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Verra-t-on un jour
la lumière en Algérie ? Pourra-t-on rompre avec cette lente descente que
raconte, plus que des discours politiques, des considérations sociologiques,
des diagrammes économiques, le masque de tristesse de nos rues ?
Je ne sais sous quelle plume sont nés les deux aphorismes qui suivent : «Le malheur, comme la pitié, peut devenir une habitude», «Maintenir le malheur est plus facile que conserver le bonheur». Venus d'un autre siècle, ils racontent si bien le drame algérien. Le second, en particulier, n'illustre-t-il pas notre vocation à l'immobilisme et à la réaction ? Ne dit-il pas notre inclination à conserver une situation que nous détestons, à cause de notre peur de l'avenir ? En un mot, il dit bien notre tendance à nous accrocher au mauvais, par crainte du pire? Nos dirigeants l'ont bien compris. Ils se gardent bien de changer en quoi que ce soit la situation de leur peuple. Ils savent que le mandat subliminal qu'il leur délivre est précisément de ne rien changer, de ne pas ouvrir la boîte de Pandore, cette fameuse boîte censée contenir tout le mal, mais aussi? tout le bien ! Ils se contentent d'endiguer les contestations locales, les protestations un peu trop violentes en faisant donner la troupe ou le carnet de chèques. Les raisons de ce penchant sont connues. Aussi loin que porte le regard, nous n'avons vécu que dans la tragédie, celle de l'occupation coloniale, celle de régimes autoritaires muselant un peuple qui croyait avoir accédé à la liberté en conquérant son indépendance, celle d'une décennie sanglante venant illustrer en un sinistre point d'orgue quarante ans de faillite, celle du silence autour de cette même décennie sanglante et de la reproduction à l'identique du même système de gouvernement, du renouveau des passe-droits, de la corruption et de l'arbitraire judiciaire, celle de l'explosion du nombre de harragas et des suicides? Tout se passe comme si le malheur était une donnée structurelle de notre société, une habitude donc avec laquelle il serait vain de tenter de rompre. Alors, nous choisissons de vivre avec, comme avec une divinité cannibale à laquelle nous sacrifions nos envies de bonheur et d'épanouissement pour calmer ses débordements mortels. C'est sans doute ce que notre peuple partage le plus. C'est ce qu'illustrent son conformisme et son aversion pour la nouveauté. Comme le dit la romancière canadienne Nathalie Petrowski, «Le malheur, dans le fond, n'est rassurant que lorsqu'il est partagé par la collectivité». Oui, il y a quelque chose de rassurant dans le partage avec l'immense majorité des siens. Il y a quelque chose de rassurant dans la croyance collective dans l'inéluctabilité d'un destin, dans l'impossibilité de changer le cours des choses, dans le sentiment de faire l'objet d'une élection à rebours pour un destin médiocre. Autre citation, autre aphorisme, de Shakespeare, celui-ci. «C'est un malheur du temps que les fous guident les aveugles». Les aveugles, c'est nous, qui recherchons une stabilité illusoire dans le maintien d'une situation dégradée. C'est nous, qui croyons en l'éternité d'une justice bafouée, d'une éducation abêtissante, d'une économie basée intégralement sur l'exploitation d'une rente qui va s'éteindre sous peu. C'est nous, qui brûlons des pneus, incendions des bâtiments, hurlons notre colère contre un système alors que, dans le même temps, nous volons au secours de ce même système quand nous le croyons réellement menacé. Shakespeare, en parlant des fous, n'avait pas en tête les fantômes déraisonnables qui se promènent dans nos rues, parfois dans le plus simple appareil, en marmonnant des phrases incompréhensibles. Il aurait pu songer aux dictateurs latino-américains, ceux qui peuplent les romans de Garcia Marquez, Juan Rulfo ou Alejo Carpentier, reflets des Abdalla Boucaram, des Strossner, des Somoza?, des personnalités hors normes, mettant en scène l'hubris grecque, faite de convoitise et de démesure, face à des peuples tétanisés. Tétanisé, comme notre peuple, devant des responsables qui le méprisent et dont le dernier des soucis est d'améliorer sa condition. Omar Ibn Al-Khattab, calife éclairé, déclarait que «le plus malheureux des gouverneurs est celui qui fait le malheur de ses administrés». La mine réjouie de nos dirigeants montre bien que l'Algérie est l'exception qui confirme cette règle de bon sens? J'ai déjà noté la connivence de fait qui les lie aux opposants qu'on pourrait qualifier d'«institutionnels», ceux dont le métier consiste à marchander leur liberté de contestation contre un poste propice à l'élévation de leur train de vie. Quino, père de Mafalda, petite héroïne d'une bande dessinée argentine, célèbre pour l'acuité de son regard sur la politique de son pays, a dit que «le malheur avec la grande famille humaine, c'est que tout le monde veut en être le père». En Algérie, ce n'est pas l'ambition d'être le petit père des peuples qui guide la majorité de nos hommes politiques mais le désir de s'approprier l'exploitation de ce qu'ils considèrent comme un troupeau? Alors qu'une catastrophe menaçait le petit Danemark, quelqu'un s'est écrié : «c'est un trop petit pays pour un si grand malheur !». On pourrait le paraphraser en disant que l'Algérie est un trop grand pays pour un si médiocre destin ! C'est vrai que nous avons du mal à trouver dans notre histoire récente des motifs de gratification susceptibles de nous fournir des points d'appui pour nous projeter dans un futur de progrès, d'épanouissement. L'Andalousie, c'est si loin que ça en devient presque irréel. Colonisation, massacres internes, nous sont terriblement proches et terriblement familiers. Pour autant, sommes-nous condamnés au malheur routinier? Certainement pas. Il nous faut juste nous engager dans la construction aujourd'hui des motifs de fierté de nos enfants, demain ! |