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Le changement climatique
est-il un risque de désastre ou, au contraire, une opportunité pour la région
méditerranéenne ? La transition énergétique peut-elle être un levier pour nous
mettre sur une trajectoire de décarbonisation.
La Méditerranée est bousculée par le changement climatique ; la mondialisation engendre certes des conflits, mais il ne faut pas oublier que le premier déplacement de populations en Syrie était lié à des problèmes de sécheresse. Et globalement, comme l'a noté le président François Hollande, il y a eu plus de déplacements liés aux désordres de l'environnement qu'aux conflits eux-mêmes. Ceci étant, nous vivons une période de très fortes tensions qui appelle des innovations intellectuelles et politiques dans les domaines de la sécurité, de l'activité économique et du climat. Edgar Morin notait qu'aujourd'hui la Méditerranée se fait du mal, se déchire et se perd ; il demandait de reméditerranéiser la Méditerranée pour en faire une fabrique de civilisation, en l'inscrivant dans le temps long, au sens cher à Fernand Braudel. Le changement climatique n'est pas une simple crise ; c?est un multiplicateur de menaces et de crises ; Il est l'enjeu qui conditionne tous les enjeux de solidarités auxquels nous sommes tous attachés ici pour assurer la paix dans la région. La poursuite des tendances actuelles dans les pays du sud de la Méditerranée conduirait, à l'horizon 2040, au doublement de la consommation d'énergie, au triplement de la consommation d'électricité et au doublement des émissions de gaz à effet de serre. Si on met le paquet, on pourra faire l'économie de 600 Mt de CO2. On voit bien que dans la région la transition énergétique est au cœur de la problématique du changement climatique, donc de l'émergence des crises culturelles, politiques et économiques. Il serait absurde que la crise actuelle serve d'excuse pour reporter les décisions cruciales qui sont nécessaires. A Marrakech, lors de la COP 22, l'OME a réuni un panel d'experts qui a rappelé l'importance, souvent oubliée, de contenir le réchauffement climatique en dessous de la barre de 1,5°C. Au-delà de ce seuil, la Méditerranée risque de devenir un hot spot climatique, avec toutes les conséquences que cela implique. Ces experts ont insisté sur la nécessité d'infléchir les politiques publiques et d'élever nos ambitions collectives pour réduire plus fortement les émissions de GES. Mais, au-delà des intentions, le plus important, c'est de préciser comment on va y parvenir, par quels chemins, avec quelle urgence et dans quels délais. En tant qu'économiste universitaire, je voudrais esquisser quelques pistes de réflexion. Comment repenser le lien entre l'énergie, le climat et la société pour trouver un type de croissance qui simultanément repousse l'ensemble des risques et favorise le développement sur le pourtour de la Méditerranée ? Les changements techniques ne doivent pas être considérés indépendamment des changements de modes de vie qu'ils impliquent. Il faut combiner les deux. Avec l'objectif de 1,5°C, c'est très compliqué, surtout dans la situation de crise que nous vivons. Mais nous n'avons pas le choix. Les scénarios consensuels qui privilégient les logiques économiques et industrielles conduisent de plus en plus à tirer le signal d'alarme. Mais, de mon point de vue, ces scénarios oublient que le choix de société se pose en même temps que le choix technique. Le court terme et le long terme sont liés comme les deux faces d'une même pièce : le court terme prépare le long terme, à condition d'articuler les choix de société avec les choix techniques. Plusieurs initiatives se font jour, portées par des grandes entreprises comme l'ENI en Italie, Engie ou EdF en France, Sonelgaz en Algérie, STEG en Tunisie? Mais d'autres acteurs, des nouveaux entrepreneurs commencent à se positionner sur la combinaison de l'innovation sociale ou sociétale et de l'innovation technologique. Nous devons en prendre conscience. La transition énergétique exige des transformations « par le bas » (industrielles, techniques, énergétiques, d'aménagement du territoire?) ; mais nous devons prendre conscience de la révolution sous-jacente. L'enjeu, c'est de réussir à transformer la menace climatique en opportunité afin de développer des nouvelles formes d'entreprenariat qui articulent l'efficacité énergétique et l'efficacité économique en intégrant les moyens et les garanties offertes par la révolution numérique. Malheureusement, on ne peut pas espérer que la main invisible du marché constitue la solution-miracle car elle n'est pas plus verte que sociale ou juste. Le monde et particulièrement la Méditerranée sont en attente d'un nouveau modèle. Le rôle des organismes impliqués (de l'OME à Passages !), c'est de réunir tous les acteurs pour partager les innovations et faire avancer cette démarche de progrès. Dans leur ensemble, les pays ont fait un effort important, confirmé par la COP 22, pour mettre en place des dispositifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Mais, en dépit de ces évolutions, les objectifs en termes d'énergies renouvelables, d'efficacité énergétique et de sobriété semblent loin d'être atteints ; le respect de l'objectif de 1,5°C est compromis. La plupart des contributions nationales mêlent des enjeux contradictoires qui s'inscrivent dans des temporalités différentes, avec une dimension sociale et une dimension de proximité souvent marginalisées. La dimension d'innovation au niveau des territoires se trouve plus ou moins négligée, ce qui exclut toute une série d'acteurs et de leviers, laissant ainsi le champ libre aux logiques sectorielles et au cloisonnement. Ainsi, les questions de forme urbaine, de mobilité, de justice sociale sont minorées au profit d'une approche beaucoup plus globale et plutôt sectorielle, ne prenant en compte (par exemple) ni les bâtiments ni le transport. Aujourd'hui, des modèles hybrides qui mélangent politiques de soutien et mécanismes de marchés plus ou moins libéralisés ont été mis en œuvre dans la plupart des pays de la région. Si on fait le bilan de ces modèles-là, c'est le «verre à moitié plein, verre à moitié vide» ; le bilan est plutôt mitigé, comme au Maroc et en Tunisie. L'Europe devrait montrer l'exemple de ce qu'on pourrait appeler le bien commun climat en investissant massivement dans l'adaptation et la construction de réseaux durables dans les pays concernés. Comme ils ont leur part de responsabilité, les pays du Sud doivent s'engager encore plus. Le secteur privé attire l'attention sur les risques de la transition; si elle est mal engagée et notamment si les objectifs ne sont pas clairs, les nouveaux acteurs et les bailleurs de fonds ne viendront pas investir de manière spontanée sur ces énergies décarbonées. Le choix de la stratégie «énergies renouvelables + sobriété + gaz» est gagnant-gagnant pour la Méditerranée ; une étude récente montre que si on investit 1 M$ dans l'efficacité énergétique on crée 17 emplois, dans le gaz 5 emplois et dans les énergies renouvelables 14 emplois. Derrière la question de la transition énergétique, il y a l'essor de l'emploi et celui du développement. Si un bon processus de gouvernance s'élargit à l'ensemble de l'Afrique, tout le monde y gagnera : la Méditerranée, l'Europe et l'Afrique. A suivre *Ambassadeur auprès des pays méditerranéens et francophones, Université de Versailles |