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Un certain nombre
d'articles parus dans les quotidiens nationaux s'alarment du mutisme de l'élite
intellectuelle face à la gravité présumée de la conjoncture politique, sociale
et économique de l'Algérie actuelle. Je n'entends pas me faire l'écho de
l'élite, mais je tiens à signaler qu'un certain nombre d'universitaires ont
contribué - quand ils en ont été sollicités - par des articles de fond.
Un simple sondage dans ma ville natale auprès de mes cadets, pourtant bourrés de diplômes, m'ont dissuadé de continuer à envoyer des papiers à la presse nationale, la raison invoquée étant que ce genre de papiers n'intéresse personne, notamment tout ce qui touche à la doctrine et aux problématiques théoriques, autrement dit les débats d'idées au contraire des informations factuelles qui semblent apparemment plus prisées. Par ailleurs il est bon de signaler à l'intention de ceux qui ne partagent pas de telles remarques que beaucoup a été écrit au cours de la dernière décennie sur les aspects fondamentaux de la société maghrébine en général et algérienne en particulier, dans des ouvrages qui malheureusement ne sont pas lus tout simplement parce que, édités à l'étranger, ils ne rentrent pas en Algérie pour des raisons de politique éditoriale. Un certain nombre d'ouvrages que j'ai écrits ou pilotés, publiés il y a dix ans ou plus anticipent la tragédie du M'zab comme la résurgence de la «question touareg». Enfin il faut signaler que les éditeurs nationaux les plus crédibles rechignent à publier des ouvrages dont ils pensent qu'ils n'auront pas de succès commercial, même si, par ailleurs les livres sont importants par leur contenu. Encore une fois, le droit au savoir est hypothéqué par la loi d'airain du marché, l'implacable marché, à moins d'une politique volontariste qui pour l'instant existe dans les centres de recherches ou dans les universités algériennes, où le livre est subventionné par des budgets de fonctionnement. Mais ces ouvrages ont une visibilité modeste dans la mesure où ces institutions publiques n'ont pas la possibilité d'assurer une diffusion suffisante auprès des librairies du pays tout au moins. Voilà pour la réponse aux invectives sur le prétendu mutisme des intellectuels. La plaidoirie n'est là que pour servir d'avant-propos à une contribution dont je souhaite qu'elle sera utile pour son aspect pédagogique, celle du couple solidarité / citoyenneté ou tout au moins de la solidarité citoyenne. Cette contribution m'est inspirée par le caractère récurrent des appels à la révision constitutionnelle, martelés par toutes les factions politiques et notamment les candidats à la présidentielle ou à leurs ayant-cause. La révision constitutionnelle doit en appeler à des fondamentaux qui présupposent le type de société que l'on veut édifier au contraire du bricolage juridique. Le binôme «solidarité citoyenne» nous invite à réfléchir sur le fondement de l'éthique sociétale à mettre en œuvre en la situant dans le concert des sociétés libérales occidentales qui nous ont précédés dans l'aventure démocratique, même si cette démocratie a été plusieurs fois confrontée au paradoxe colonial, voire à l'épisode de Vichy pour ce qui est la France républicaine. Tout système produit ses apories, c'est vrai, mais cela peut conduire d'une certaine manière à justifier a priori tout système social en tant producteur de sa propre négation, et ce dans des conjonctures particulières. Nous laisserons de côté ce débat spéculatif (débat éculé entre hégéliens et regulationnistes?) pour nous consacrer à cette expression apparemment ambiguë de solidarité citoyenne. Je me contenterai, en effet, de traiter la thématique proposée sous le double aspect de la solidarité et de la citoyenneté, même si ce choix quelque peu scolaire peut paraître suranné. En fait, il n'est pas inutile, en l'absence du contexte du débat général dans le cadre duquel cette problématique pourrait être discutée, de souligner le caractère inflationniste, donc plus que redondant de ces deux termes, dans leur énonciation sur la scène publique, politico- médiatique, entre autres. Sur la (les) solidarité d'abord, je me dois en tant qu'anthropologue de rappeler le diagnostic que, chacun à sa façon, Emile Durkheim et Max Weber, en ont fait au tout début du 20eme siècle. En gros, la modernité propre aux démocraties occidentales consiste à congédier les solidarités fondées sur l'affect, le tribal, le communautaire, etc., pour se donner à voir sous le signe de la «solidarité organique», autrement dit fonctionnelle et anonyme. Désormais, vous êtes solidaires et altruistes malgré vous, en acceptant de bonne grâce les prélèvements opérés sur votre feuille de salaire, au profit de ceux qui sont malades ou de ceux qui sont justiciables d'une retraite. Le mécanisme de la cotisation sociale est donc consubstantiel de cette solidarité anonyme : vous vous portez au secours d'individus que vous ne connaissez pas. En revanche, vous êtes censés bénéficier de la même libéralité contractuelle. Il convient néanmoins de préciser que ce privilège est surtout, et d'abord, un principe français. Le paradoxe durkheimien et wébérien (même si les deux auteurs n'ont pas la même approche du social) vient de ce que cette solidarité nouvelle est d'autant plus efficace qu'elle s'accompagne de son antinomie au plan éthique et philosophique, celle de l'individuation de plus en plus poussée de la société occidentale. Cette dialectique de l'égotisme et de l'altruisme est l'invention la plus surréaliste de la civilisation contemporaine. Sur le deuxième volet du propos, celui de la citoyenneté, ce même occident se prévaut d'en avoir inventé la substance, à savoir le caractère autonome de l'individu, désormais sujet de droit, par rapport à l'Etat. Cette autonomie peut s'exercer individuellement ou dans un cadre associatif, l'essentiel étant qu'elle s'exprime et s'exerce dans le respect des lois qui régissent la Cité : l'ordre légal a pour vocation, en effet, de protéger les intérêts de la personne contre ceux de la foule, de la multitude, de la horde, etc., en même temps qu'il se porte garant de l'intérêt général contre les intérêts particuliers. Voilà brièvement exposé le double paradoxe, celui de la solidarité face à l'individualité et celui du public face au privé. Il nous faut cependant aller au-delà de l'approche normative pour exorciser ce qu'on pourrait appeler le «principe de réalité ». En effet, la première dyade ne peut tenir son pari que par rapport à un contexte, pour le moins économique, celui du plein emploi, qui a rendu possible, au moins jusqu'à la fin des Trente Glorieuses, ce principe de régulation. On connait aujourd'hui les risques de dysfonctionnement résultant d'une raréfaction des cotisants, versus «actifs occupés », en porte-à-faux avec une demande sociale de santé plus importante et d'une entrée en retraite de plus en plus massive. Cette réalité remet en cause le principe sacro- saint de la solidarité fonctionnelle quand les choses ne «fonctionnent plus » comme avant. On en vient à remettre en cause l'ordre social régnant et, à l'avenant, l'ordre capitaliste sous son aspect le plus prédatoire, à savoir le capitalisme financier. Sur la deuxième dyade public / privé, la sphère du public, comme celle du privé, se brouille de plus en plus, à mesure que la notion de volonté générale n'est plus lisible éthiquement parlant. Le dilemme des démocraties dites représentatives, est qu'elles ne préjugent pas forcément du présupposé qui s'attache au concept générique de démocratie, c'est-à-dire la liberté de jugement et d'appréciation, sans risque pour sa sécurité. De nombreuses dictatures, ont fait bon ménage avec démocratie représentative. Dans les pays du Sud, l'analphabétisme s'ajoutant à des situations de sujétion qui suggèrent fortement la «servitude volontaire » évoquée magistralement par Etienne de La Boétie au 16eme siècle rendent toujours prégnant l'arbitraire du Prince. Il arrive même que ce sont les couches plébéiennes, donc les plus démunies, qui font montre de l'adhésion la plus forte au fait du Prince, au droit éminent de ce dernier, et donc de l'allégeance la plus sincère. Il n'est point utile ici de donner des exemples car ils sont archi-connus. La chose publique se brouille donc au Nord comme au Sud, certes dans des contextes sociologiques différents, mais qui en dernière instance, se trouve bâtie sur le même socle, celui de l'éternelle partition entre le droit éminent du Prince, c'est-à-dire le droit régalien de l'Etat d'un côté, et la «res communis» (en fait, l'antique j'maa s'érigeant en collectivité territoriale) de l'autre. Ce paradigme est archétypal en ce sens qu'il relève d'une durée quasi intemporelle, quasi-mythique. Ce constat connait des temps forts et des temps faibles au cours de l'histoire des peuples, mais je dois dire que nous le vivons avec la mondialisation ambiante de manière à la fois résurgente et manifeste. Une telle distanciation entre, ce qui relève du régalien, porté en grande partie par la sphère du capital, et ce qui relève de la société civile, s'exacerbe de plus en plus, même si, encore une fois, les modalités et les temps de latence et d'irruption s'expriment différemment au Nord et au Sud. Cette situation conduit à la myopie de la vision populaire à mesure que le peuple se paupérise encore plus et que, ce faisant, son champ de vision se rétrécit à sa condition immédiate. Si les solidarités citoyennes doivent s'entendre à l'échelle stato-nationale, on peut toujours espérer voir les classes populaires réagir au cas par cas, rapporté à leur «intérêt de classe », ce qui est tout à fait légitime, sauf quand certaines dérives droitières pointent à l'horizon et signalent comme un parfum de fascisation de la société globale... En revanche, si les solidarités citoyennes s'entendent à l'échelle de la planète, elles ne peuvent être incarnées pour l'instant, et on peut le regretter, que par les classes dites moyennes ou les élites, c'est-à-dire une catégorie socioculturelle plus coalescente au regard des latitudes géographiques et qui est seule en mesure de produire de l'utopie, au sens de René Dumont («L'utopie ou la mort »). Une telle posture n'est guère différente de celle des acteurs qui ont porté les révolutions, toutes les révolutions, ou qui pour le moins, les ont pensées sans y avoir forcément participé, ou s'être sacrifiés pour elles. Afin d'éviter tout malentendu, il convient de préciser qu'il n'est pas question ici d'encenser l'élite, voire l'intelligentsia ès qualités. Ma thèse consiste à dire que les producteurs d'utopie se recrutent traditionnellement dans ce vivier. Mais il est tout à fait clair qu'on y trouve aussi - et l'Histoire est là pour nous le rappeler - un pot-pourri de tendances, d'opinions, voire de pratiques tout à fait contradictoires allant de l'opportunisme, du quant-à-soi, jusqu'à la lâcheté et à la «trahison des clercs ». Qu'il s'agisse aujourd'hui des dérobades occidentales face aux dictatures dont la barbarie à l'égard des peuples martyrs qui se déroulent sous nos yeux aujourd'hui en Afrique ou ailleurs, ou qu'il s'agisse de la grande prédation dont l'homme s'est rendu coupable au point d'assister à la revanche des «Dieux » ou de la nature longtemps bafouée, tous ces faits trouvent aujourd'hui l'écho le plus solide auprès de cette même élite, dont ont ne peut douter de la sincérité militante et qui, en même temps, n'est pas, loin s'en faut, la plus menacée par les dangers qui nous assaillent. On peut s'en réjouir ou s'en morfondre, sauf à vouloir tricher ou manier la langue de bois. Tel me parait être aujourd'hui le sens qu'on peut donner aux «solidarités citoyennes». *Universitaire |