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Attendu
sur la scène nationale et maghrébine, l'ouvrage du Professeur Temimi, « Pour la défense de la Révolution tunisienne »,
est paru en septembre dernier. Il constitue le numéro 63 de la série n° 5 : La
mémoire du temps présent et la révolution tunisienne, publié par la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l'information, à
Tunis.
Outre sa subdivision linguistique (partie française de 180 pages, partie arabe de 216 pages), ce numéro s'organise en deux chapitres dédoublés, l'un consacré aux entretiens avec de grands témoins de cette histoire récente et douloureuse, l'autre reprenant les lettres ouvertes adressées à des personnages politiques de premier plan. L'ensemble est introduit par un court texte liminaire et éponyme du Professeur Abdeljalil Temimi, précédé par son émouvant hommage à la mémoire du Dr Moncef Fakhfakh, spécialiste tunisien en archivistique, internationalement reconnu et trop tôt disparu. Six de ses études inédites et fort intéressantes y sont présentées en arabe et en français. Elles débutent par un recueil «De précieux témoignages sur la Révolution tunisienne», suivi de celle traitant du poids lourd des syndicats, l'UGTT, «les oppositions politiques des années 70 jusqu'à la révolution», clôturée par une analyse de son parcours à partir des témoignages de l'un de ses leaders aujourd'hui décédé : Abdel Aziz Bouraoui. Un accès privilégié à des archives plus que sensibles a donné lieu à la situation de la «Tunisie au tournant de 1969 à la lumière des rapports de la police politique». Cette partie est enfin complétée par deux autres textes, de portée essentielle, touchant d'une part, la vie politique et économique contemporaine, «A quand une planification efficace pour sauver l'économie et rationaliser le paysage politique de la Tunisie d'aujourd'hui ?», et d'autre part, la vie diplomatique du pays («La diplomatie au service du rayonnement de la Tunisie».). Le chapitre II présente, quant à lui, la pensée de A. Temimi présentée sous forme d'entretiens et de lettres ouvertes choisies, complétées par les index indispensables des noms de personnes, des collectivités et des lieux géographiques ainsi que les publications de la FTERSI concernant la mémoire nationale tunisienne. Notons l'entretien percutant, conduit par Manel Herzi et publié par le journal Essabah (10 mai dernier), «Je souhaite que le président de la République embrasse aujourd'hui l'histoire !», suivi de trois de ses lettres ouvertes tout aussi incisives et engagées: «Au président de la République Béji Caïd Essebsi», «Mascarade du ministre Mohamed Zin el Abidine, pour signer une convention de partenariat scientifique entre le ministère et la Fondation» (en arabe uniquement), et enfin «A Madame Meriam Belkadi». D'autres entretiens non moins importants - et plus qu'embarrassants pour le pouvoir en place - sont publiés dans la partie arabe, chapitre II. Il s'agit de celle intitulée « Demande de pardon face à tous les opprimés qui doit être un devoir nationale et un honneur de l'État tunisien» (paru dans Qods Presse le 20 juillet 2009), «Ignorants responsables politiques et Samir Tarhouni a sauvé la Révolution» ( 13 janvier 2017), «Les leaders politiques qui assument la responsabilité d'avoir violé la Révolution» (14 janvier 2014), «L'appel de la Révolution tunisienne à travers ses slogans à dimension internationale dans une société arabe dictatoriale»; enfin, la dernière à être publiée exclusivement en langue arabe: «L'instance Vérité et Dignité ne peut être la structure capable d'écrire l'histoire», qui reprend un entretien donné à Karima Mejri, paru à Maghreb le 28 mars dernier. Ces prises de position inlassables et critiques se fondent sur une légitimité certaine. En effet, comme cela est rappelé en introduction, la FTERSI s'est immédiatement rangée du côté du mouvement révolutionnaire qui a éclaté en 2010 - 2011. Très vite, elle s'imposa naturellement comme un lieu de débats respecté, fiable (et probablement craint), tout en réussissant à maintenir ses autres activités scientifiques mais aussi et surtout son indépendance politique et idéologique2. De très nombreux séminaires et rencontres de haut niveau y furent tenus, et ont permis l'acquisition d'une base de données importante, ainsi que la sortie de 62 ouvrages accompagnés de 250 témoignages écrits de grande valeur. Ceci est exceptionnel de dynamisme et de ténacité, quand nous connaissons les difficultés et lenteurs qui font obstacle, dans notre région, à tout travail collectif notamment intellectuel et indépendant. Forte d'une mobilisation de la première heure, de son engagement bien antérieur pour la collecte et l'étude des témoignages de la vie syndicale et politique, du courage de sa direction et de son équipe, la Fondation s'est ainsi impliquée de plain-pied dans ces récents bouleversements. Ceux-ci ont été directement vécus. Il ne s'agissait donc pas, loin s'en faut, d'un travail théorique et hors-sol, d'une activité rentable et orientée d'un quelconque think tank aux ordres ou autre centre de recherche basé à l'étranger, de préférence dans une bulle sécurisée ou privilégiée, mais bien d'une mise en synergie sur le terrain des chercheurs locaux et des acteurs de bonne volonté - qu'ils aient été politiques, sécuritaires ou syndicalistes. Très éloignée de la coupure si particulière - notamment en France3 - entre élite académique et intellectuelle et enjeux sociaux4, entre savoir et engagement politique, la FTERSI a réussi à poursuivre son expertise sur les évolutions (post-)révolutionnaires) de la Tunisie. Par son combat, à l'heure où les capitales européennes et anglo-saxonnes résonnent de l'injonction mondialiste de se conformer à une vision sociétale dominante qui touche à la vie intime des individus5, tout en les divisant et les éloignant d'une prise de conscience du déclin démocratique et de la surveillance généralisée, la leçon de cette Fondation nous incite à méditer - non seulement dans les autres pays arabes et musulmans, mais aussi en Europe et ailleurs, sur le rôle de l'intellectuel - de la culture, de l'histoire et des arts - dans la cité. Ecoutons, depuis les USA, Brandon Smith, observateur pertinent et avisé de cette grande nation qui s'est détournée de ses fondements premiers et s'est dirigée vers un impérialisme (auto-) destructeur, asservissant même ses propres masses en leur ôtant toute capacité collective de remise en cause et d'avoir une conscience historique éloignée du déni : «La force d'une culture peut être mesurée par sa volonté de réfléchir sur elle-même. Sa survie peut être déterminée par sa volonté d'accepter ses défauts lorsqu'ils surviennent et sa volonté de réparer les dégâts causés. Les sociétés conscientes sont difficiles à corrompre ou à contrôler. Ce n'est que dans le déni que les gens peuvent facilement être manipulés et réduits en esclavage.»6 Comment, par l'organisation d'une mise en débat ouvert et transparent, neutraliser la mainmise d'un journalisme superficiel et clivant, aujourd'hui de plus en plus discrédité ? Pourquoi faut-il écarter, autant que possible, les instances étatiques de tout appui financier exclusif, ou, du moins, de tout droit de regard sur la réflexion intellectuelle et scientifique ? Subventions publiques ou bien privées ? Professeur Temimi a raison d'éclairer ce type de questions, et de s'interroger sur la production réelle de nombre de centres de recherche musulmans, arabes et turcs, pourtant assurés de financements publics confortables. Mais, en bon débatteur, ses interrogations laissent apparaître en creux ses propres réponses. Dans nos pays, et même de l'autre côté de la Méditerranée, dès lors que les ministères de tutelle - qui cherchent toujours à monopoliser l'intérêt des populations et à décider pour elles et sans elles - et les consortiums privés interviennent dans le fonctionnement d'une organisme de recherche lié en particulier à des thématiques de mémoire, d'archive et, plus globalement, de sciences humaines et sociales, la censure et l'auto-censure se mettent (plus ou moins finement) en place ; et ce pour longtemps. Que la Fondation ne garde donc pas trop d'amertume quant à l'absence - prévisible ? - d'aide et de soutien des autorités concernées; c'est, au fond, tant mieux dirions-nous, même si le chemin n'en est devenu que plus ardu ! Malgré tout, les initiatives indépendantes de la FTERSI, appuyées par des mécènes tunisiens conscients de son rôle irremplaçable, ont heureusement joué et jouent toujours leur rôle au sein de la reconquête de la mémoire nationale, dans la visée «d'une véritable réconciliation nationale». L'auteur s'interroge également et à juste titre sur la propension des grands partis politiques tunisiens à nier la dimension culturelle de cette mémoire nationale, et à refuser unanimement d'équiper le pays en centres de recherche et en dotations, par exemple. C'est là aussi une manière élégante de sa part d'apporter l'évidence de sa réponse : la culture n'intéresse nos élites au pouvoir (partagé ou non) que dès lors qu'elle accepte, avec ses acteurs et ses organisations, de se prêter à une «exploitation médiatique, politique, religieuse ou financière» à leurs bénéfices. Comme l'analyse Chris Hedges à ce propos :«les oligarques sont des philistins. Ils sont muets, aveugles et sourds et chefs-d'œuvre artistiques; ils se divertissent de spectacles clinquants, de kitsch patriotique et de loisirs stupides. Ils méprisent les artistes et intellectuels qui appellent aux mérites et à l'auto-critique, valeurs en conflit avec la soif de pouvoir, la célébrité et la fortune. Les oligarques n'ont de cesse de mener des guerres contre la culture, l'attaquant comme élitiste, hors sujet et immorale, et ils coupent ses financements.»7 Il ajoute, concernant les médias: «les oligarques détestent la presse, car quand elle fonctionne elle fait la lumière sur leur corruption et leurs mensonges, si bien qu'ils achètent et contrôlent les systèmes d'information et satellisent ceux qui les critiquent aux marges de la société, chose qu'ils vont encore accélérer avec l'abolition de la neutralité d'internet.»8 Les dernières études le prouvent indubitablement: il est significatif de constater qu'en Occident - en suivons-nous le même chemin au Maghreb ? -, l'abêtissement des populations en vue de leur consentement aux réductions progressives des libertés (individuelles et collectives) est la conséquence d'une attaque constante de la culture comme épanouissement de l'être ou, pour le dire autrement, comme dimension indispensable à la créativité et à l'esprit critique du citoyen. Via la cooptation, le verrouillage et le détournement des financements publics à d'autres fins, nous assistons à toujours plus de sabordage de la qualité de l'enseignement (scolaire, professionnel et universitaire), des médias, des loisirs et du secteur culturel en général. Une crétinisation a bel et bien été programmée par le biais des productions mainstream (notamment des émissions de TV, Talk shows, reportages, jeux, etc.), qu'elles soient liées au monde du spectacle, à celui du journalisme et à d'autres secteurs encore. Par une volonté technocratique et politique avérée, l'inertie de la médiocrité, du clientélisme et l'absence de vision stratégique (et patriotique), moins de culture pour le plus grand nombre9 permet évidemment au pouvoir oligarchique et financier plus d'emprise sur l'ensemble des classes sociales10. Voilà pourquoi la culture, en Tunisie et ailleurs - on le voit hélas aussi en Algérie - est dans un «état déplorable». Ceci laisse dangereusement, comme le dit notre chercheur émérite, «la voie libre aux forces réactionnaires et aux plus médiocres des dirigeants politiques et de l'élite». Monopole de la recherche par l'État, censure et auto-censure, instrumentalisation de la culture et de la mémoire : nul doute que la Révolution du Jasmin, qui a constitué le révélateur problématique des ces questions et de bien d'autres encore, et le ferment des «printemps arabes» suivants, doit être prolongée par le travail essentiel de la Fondation, son projet fondamental en l'espèce : décrire et analyser, déconstruire et expliquer inlassablement ce pouvoir dictatorial déchu, mais non définitivement vaincu, son exercice cliniquement pervers, ses modes de fonctionnement en ville, dans les banlieues et les campagnes, ses alliances, internes et externes, naturelles et contre-nature11, sa capacité à se recycler sous d'autres formes, etc. Et c'est bien là le rôle crucial d'éclaireur ? au double sens d'initiateur et de révélateur ? de la Fondation ; Car décortiquer un système de pouvoir permet de le mettre à nu, et ce faisant de lui ôter sa puissance de domination, de subjugation et de nuisance sur la communauté nationale. Penseur engagé parmi d'autres, Michel Foucault, avec sa «méthode archéologique» qui consistait à disséquer les dispositifs modernes de contrôle et de discipline, de correction et de coercition (la prison, l'asile et l'hôpital, etc.) de manière quasi-anatomique, nous l'a montré durant les quelques petites décades où l'intellectuel français jouait réellement son rôle de contre-pouvoir. Tout pouvoir «bio-politique» qui s'exerce sur les corps puis les âmes ne peut être contesté, remis en cause, que par un préalable de déconstruction, d'analyse minutieuse de ses ressorts, de ses articulations avec d'autres systèmes et de ses mécanismes12. Excepté des individualités qui résistent en dépit de tout, il ne reste, hélas, pratiquement plus rien de ce type de figures publiques et écoutées, outre-atlantique et sur le Vieux continent. Les véritables penseurs de la gauche engagée ont cédé face aux nouveaux apôtres néo-conservateurs et à leurs maîtres, tant ces courants de pensée ont été muselés et domestiqués dans leur reniement de la lutte qu'ils menaient aux côtés des déclassés de l'intérieur et des opprimés de l'extérieur (Palestine occupée, Tiers-Monde, etc.), en particulier après les guerres de l'OTAN (Yougoslavie puis Irak) et les événements du 9/11 suivis des attentats en Europe. Sans trop de surprise en ce sens, en Tunisie, les près de 2000 heures d'enregistrement audio et vidéo de témoignages de 550 personnalités, fond considérable et inédit dans le monde arabe, sont bien la preuve, parfaitement mesurable et exploitable, de cette même visée partagée par l'auteur mais surtout de ce même constat d'abdication et de soumission de l'élite intellectuelle classiquement positionnée à gauche : « approfondir notre connaissance du régime Ben Ali qui a ruiné le pays à tous les niveaux : de l'enseignement, de la culture, de l'économie, du social, et il est regrettable que nombre d'universitaires de gauche se soient pliés à ce système en se gardant bien de dénoncer les méfaits de Ben Ali (...).»13. L'on pourrait se prendre, du coup, à s'interroger sur un équivalent d'étude en France, concernant les événements ? déstabilisant le pouvoir de Matignon et de l'Élysée - des immenses grèves de 1995, ou la contestation du «Contrat Jeunes» (CPE) sous A. Juppé - le très atlantiste -, avec la participation de quelques rares et vrais intellectuels tels que Pierre Bourdieu aux côtés des Cheminots de la SNCF. Quel centre de recherche a entamé et poursuivit jusqu'à aujourd'hui ce même travail d'analyse et de recueil de témoignages que la FTERSI, pour en ressortir avec une aussi longue série d'ouvrages et de publications à la disposition des chercheurs intéressés et du grand public en France ? Comment s'est positionnée l'Intelligentsia, s'affichant volontiers et majoritairement «à gauche»? Que reste-t-il de cette mémoire ? pré-révolutionnaire - de la contestation populaire et des leçons tirées à l'époque? Depuis l'approbation quasi-unanime de cette élite parisienne (et provinciale) à la guerre contre l'Irak, dès 1991, où sont les professeurs et les directeurs de recherche prêts à sacrifier leur carrière en s'exposant à contre-courant de la Doxa généralisée? C'est au contraire, à travers l'approfondissement indispensable du système mis en place par quelques familles régnantes pour la Tunisie - ou les autres oligarchies nationales - que l'on peut en comprendre sa mécanique à tout niveau. C'est à partir de là que l'on peut en saisir les réseaux complices, jusqu'à remonter aux ramifications et aux collusions des mondes intellectuel, médiatique et religieux avec les cercles du vrai pouvoir politique. Comment et pourquoi ces trois pôles du savoir et de la vie publique, d'ordinaire considérés comme des champs progressistes et critiques de tout excès de pouvoir, ont activement collaboré au maintien d'un tel régime d'accaparement et d'oppression ? Pourquoi a-t-on pu précisément observer un certain nombre d'opposants à Ben Ali refuser de se joindre à la Révolution, refuser de lui apporter maturité politique, expérience pratique et conseils avisés ? De nombreuses et sensibles questions sont posées par l'ouvrage. Avec autant de justesse et sans esprit de revanche, elles méritent d'être mises, sur la place publique par davantage d'initiatives mobilisatrices. Bien sûr, les plaies de ces événements ne se sont pas refermées et, comme il est mentionné, il est encore trop tôt pour en faire un bilan exhaustif. Néanmoins, et c'est là toute la force concrète du travail de la Fondation, le devoir de mémoire et d'étude approfondie du système de dictature - toujours latente, rappelons-le - se doit d'aller au cœur de la pratique technique, opérationnelle de l'oppression et du terrorisme d'État. Comme le soulignent toutes les cultures et les compréhensions du Monde, seule la connaissance du passé, permet d'échapper à sa répétition mortifère et à la réapparition vivante de ses démons. Fondamentalement donc, «servir en priorité la vérité historique» (p. 19) doit permettre d'analyser toute la machinerie de la terreur, sa logique et son fonctionnement, à l'instar d'autres exercices de la mémoire tragique ? l'on pense à l'Argentine ou à l'Afrique du Sud, par exemple. Se réconcilier avec son histoire, retrouver une mémoire collective apaisée, mais sans tabou, d'événements aussi terribles, doit passer par une étude minutieuse de l'emprisonnement, de la torture, de l'exécution extra-judiciaire, jusqu'au massacre et au charnier14. Ces pratiques renvoient au fond à la menace archétypique et extrême du génocide et de l'épuration plus ou moins de masse, dans un idéal absolument pathologique de «nettoyage ethnique». Nous l'avons vu au Rwanda et en ex-Yougoslavie par exemple, dès lors que des puissances impérialistes ont des intérêts à préserver ou à obtenir par le biais de forces locales complices. C'est cette dimension potentielle, massive et extensive, de la menace sur les corps - qui agit ultimement sur les âmes - au nom d'un pouvoir par le fait d'apeurer15 et d'asservir une population tout entière, en obtenant l'abandon de sa dignité et de sa liberté. Des révélations inédites et récentes sur l'implication de services secrets étrangers - les enquêtes parlent en particulier du Qatar - dans la radicalisation réciproque des manifestants et des forces de Police16, ou la mise en place ultérieure de technologies de surveillance sophistiquée, montre que cet aspect massif et systématique du contrôle policier et de la répression de la société n'a pu voir le jour, être amplifié et amélioré que par la complicité plus ou moins assumée, en tout cas active, de pays occidentaux - et en premier lieu de la France. Le travail de la Fondation n'est donc pas une simple collecte de témoignages, aussi sensibles et exclusifs soient-ils. Il ouvre la voie à un approfondissement sans concession de questions fondamentales et d'ordre anthropologique : Comment, interrogation parmi tant d'autres, une société, connue pour sa recherche séculaire du consensus et du dialogue démocratique, du contrôle de sa violence collective, a-t-elle pu accepter la perpétuation d'un tel système de dictature ? Afin que cela ne se reproduise plus - quel autre but in fine se donne l'historien ? -, cet effort de connaissance suggère également des pistes qui devraient aussi concerner les sociétés européennes. Comment en effet, un État (et ses principaux acteurs sociaux) se représentant depuis deux siècles comme modèle international de démocratie, a-t-il pu appuyer outre-mer un tel régime, connu pour avoir été aux antipodes des valeurs proclamées «universelles» des Droits de l'homme ? Quels ont été les partenariats institutionnels, publics mais aussi privés, qui ont défini cette relation France - Tunisie dans un réseau d'intérêts précis entre groupes, personnalités politiques et hauts fonctionnaires ? Economique et politique ? Est-ce la seule explication à ce que l'appareil d'État français a, de manière constante et en étant allié aux grandes entreprises, contribué à la mainmise du système «Ben Ali» sur des secteurs d'activités de la Tunisie ? N'y a t-il pas, ailleurs, chez la classe politique française, un fond idéologique et culturel qui refuse encore aujourd'hui de concevoir une jeune et prometteuse nation, arabe et musulmane, comme ayant la capacité d'évoluer par elle-même vers la démocratie ? Par ses actions, publiques et secrètes, cette collusion d'intérêts et de vision supérieure et (néo)coloniale a-t-elle réussi, aussi, à la suite de la Révolution, la prise de contrôle ? au moins en partie ? des champs politique et économique par des dirigeants complaisants? Pourquoi donc l'on assiste à un marasme général et un retour des forces réactionnaires ? Les déclarations de Michèle Alliot-Marie17, alors ministre de l'Intérieur, sur le soutien de Paris au président chassé, la disponibilité de l'expertise hexagonale en matière de répression (et l'envoi notamment de grands stocks de matériels et armement de maintien de l'ordre), l'incohérence du Quai d'Orsay, dépassé en apparence par les évolutions sur le terrain18, l'implication de sociétés françaises dans l'espionnage à grande échelle précédemment évoqué (comme d'ailleurs en Libye, et dans nombre de pays arabes), avec l'aval (au moins) du ministère des Affaires étrangères, devraient constituer pour les jeunes chercheurs tunisiens une thématique intéressante à développer. Quand bien même il s'agit d'une révolution intérieure spécifique à un pays, il est toujours utile d'identifier l'action et les relais locaux des États et des organisations internationales (FMI, Banque mondiale, etc.) qui y ont des intérêts particuliers. Et nous ne pouvons que nous rappeler l'épisode du passage du jeune ambassadeur à Tunis, Boris Boillon19, nommé par N. Sarkozy, pour nous apercevoir de ce jeu étatique dans la déstabilisation et la mise au pas de tout autre pays anciennement colonisé. Dans cet ouvrage important, Professeur Temimi exprime la lucidité (qu'il partage avec un certain nombre d'observateurs compatriotes) qui fait de lui un homme immergé dans sa société, parfaitement conscient de toutes ces questions. Il admet volontiers en effet que les immenses aspirations de liberté, de démocratie, de dignité humaine et de citoyenneté vraie, portées essentiellement par la jeunesse, sont hélas loin d'être réalisées. Malgré quelques grandes difficultés déjà surmontées, l'on pressent toujours avec lui le double risque d'un chaos persistant et d'une nouvelle tyrannie. Le chemin authentiquement révolutionnaire reste long et difficile, même s'il a été jalonné par des premiers repères indispensables, marqués par des acteurs et des épisodes essentiels. A ce titre, la lecture de ce 3ème volume de «l'observatoire de la révolution» permet de comprendre le rôle essentiel des grands témoins dans la gestion, difficile, voire héroïque pour certains (on pense au Colonel Major S. Tarhouni), de ces avènements, mais aussi la courageuse mobilisation de personnalités et de militants syndicaux, médias, associations, etc. Bien sûr, l'auteur regrette l'absence ? pour l'heure ? de témoignages de la part de certaines personnalités de premier plan. Le temps propre au travail de l'historien presse en effet, mais il ne correspond hélas pas souvent, dans sa perception, au temps du politicien et du décideur en général, qui sait trop de choses, parfois dérangeantes. Il nous faudra donc attendre encore, et espérer la venue d'autres dépositaires de morceaux de ce puzzle complexe qu'est la vérité historique - la sortie d'autres ouvrages. Refuser l'intimidation et plus encore l'injustice et la corruption, dans une constance tenace et irréductible dans l'effort intellectuel critique, se tenir éloigné de cette «trahison des clercs» dont nous parlait déjà Julien Benda dans la fin des années 192020 : voilà le but élevé que propose A. Temimi à travers cette somme d'ouvrages sur la question révolutionnaire. Il nous rappelle que les petites lâchetés des intellectuels, mais plus sûrement leur dépendance financière, leur peur panique d'une mise au ban de la communauté scientifique21 et le déni d'une partie d'entre eux expliquent probablement leur désengagement des questions véritablement sociales, et l'état d'aliénation et de contrôle des populations par les oligarchies locales, via notamment les outils soft, médiatiques et culturels. A contrario, en Tunisie, comme dans les autres pays de la région, aux côtés de la jeunesse et des gens qui souhaitent un vrai changement pacifique, l'engagement de professeurs et de chercheurs tenaces, tels que ceux de la Fondation Temimi et de son réseau, montre le chemin à prendre collectivement pour éviter la tyrannie ? qu'elle vienne de l'intérieur ou d'outre-mer. C'est pour cette raison que la série à laquelle appartient ce quatrième volume, Pour la défense de la Révolution tunisienne, et avec elle toutes les publications touchant en général à la première révolution printanière, est fondamentale à notre prise de conscience. Notes: 1- Publications de la Fondation Temimi pour la Recherche Scientifique et l'Information, Tunis, septembre 2017. 2- Les dangers de récupération et de détournement sont en effet assez fréquents, depuis au moins Machiavel et son Prince, et d'autres écoles de l'art de gouverner, de persuader et de tromper - dont l'empire britannique, depuis longtemps, est un maître en la matière - jusque dans cette actualité du Moyen-Orient et l'hystérie anti-russe qui prépare à la guerre. 3- Coupure qui donne très régulièrement des décalages considérables dans la prévision (chez la majorité des experts appointés ou stipendiés) du fait social et politique et de ses tendances : intentions de vote, perceptions et représentations populaires, etc. Ces échecs patents, à chaque fois, donnent lieu à la mise en accusation des classes incomprises ; L'on pense, par exemple, aux propos littéralement insultants de toute la classe politique française à l'égard de ce « peuple qui n'a rien compris », lors du Référendum de 2005 (nouveau traité constitutionnel européen ou TCE) ? qui finalement sera imposé par la voie parlementaire sous N. Sarkozy. 4- Tels que démocratie participative, bonne gouvernance, corruption, accaparement des richesses, instrumentalisation de l'État, éthique en politique, relations entre le politique et le médiatique, etc. 5- Soit en France, le « Mariage pour tous », le harcèlement sexuel, le consentement sexuel débattu pour être ramené à 15 ans, la promotion de la culture Lesbiennes-Gays-Bisexuels-Transexuels (ou LGBT), et autres thèmes sociétaux qui masquent la dérive globale d'une société sans repères. 6- Brandon Smith, « Comment reconnaître quand votre société subit un déclin dramatique », publié le 5 avril 2018 in http://alt-market.com/articles/3406-how-to-recognize-when-your-society-is-suffering-a-dramatic-decline 7- https://www.les-crises.fr/le-regime-mortel-des-oligarques-par-chris-hedges/ selon le site, « il est frappant de constater comme on retrouve les mêmes effets en France par exemple. » 8- op. cit. 9- Au sens d'une élévation du sens critique et de l'acquisition, en particulier, des moyens analytiques de décodage des discours et des pratiques politiques. 10- Chris Hedges définit précisément le régime oligarchique : « Le régime oligarchique, comme le décrivait Aristote, est une forme de gouvernement déviante. Les oligarques ne tiennent aucun compte de la compétence, de l'intelligence, de l'honnêteté, de la rationalité, de l'abnégation ou du bien commun. Ils pervertissent, déforment et démantèlent les organes de pouvoir pour servir leurs intérêts immédiats, hypothéquant le futur pour faire des gains personnels à court terme. » op. Cit. 11- Celles-ci sont bien sûr pleines d'enseignement. 12- Noam Chomsky, qui a saisi les biais des nouveaux penseurs hexagonaux des années 60 et 70 (auquel était affilié M. Foucault), a œuvré et œuvre toujours au très utile projet de «Comprendre le pouvoir». Cf. Comprendre le pouvoir, L'indispensable de Chomsky, édité par Peter R. Mitchell et John Schoeffel, traduit de l'américain par Thierry Vanès et Hélène Hiessler, 624 pages, mars 2017 (parution en Amérique du Nord septembre 2008). 13- P. 17. 14- Et Dieu sait si nos pays ont assisté à de tels exactions, pendant et même après nos colonisations respectives. 15- N. Chomsky parle de cette combinaison, par le pouvoir, du ?faire peur' et de ?tenir ses secrets' : « Tout gouvernement a besoin d'effrayer sa population et une façon de le faire est d'envelopper son fonctionnement de mystère. C'est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon, pourquoi les gens l'accepteraient-ils ? » in Comprendre le pouvoir, Tome 1, op. Cit. 16- Des témoignages crédibles parlent de la venue d'équipes de mercenaires (de l'Afrique du Sud), avec fusils de précision longue distance, comme, en Egypte et plus récemment en Ukraine. cf. Olivier Piot, grand reporte et auteur de La Révolution tunisienne : Dix jours qui ébranlèrent le monde arabe, éd. Les Petits Matins, mars 2011. http://www.tunisie-secret.com/Tunisie-selon-un-ancien-officier-francais-les-snipers-etaient-des-mercenaires-etrangers_a449.html; https://www.tunisie-secret.com/Exclusif-L-un-des-snipers-etrangers-de-2011-arrete-aux-frontieres-libyennes_a1353.html; Tahar Ben Youssef, Les snipers dans la révolution tunisienne et la réforme du système sécuritaire ; http://kapitalis.com/tunisie/2018/01/21/bloc-notes-verite-snipers-de-revolution/ 17- Impliquée, avec certains membres de sa famille, selon des sources sérieuses, dans des projets immobiliers en Tunisie. 18- Quelle veille stratégique du Quai a-t-elle pu se laisser surprendre ? À moins que les experts ministériels n'étaient parfaitement convaincus de l'écrasement rapide de ces «émeutes» ? 19- http://www.lefigaro.fr/international/2016/11/10/01003-20161110ARTFIG00134-l-ambassadeur-boris-boillon-a-ete-reintegre-au-quai-d-orsay.php 20- Qui écrivait notamment : « Il était réservé à notre temps de voir des hommes de pensée ou qui se disent tels faire profession de ne soumettre leur patriotisme à aucun contrôle de leur jugement, proclamer (Barrès) que « la patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison », déclarer traîtres à leur nation ceux de leurs compatriotes qui gardent à son égard leur liberté d'esprit ou du moins de parole.» Julien Benda, La Trahison des clercs (1927), éd. Grasset, 1946, p. 186 21- Moins de budget, moins d'invitations, moins de charges de cours valorisantes? |