes. Ni les uns ni les autres ne se feront, et le projet, après avoir été réévalué tant de fois, a fini par atterrir à l'arbitrage international. Le fournisseur parti, le pays hérita d'un mort vivant qui non seulement ne produit pas à sa capacité théorique, engloutit des sommes faramineuses, mais ajouta en plus la pollution à son pedigree. Il mourra progressivement de sa belle mort (cellulose fermée en 1989, la papeterie en 2006 et l'électrolyse en 2013) après avoir siphonné quelques centaines de milliards. C'était inscrit dans son ADN qu'il finira comme cela, tous les traitements qui lui furent administrés relevaient de l'acharnement thérapeutique. Il faut souligner ici la pusillanimité, des années durant, des responsables aptes à prendre la décision de sa fermeture, chacun transmettant la patate chaude à son successeur. Des cas comme celui du complexe de Mostaganem, victime d'erreur de casting, ne furent pas rares. Pour la plupart, ce n'est pas l'intentionnalité qui en est cause mais les choix de départ quant aux site, technologie, partenaire, dimension etc. ce qui renvoie à la problématique de leur maturation. Ils ont eu néanmoins le mérite de poser toute la complexité du problème du transfert technologique qui, comme tout le reste, s'arrache et ne se donne pas. L'expérience l'a montré avec la mauvaise foi des fournisseurs, maintes fois prouvée, pris en flagrant délit à livrer des équipements les moins performants, voire d'obsolescence programmée. L'expérience aurait pu être bénéfique pour peu qu'on ait pris le temps et le recul nécessaires pour analyser chaque cas de figure et capitaliser l'échec. Au lieu de cela, une histoire aussi riche donna l'occasion rêvée au noircissement d'une option, par une ligue intéressée, en embuscade, pressée de se débarrasser du bébé avec l'eau du bain. L'expérience fut dénigrée en bloc comme pour l'effacer des tablettes, éviter ainsi de capitaliser ce qui aurait pu l'être, pour se donner des prétextes à changer de cap et empêcher tout sursaut rédempteur. Pour le cas Mostaganem, la preuve nous sera livrée quelques années plus tard avec le surgissement, comme par miracle, de «Tonic Emballage» : Entreprise privée bâtie avec l'argent de l'Etat, qui s'est avérée être un gouffre sans fin (causant, par la pratique du dumping, d'immenses dégâts collatéraux aux PME du secteur) à côté duquel Mostaganem fait figure d'épicerie de quartier. Scandale auquel ce même Etat s'est senti obligé de mettre fin en la rachetant, non sans avoir laissé des plumes. Si l'usine de Mostaganem fut un échec, nombre d'autres complexes ont au contraire réussi leur entrée dans le monde industriel. Il serait fastidieux de lister l'ensemble des Sociétés nationales, de leurs usines qui marchaient et des produits fabriqués et d'une façon générale du progrès qui en a résulté, en terme de niveau de vie, de formation, de modernité, sur une population de tradition agropastorale. Il serait malhonnête de nier qu'à la fin des années 1970, l'Algérie disposait d'une base industrielle conséquente, y compris donc dans le domaine de la cellulose. Sa liquidation fut le résultat d'une action d'envergure planifiée, sous couvert de restructuration. Elle a consisté à mettre dans le même sac le bon grain et l'ivraie, jusqu'à conduire le pays à la désindustrialisation (la part de l'industrie dans le PIB est descendue à 5% en 2016) et dépendre quelques décennies plus tard à 95% de l'exportation des hydrocarbures. Aujourd'hui, les partisans de l'économie de bazar, incultes en matière économique évoquent avec sarcasme la théorie de l'industrie industrialisante en lui imputant tous les malheurs sur quarante ans. Ils ne le font ni par analyse ni connaissance de cause mais juste pour étiqueter par un nom repoussoir une expérience honorable et justifier le virage enclenchée à partir de la décennie 1980. L'industrie industrialisante est une théorie économique proposée par un professeur d'université émérite, progressiste, pour aider les dirigeants algériens à s'orienter. Elle leur a indiqué une direction d'approche quant aux choix à opérer pour se donner les meilleures chances de succès. Elle leur a proposé de s'élancer à partir de l'industrie lourde et pétrochimique parce que ce sont elles qui produisent le plus d'effets induits amont et aval dans un pays disposant d'atouts certains. Non seulement elle n'a pas suggéré l'utilisation de telle ou telle formule, ni inciter à choisir tel ou tel partenaire mais elle n'a jamais préconisé d'abandonner les autres secteurs économiques (agriculture, tourisme etc.), bien au contraire. Ces quelques lignes de De Bernis, extraites de «Revue du Tiers monde tome 12 n° 47», consacrées à l'expérience algérienne, montrent si besoin est qu'il s'agit bien d'une vision complète : «?de même l'industrie ne doit pas compter principalement sur l'exportation, mais contribuer à intravertir l'économie algérienne; de même, l'industrie doit tout à la fois contribuer à moderniser ce qui demeurera encore longtemps la source principale d'activité économique, l'agriculture et trouver dans cette partie importante de la population les débouchés principaux ou d'appoint pour ses fabrications.?vouloir assurer à long terme la construction du secteur industriel et produire des biens de production plus que des biens de consommation d'abord, exige de pouvoir trouver dès le départ le maximum de débouchés. Ceux-ci ne peuvent exister qu'au sein des activités économiques qui concernent la masse de la population. En même temps, comme nous le verrons, ce passage par l'agriculture est le seul qui permette d'accroître le surplus agricole et donc de financer par la suite le développement industriel lui-même?si l'agriculture ne suffit à justifier par elle seule aucun des grands projets industriels, elle fournit à la plupart d'entre eux un débouché d'appoint tel que sans le débouché agricole ces projets ne pourraient pas être entrepris? Cette liaison met fondamentalement en lumière la nature du dynamisme qui résulte, en Algérie, d'une liaison bien comprise de l'agriculture et de l'industrie. Bien entendu, il en est ainsi du fait des dimensions propres et respectives de l'agriculture algérienne et du reste de l'économie, mais nous pensons que, même si les proportions sont chaque fois différentes, cette réalité est essentielle à toute politique de développement?» S'agissant du mode de réalisation, c'est l'Etat qui a choisi la formule «clef en main» en toute liberté même si ce ne fut pas en toute connaissance de cause. Au vu des résultats il est permis de se poser la question de son opportunité. Discutant un jour avec le directeur d'un grand bureau d'études de renommée internationale, il me fit cette remarque : «Je ne comprends pas ce qui vous pousse vers «le clef en main». Quelques mois après la fin du chantier, le constructeur disparaîtra dans la nature et vous laissera vous débrouiller seuls avec une usine, juste au moment où elle commencera à faire des siennes. Pourquoi n'optez-vous pas pour un partenariat à long terme. Votre partenaire, propriétaire lui aussi, se verra obligé de fournir les meilleurs équipements et vous transfèrera la technologie. Il vous introduira sur le marché mondial et vous exporterez ensemble. Ne vaut-il pas mieux partager les bénéfices avec un étranger que d'assurer les pertes tout seul ? De plus pourquoi ne pas fermer les usines moribondes ? Avec l'argent qu'elles vous font perdre vous en construirez d'autres !». Que répondre à cela ? Rien, si non que l'on ne peut que déplorer la prédominance d'une pensée dogmatique qui place la démarche «développementiste» sous le prisme de défis à relever et le pragmatisme comme son mode opératoire. Démarche qui nous joue de bien mauvais tours, car elle contribue à exacerber notre fierté à fleur de peau et nous contraint à nous soumettre au dictat de cet adage bien de chez nous : «nif ou lakhsara». Toute théorie n'est valable que si elle est validée par l'expérience mais le fait qu'elle ne le soit pas à un moment donné ne signifie nullement qu'elle ne le sera jamais et qu'elle doit donc être jetée aux oubliettes. Si le cadre théorique est important, ce qui l'est encore plus réside dans la capacité à évaluer au plus près ses propres aptitudes, ses chances de réussite, avant de se lancer dans un challenge quelconque. Comme cité ci-dessus, nombre de nos déboires le sont par l'usage abusif du DVP (dogmatisme, volontarisme, pragmatisme). On s'est contenté de savoir que l'alfa est disponible pour lancer un ambitieux programme d'industrie cellulosique sans se soucier de la complexité du problème que pose la gestion de la nappe alfatière qui dépasse le cadre industriel proprement dit, car l'alfa est bien plus qu'une fibre pour le papier. On a voulu valoriser l'alfa à partir d'un outil industriel à créer alors qu'il aurait fallu chercher à valoriser l'industrie à partir d'une richesse existante. La foi, la conviction, l'ambition peuvent être utiles lorsqu'il s'agit de répondre à un besoin imminent, grave et impossible à appréhender autrement mais leur rôle est marginal là où, rationnellement, ce devrait être : la prospective, la planification, la réflexion approfondie et les études d'une façon générale qui doivent prédominer. Combien de jeunes équipes de cadres, dont celle du complexe de Mostaganem, ont été sacrifiées sur des récifs non navigables, des défis perdus d'avance. Des défis lancés par des décideurs qui, par ignorance mais de bonne foi, surestimaient la capacité du pays à les relever et n'avaient qu'une idée approximative de leur faisabilité. Un jour, alors qu'on tentait de sensibiliser un haut responsable sur le risque, compte tenu de notre potentiel limité, à nous lancer dans un audacieux projet qu'il voulait nous imposer, il nous rabroua en nous faisant remarquer que si les hommes du premier Novembre étaient comme nous, ils n'auraient jamais déclenché la révolution. Ceci est vrai, mais il aurait été judicieux de lui répliquer que Novembre était une œuvre de destruction de l'ordre colonial, qui plus est a coûté des centaines de milliers de martyrs, mais que maintenant nous sommes dans une phase de construction, ce qui est fondamentalement différent aussi bien au niveau des enjeux que de la méthode. Hélas, malgré l'évidence de l'argument, cela n'aurait en rien changé l'avis de ceux qui sont convaincus qu'il suffit de s'armer de maximes du genre «à cœur vaillant rien d'impossible» pour se persuader que l'on peut se soustraire à celle qui dispose qu' «à l'impossible nul n'est tenu». L'industrie industrialisante est une théorie de développement élaborée, cohérente, qui procède d'une démarche scientifique. Elle n'était pas spécialement conçue pour l'Algérie et ailleurs elle a donné de bons résultats (Inde, Brésil). Pour qu'une théorie soit applicable il faut au moins deux conditions. La première est que les précautions qui doivent accompagner son application, notamment au plan de la démarche, des choix et décisions d'investissement, soient de même rigueur que celles qui ont présidé à son élaboration. L'efficacité d'un traitement médicamenteux dépend autant de la molécule elle-même que de la posologie. La deuxième est que la cohérence de la théorie doit trouver son corollaire, sur le terrain d'application, en termes d'homogénéité des forces politiques et des instances chargées de son application. Hélas : pour la première condition, le (DVP) a été si prégnant qu'il a fait sortir la théorie de ses ornières scientifiques pour la conduire sur les sentiers de « l'à peu-prisme», annulant ainsi la rigueur de son paradigme. S'agissant de la deuxième condition, la solidarité en l'occurrence, le principe cardinal de toute entreprise, à savoir «unité de direction unité d'objectif» n'était malheureusement pas au rendez-vous des équipes dirigeantes. Le travail de sape en coulisse de certains, leurs calculs politiciens, pour des intérêts étroits d'ordre personnel ou clanique, cliva toute la synergie de groupe et fut économiquement lourd de conséquences. Finalement le système, amalgame de forces souterraines conflictuelles, qui a fait capoter l'expérience de l'industrie industrialisante, était le plus pernicieux qui soit, car il n'était ni dictatorial au point où un homme pouvait imposer seul sa volonté, ni démocratique pour laisser le terrain à un débat contradictoire duquel aurait pu surgir l'excellence. Dès lors il était dans sa nature de conduire à l'anomie. Il n'y a pas d'économie sans politique et inversement, ce sont les deux faces d'une même médaille. Aujourd'hui que l'Algérie a fait l'amère expérience de l'ouverture tous azimuts, la majorité de l'opinion est à peu près consciente que le pays ne sera viable que s'il se débarrasse de l'économie de bazar et de la dépendance aux hydrocarbures. Mais aussi que cela ne pourra se faire sans un sursaut qualitatif au plan politique, c'est-à-dire sans avoir appris à apprivoiser le processus démocratique. S'agissant du volet économique, il n'est pas exclu que dans la vieille théorie des industries industrialisantes il y a encore quelques idées majeures dont la rémanence pourrait nous être salutaire. |