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Les candidats se
sont présentés aux élections présidentielles comme s'ils étaient en démocratie,
chacun défendant son ambition, sa sensibilité et son programme. Alors que loin
d'y être, ils y sont allés quand même en rangs dispersés, pour finalement
dénoncer des résultats connus d'avance.
Ensuite ils n'ont pas compris que, pour le sentiment profond de la population, les calculs du pouvoir et du monde, non pas l'opinion que nous servent les médias, c'est l'après-Bouteflika qui est plus inquiétant que Bouteflika lui-même et son état de santé. A défaut d'une idée précise de changement c'est le statu quo qui l'a emporté. Pas de nouveau consensus dans la république des décideurs. L'après-Bouteflika ne nous a pas éloignés de l'avant, sinon l'apparition d'une nouvelle mafia financière. Mais aussi, qu'eux et moi dois-je ajouter, n'avions pas compris les enjeux immédiats d'une telle élection. Dans un texte antérieur[1], je soutenais qu'une alternance politique était nécessaire pour qu'il n'y ait pas confusion entre les différentes autorités, entre pouvoir civil (politique et financier) et pouvoir militaire. Il me faut bien constater qu'il n'y a pas eu séparation mais solidarité entre les deux pouvoirs. Que faut-il comprendre ? Je pense que la reconquête de son autonomie par le pouvoir militaire, mal aisée, a été reportée. La déprise d'un long pouvoir civil sur les ressources nationales n'était plus la priorité, l'agenda international dominant les débats sur la restructuration du pouvoir. En d'autres termes, l'ouverture de deux fronts de lutte laissait entrevoir une issue coûteuse La fabrication des chiffres n'était pas une opération difficile étant donné le fort taux d'abstention et la non maîtrise du processus électoral par l'opposition. On pouvait faire de bons chiffres selon les standards internationaux. Une réponse ayant été apportée aux enjeux immédiats, il reste que les désordres que portent la confusion des pouvoirs ne sont pas écartés. La crise de l'Etat-DRS[2] est étouffée, elle n'est pas résolue. Au lieu d'entrer dans la compétition électorale, les candidats auraient pu s'entendre pour un vote sanction. Il leur aurait permis non pas de remporter les élections mais d'exprimer électoralement leur rejet du quatrième mandat, plutôt que de dénoncer les résultats ensuite, mais aussi de s'engager dans une démarche unitaire et surtout de s'exercer à la pratique du contrôle du processus électoral. Ils auraient fait un petit pas dans la direction du consensus national et d'une transformation pacifique du pouvoir. Tous comptes faits, la participation n'aurait pas levé d'espoirs inutiles et n'aurait pas signifié légitimation mais transformation des pouvoirs d'agir de la société. Il y a en vérité trois vainqueurs de la consultation électorale : la crise surdéterminante de l'avenir ou crise mondiale du politique (impuissance du politique : absence de vision, crise économique et culturelle), la crise politique algérienne ou la division de la classe politique qu'on ne peut dissocier du désengagement politique de la population, et enfin la détermination du pouvoir militaire à se préserver pour accompagner plus tard une mutation nécessaire du système. De ces « vainqueurs», le troisième est le facteur actif. En effet ce sont la population et la classe politique qui perdent leurs ressources, leur crédit. Il faut renoncer à penser que la préservation de l'un des trois « corps» que sont l'armée, la classe politique et la société entraîne automatiquement la préservation des autres. Ce sont des corps séparés. L'armée a ses propres préoccupations, elle est soucieuse avant tout de son monopole, de la défense de son territoire, des conséquences de Tiguentourine, des intérêts de ses membres, etc. Il ne peut en être autrement. De même la classe politique est absorbée par ses compétitions, son avenir, alors que les populations le sont par leurs soucis quotidiens, pour aller vite. A chacun on peut reprocher sa préférence pour le présent, ses intérêts immédiats, bien qu'on ait tendance à le faire davantage aux élites qu'à la société. Tous ces corps ensemble composent, avec le monde, le mouvement global de ce que l'on appelle la société et l'Etat algérien. Chacun s'arrange des autres comme il peut. Rappelons ici, que la démocratie, la division du pouvoir dans les sociétés occidentales a résulté de la puissance acquise par la société (marchande), du nouveau fondement qu'elle a offert à la puissance publique et militaire. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui dans notre pays c'est bien au développement d'une société civile marchande, mais elle aussi corrompue et non affranchie du pouvoir militaire, à la manière un peu, il est vrai, de toutes les «accumulations primitives» qui ne sont pas allés sans corruption, usage de la force et de la conquête. Il reste que cette accumulation primitive ne veut pas s'achever[3]. Pour ce qui est du premier facteur, on peut dire qu'une bonne partie de société n'a pas désiré un changement qui n'est plus associé à l'idée de progrès, n'en déplaise à ceux qui lui ont dressé un culte. Sinon le souhait épars d'un changement dans la répartition des richesses. Comme ailleurs domine le conservatisme autour de la défense du pouvoir d'achat. L'objectif du changement ne portait pas de nouvelles promesses sensibles, mis à part certaines fractions sociales. La «crise de l'avenir» et l'impuissance politique corrélative, s'expriment dans la crise de la croyance au progrès, la crise de la société salariale et de l'Etat providence. Dans notre pays, on ne veut pas voir que le développement de l'Etat sécuritaire a été une aubaine pour une partie non négligeable de la société. On ne sait plus de quoi sera fait demain, jusqu'où le chômage pourra aller, vers quelles nouvelles divisions du travail nationale et internationale nous dirigeons nous, quelles compétitions et quelles solidarités ? La crise touche de manière différente les élites supérieures et le reste de la société. Aux hiérarchies supérieures elle communique le sentiment d'impuissance, alors que le reste de la société est affectée d'une autre manière étant donné que nous sommes encore dans une «croissance de rattrapage». L'horizon d'attente de la population appartient à un passé du monde que nous n'avons pas encore atteint et qu'il faut rattraper. Il se résume dans l'impératif de croissance du pouvoir d'achat, de la consommation. Quant au changement auquel appelle une minorité dont l'intégration semble assurée, il est identifié dans certaines libertés démocratiques. Ce qu'il s'agit de rattraper est moins matériel que politique. Ici le changement est mieux identifié. Finalement, d'un étage de la société à un autre, on se retrouve avec plusieurs états d'esprit séparés. Quant au deuxième facteur, qui nous est particulier, il renvoie à la nature du champ politique algérien. On peut parler de faux champ politique, dans la mesure où il n'a pas été construit dans une réelle représentation sociale. C'est dans ce sens que les premiers militants de la démocratie ont parlé de confiscation de la volonté populaire. On a imposé à la société des cadres dans lesquels elle ne pouvait s'exprimer. L'Etat a été construit contre la société et ses cadres d'expression, l'un incarnant l'ordre, le progrès et l'autre le désordre, le passé. Nous étions dans l'esprit de la table rase. Tous les contre-pouvoirs ont été rompus. De ce point de vue, la période postcoloniale peut être caractérisée par un approfondissement de la séparation entre la société et les élites. Ces dernières habitent une fausse représentation du monde et de la société, comment pourraient elles les diriger ? Avec le multipartisme, les divisions du champ politique national ont été importées de celui «universel» de la France. Aucun examen sérieux du rapport à l'ancienne métropole. Examen qui aurait pu l'en soustraire, si l'on avait procédé à une comparaison avec d'autres pays. Le «champ politique» réel qui était contenu dans le parti-Etat FLN, s'est réfugié avec le multipartisme de façade au cœur de l'Etat-DRS. Pour s'autonomiser il a besoin d'autres appuis que le monopole des ressources naturelles. La population n'a pas confiance en ses partis politiques parce qu'ils n'ont pas partagé ses croyances ordinaires[4]. Parce que leurs visions et leurs divisions sont allogènes. Parce que les partis et les élites ne partagent pas les croyances ordinaires des gens, ne travaillent pas sur elles, ils ne peuvent les transformer, et de ce fait, leur développement a été séparé. Ils n'ont donc pas accès à leur expérience ordinaire, à leurs croyances, à leurs attentes et ne peuvent les transformer. Les partis partagent avec la population des croyances idéologiques qu'ils n'ont pas extraites de leur pratique politique. Au lieu de cela, ils ont transformé des sentiments identitaires en croyances idéologiques[5]. De telles croyances au lieu d'être les supports d'une conscience commune et de son champ politique sont devenues ses obstacles. Les partis politiques butent sur les notions d'Etat islamique, de laïcité, d'Etat central, de régions, bref sur un champ sémantique dont les éléments trop disjoints ne leur permettent pas de construire une conscience commune, la base d'un consensus nécessaire à la naissance d'un champ politique autonome. Le consensus national doit être distingué du consensus que peuvent établir les formations politiques entre elles. Le consensus de la classe politique conduit au consensus national et en est son expression, s'il est le produit du travail des populations sur elles-mêmes pour s'élever au-dessus de leurs appartenances primaires. Il ne peut se résumer à un arrangement entre formations politiques. A l'heure de la troisième révolution industrielle, de la globalisation, si on ne peut revenir à un stade pré-national, nous ne pouvons plus compter de même sur les «armées industrielles du travail», la société salariale pour faire société. Autrement dit, on ne peut plus faire société comme on a pu le faire avec la seconde révolution industrielle. Il faut construire de nouveaux collectifs. Ce sont des ensembles moins massifs qui devront s'élever au niveau de la globalisation pour composer le nouvel ensemble national qui puisse contenir les effets négatifs et incorporer ses aspects positifs de celle-ci. La nation restera un palier déterminant et performant, comme le montre l'exemple des petites nations scandinaves, à condition qu'elle réussisse à trouver sa place dans le palier supérieur et à comprendre les paliers inférieurs de l'intégration. En conclusion et à titre d'ébauche pour une réflexion future, je dirais qu'étant donné le long chemin qui mène au consensus national démocratique, il faut prévoir un certain nombre d'étapes. D'après ce qui précède, je vais ici distinguer deux ordres d'idées. Tout d'abord, il faut s'attacher à construire une véritable représentation sociale, politique et économique. Mais ce ne sont pas de simples élections honnêtes et transparentes qui vont établir la confiance entre les élites et la société. Il faut que se transforme le rapport de la société à ses élites. Celle-ci n'apparaîtra qu'avec l'émergence de nouvelles visions, de nouvelles pratiques et de nouveaux liens qui mettent la société à la hauteur du monde. Pour mettre fin à la trahison des élites, au désengagement politique des individus et de la société, il faut que la confiance puisse-t-être vérifiée et vérifiable. Il faut donc toute une série de mesures simples qui rendent possibles ces nouvelles choses. Pour cela, il faut faire confiance à la société et accepter de travailler avec les cadres d'expression de la volonté populaire tels qu'ils se présentent. L'étage régional doit être établi, les solidarités primaires ne doivent pas être niées. Tous les appuis et toutes les forces ne doivent pas être négligés. Certains s'effaceront quand d'autres plus puissants feront leur apparition. Dans le même temps et comme perspective, il faut établir un ordre de priorités politique et économique qui soit réellement celui de la société, dans lequel elle s'impliquerait sérieusement, qui donnerait une perspective crédible aux nouvelles pratiques et qui permettrait à la volonté populaire de s'inscrire dans le monde. Citons à titre d'exemple, la sécurité, l'emploi et l'investissement privé. La sécurité et l'emploi, avec une réforme du secteur de la sécurité et une stratégie économique. Un investissement privé sain pour développer une société civile affranchie. Donc, une liberté d'association, un nouvel ordre de priorités national (qui ne peut pas s'inscrire indépendamment de celui du monde), l'ébauche d'un nouveau champ politique autonome, tels devraient être les premières étapes avant que l'on ne puisse aboutir à un consensus national démocratique. Notes : [1] «Ali Benflis ou mieux» http://arezkiderguinidepute.wordpress.com/2013/11/06/ali-benflis-ou-mieux/ [2] Voir l'article du même titre paru dans ce quotidien. http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5195350&archive_date=2014-03-13 [3] Abdellatif Benachenhou, est l'auteur à qui l'on doit cette notion d' «accumulation primitive inachevée» dans un livre déjà ancien. [4] Pour la notion de croyance, je renvoie au sociologue français Gabriel Tarde que Durkheim avait surclassé et que l'on redécouvre aujourd'hui. La notion de croyance occupe aujourd'hui une place transversale importante, on la retrouve en économie et dans les sciences cognitives. C'est le pragmatisme qui a transformé sa place dans le champ sémantique. [5] Voir sur ce point la contribution intéressante de Hugues Robert publié par maghreb émergent «Le problème des institutions en Algérie : pour une philosophie de la réforme», en particulier ses troisième et quatrième parties extrait du quatrième chapitre d'un livre à paraître.http://maghrebemergent.com/contributions/idees.html. |