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«On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs». Après la révolution orange, la Russie était dans le besoin de moderniser son industrie pétro-gazière et d'une mise à jour de sa politique énergétique, afin de faire face à une demande mondiale exponentielle de gaz. Des ambitions globales Trois projets phares illustrent cette nouvelle «diplomatie du pipeline». En premier lieu, le BTS (Système de tubes de la Baltique), mis en oeuvre par Transneft. Lancée en 1999, la fabrication d'un oléoduc débouchant sur un nouveau terminal à Primorsk, près de Vyborg, fut achevée fin 2001. Depuis, on observe une montée en puissance rapide des capacités du BTS (18 millions de tonnes par an (Mt/an) en 2003, 30 Mt/an début 2004, 50 Mt/an fin 2004, 60 Mt/an prévues en 2006), signe du caractère prioritaire de ce projet qui a rendu possible le boycott total du terminal de Ventspils par Transneft depuis 2003. Ensuite, le SEG (gazoduc nord-européen), dont la première pierre a été posée début décembre 2005. Le tracé envisagé relie le «hub» de Griazovets (région de Vologda) au port allemand de Greifswald, avec une extension possible vers la Grande-Bretagne via les Pays-Bas. La capacité initiale du gazoduc, qui devrait entrer en service dès 2010, serait de 20 milliards de m3, pour un coût estimé par Gazprom à 5,7 milliards de dollars. Le gazoduc nord-européen a valeur de double signal politique à l'intention du «partenaire stratégique» allemand et des pays de transit actuels - la Pologne et l'Ukraine - dont la Russie n'apprécie guère l'atlantisme assumé. Accessoirement, le choix de BASF pour être le maître d'œuvre du projet est une «piqûre de rappel» destinée à son principal concurrent, EON, partenaire pressenti par Gazprom, mais qui avait eu le tort d'accorder un soutien trop prononcé aux desseins gaziers de la nouvelle équipe ukrainienne. La chancelière allemande, Angela Merkel, qui avait critiqué cet accord parce qu'il ne prenait pas en compte, selon elle, les intérêts de la Pologne et des États baltes, n'a finalement pas remis le projet en cause. Enfin, le «Blue stream», dont la construction avait été décidée lors de la visite de Viktor Tchernomyrdine à Ankara fin 1997. Ce tube d'une capacité de 16 milliards de m3 par an, qui relie directement la Russie à la Turquie via la mer Noire, a été réalisé en partenariat avec la société italienne ENI et Bouygues off-shore. Il a transporté ses premiers volumes de gaz naturel en décembre 2002. Le Blue stream doit permettre à la Russie de conserver sa position dominante sur le marché turc (61 % des parts de marché en 2003) et de contrecarrer les projets d'exportation de gaz azéri et iranien vers la Turquie et l'Europe du sud. Au cours de la dernière décennie, la Chine a rejoint le Japon et la Corée quant aux quantités de pétrole brut importé, dont près de la moitié provient du Proche-Orient ; pour le Japon et la Corée, le chiffre avoisine les 80-85 %. Ce pétrole transite en grande partie par les détroits d'Ormuz et de Malacca, généralement considérés comme des « zones de conflits potentiels ». Les problèmes accrus au Proche-Orient et la vulnérabilité des tankers constituent donc de véritables menaces. Deuxième consommateur mondial, la Chine doit de toute urgence trouver des sources d'approvisionnement et des voies d'acheminement de rechange, au même titre d'ailleurs que le Japon et la Corée du sud, le dynamisme des géants industriels de l'Asie orientale lui offre une occasion idéale de valoriser son potentiel. Le commerce, c'est le commerce, les ne souhaitent pas vraiment vendre de l'énergie bon marché aux Chinois. Certes, les deux géants ont récemment résolu leurs querelles frontalières, mais la Chine émerge rapidement à la fois comme rival politique et comme concurrent industriel et économique. Avec sa fringale énergétique, elle avait déjà, en 2003, importé du Kazakhstan environ un million de tonnes de brut par le rail. Mais, outre que cette forme de transport a des capacités limitées, son coût supplémentaire se répercute en aval, dans les industries énergétique et chimique. La stratégie de Poutine L'économie russe repose sur ses exportations de pétrole brut et de gaz naturel. Or l'extraordinaire dynamisme des géants industriels de l'Asie orientale lui offre une occasion idéale de valoriser ce potentiel. Toutefois, le contraste entre ce dynamisme et les vastes étendues vierges à l'est de la Sibérie centrale donne le sentiment que la région est vulnérable. La Chine toute proche dispose d'une main-d'œuvre pléthorique et d'importants moyens d'absorption. Pour les Russes, c'est une position à la fois de force et de faiblesse. Quelle peut donc être leur stratégie par rapport à l'Asie du nord-est ? Depuis l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en 2000, le contrôle du secteur énergétique - et, plus particulièrement, de la rente des hydrocarbures - s'est imposé comme un objectif majeur du Kremlin. Le gouvernement a confirmé son intention de garder la mainmise sur le réseau d'oléoducs et de gazoducs d'exportation, tandis que le projet de loi sur l'«utilisation du sous-sol», présenté en mars 2005, prévoit un durcissement des conditions d'accès et d'exploitation des gisements dits « stratégiques» pour les L'effondrement de l'URSS a privé la Russie des principaux terminaux de la façade balte (Ventspils en Lettonie) et réduit son accès à la mer Noire (perte du port d'Odessa). L'émergence d'États indépendants entretenant le plus souvent des relations tendues avec l'ancienne métropole ainsi que le double élargissement de l'Otan (qui a accueilli trois pays de l'Est en 1999 et sept autres en 2004) ont, en outre, alimenté chez les Russes la crainte de voir leurs ex-satellites bloquer un jour le transit de leurs hydrocarbures vers les marchés ouest-européens. Dans ce contexte, la construction de pipelines qui permettraient de limiter les risques politiques est devenue l'un des objectifs majeurs du Kremlin. Une stratégie pleine d'ambitions Trois projets phares illustrent cette nouvelle «diplomatie du pipeline». Premier projet: En premier lieu, le BTS (Système de tubes de la Baltique), mis en oeuvre par Transneft. Lancée en 1999, la fabrication d'un oléoduc débouchant sur un nouveau terminal à Primorsk, près de Vyborg, fut achevée fin 2001. Depuis, on observe une montée en puissance rapide des capacités du BTS (18 millions de tonnes par an (Mt/an) en 2003, 30 Mt/an début 2004, 50 Mt/an fin 2004, 60 Mt/an prévues en 2006), signe du caractère prioritaire de ce projet qui a rendu possible le boycott total du terminal de Ventspils par Transneft depuis 2003. Deuxième projet: Ensuite, le SEG (gazoduc nord-européen), dont la première pierre a été posée début décembre 2005. Le tracé envisagé relie le «hub» de Griazovets (région de Vologda) au port allemand de Greifswald, avec une extension possible vers la Grande-Bretagne via les Pays-Bas. La capacité initiale du gazoduc, qui devrait entrer en service dès 2010, serait de 20 milliards de m3, pour un coût estimé par Gazprom à 5,7 milliards de dollars. Le gazoduc nord-européen a valeur de double signal politique à l'intention du «partenaire stratégique » allemand et des pays de transit actuels - la Pologne et l'Ukraine-dont la Russie n'apprécie guère l'atlantisme assumé. Accessoirement, le choix de BASF pour être le maître d'œuvre du projet est une «piqûre de rappel» destinée à son principal concurrent, EON, partenaire pressenti par Gazprom, mais qui avait eu le tort d'accorder un soutien trop prononcé aux desseins gaziers de la nouvelle équipe ukrainienne. La chancelière allemande, Angela Merkel, qui avait critiqué cet accord parce qu'il ne prenait pas en compte, selon elle, les intérêts de la Pologne et des États baltes, n'a finalement pas remis le projet en cause. Troisième projet: Enfin, le «Blue stream », dont la construction avait été décidée lors de la visite de Viktor Tchernomyrdine à Ankara fin 1997. Ce tube d'une capacité de 16 milliards de m3 par an, qui relie directement la Russie à la Turquie via la mer Noire, a été réalisé en partenariat avec la société italienne ENI et Bouygues off-shore. Il a transporté ses premiers volumes de gaz naturel en décembre 2002. Le Blue Stream doit permettre à la Russie de conserver sa position dominante sur le marché turc (61 % des parts de marché en 2003) et de contrecarrer les projets d'exportation de gaz azéri et iranien vers la Turquie et l'Europe du Sud. Parallèlement, Moscou cherche à prendre le contrôle d'infrastructures déjà existantes, notamment en ex-URSS et en Europe orientale et balkanique. En Ukraine, le consortium gazier ukraino-russe chargé de la co-gestion du réseau des tubes d'exportation de Kiev - dont la création avait été annoncée par les présidents Koutchma et Poutine en juin 2002, mais qui fut vidé de sa substance avant même la «révolution orange» - a longtemps été considéré par le Kremlin comme un projet prioritaire. En décembre 2002, la Russie a convaincu les représentants de la Biélorussie, de l'Ukraine, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Croatie de signer un accord portant sur le raccordement des systèmes d'oléoducs Droujba et Adria. La mise en oeuvre de ce projet coordonné par Transneft permettra l'exportation de 10 puis 15 Mt/an via le terminal d'Omichal, port croate en eaux profondes capable d'accueillir des super-tankers de 500 000 tonnes susceptibles de desservir les marchés nord-américain et japonais. Par ailleurs, les sociétés pétrolières russes se sont engagées, avec le soutien de leur gouvernement, dans une politique très active d'acquisition. Lukoil a racheté deux importantes raffineries en Bulgarie (Naftokhim-Bourgas) et en Roumanie (Petrotel-Ploesti) et remporté l'appel d'offres du gouvernement serbe concernant la privatisation de 79 % des actions de la société de distribution Beopetrol. Lukoil, qui contrôle 20% du marché serbe, avait également indiqué son intérêt pour une participation dans les raffineries de Pantchevo et de Novi Sad. Dans le cadre de son plan de développement en Europe du Sud-est, Lukoil a également racheté la raffinerie d'Odessa. À l'automne 2002, au terme de longues tractations, Ioukos se portait acquéreur des parts de la société américaine Williams International dans la raffinerie de Mazeïkiu, en Lituanie. La compagnie de Mikhaïl Khodorkovski avait déjà, en décembre 2001, racheté 49% des parts de l'opérateur slovaque Transpetrol. Ces avancées ont compensé les échecs de Lukoil en Grèce (où elle a finalement renoncé à acquérir Hellenic Petroleum) et en Pologne, où le gouvernement - pour des raisons politiques-a tout mis en œuvre pour empêcher que la raffinerie de Gdansk ne tombe entre les mains de groupes russes. Dans le domaine de l'électricité, Anatoli Tchoubaïs, P-DG du monopole public EES Rossii, a tenté de mettre en pratique une idée évoquée à l'automne 2003 : la création d'un «empire libéral». Les nouveaux États indépendants du Caucase du sud ont été «ciblés» en priorité. Ainsi, EES s'est vu confier, en 2003, la gestion de la centrale nucléaire de Metzamor, en Arménie. Il y a également acquis la centrale thermique de Razdan et cinq unités de production hydroélectrique de la vallée de Sevan-Razdan. Ces transactions, qui se sont déroulées dans le cadre de l'accord intergouvernemental sur le règlement de la dette publique de l'Arménie envers la Russie, ont permis à EES de prendre le contrôle de 80% de la production électrique du pays. En dépit des relations particulièrement tendues entre Moscou et Tbilissi, la compagnie dirigée par Anatoli Tchoubaïs a acheté 75% des actions du géorgien TELASI - société de distribution jusqu'alors contrôlée par l'américain AES-et deux blocs de la centrale de Tbilissi (TbilGRES); elle a également acquis la centrale hydroélectrique de Khramesi. L'objectif stratégique d'EES en Transcaucasie est l'exportation de courant vers la Turquie, projet qui fut de nouveau discuté lors de la visite du Premier ministre turc Erdogan à Moscou début 2005. Enfin, EES a pris le contrôle de la station hydroélectrique en construction de Sangtoudinsk-1, au Tadjikistan. Conclu en juin 2004 lors de la visite de Vladimir Poutine à Douchanbe, cet accord a permis l'effacement de 50 millions de dollars de dette publique du Tadjikistan vis-à-vis de la Russie. EES investira 485 millions de dollars dans ce projet - gelé en 1990 faute de financement - qui devrait être opérationnel en 2009. La guerre du gaz «Guerre du gaz» avec l'Ukraine; projet de gazoduc nord-européen reliant la Russie à l'Allemagne via la Baltique ; rachat de la compagnie pétrolière Sibneft - jusqu'alors propriété du dernier des «oligarques eltsiniens», Roman Abramovitch - par le géant Gazprom ; affaire Ioukos, etc. : la thématique de l'énergie est omniprésente dans l'actualité de la Russie de Vladimir Poutine. Il est vrai que les enjeux économiques, politiques et stratégiques liés à ce secteur n'ont sans doute jamais été aussi cruciaux. Détentrice de 6 % des réserves mondiales de pétrole, la Russie a produit 478 millions de tonnes de brut en 2005 et se place au deuxième rang des pays exportateurs, juste derrière l'Arabie saoudite. Les chiffres relatifs au gaz naturel sont tout aussi impressionnants : Gazprom, détenu à 51% par l'État, fournit environ 8% du PIB et encaisse en moyenne 25% des recettes d'exportations de la Russie, laquelle abrite plus du quart des réserves mondiales. Dans son rapport annuel sur l'économie russe, la Banque mondiale estimait, début 2004, que les hydrocarbures représentaient le quart de la richesse nationale et la moitié de la production industrielle du pays. La hausse des cours mondiaux des hydrocarbures permet en outre à la Russie d'enregistrer un taux de croissance de plus de 6 %, d'accumuler des réserves de changes inédites (environ 180 milliards de dollars), de rembourser par anticipation sa dette au Club de Paris (entre 10 et 15 milliards de dollars en 2006 selon le ministre russe des Finances, Alexeï Koudrine) mais, également, de financer les « projets nationaux » récemment annoncés par le président Poutine (en particulier, la spectaculaire augmentation des dépenses budgétaires dans les domaines de la santé, de l'éducation et du logement). Ajoutons que la Russie est le quatrième producteur d'électricité derrière les États-Unis, la Chine et le Japon. Quant au secteur nucléaire civil - en pleine restructuration et dont la direction a été confiée à l'ancien Premier ministre Sergueï Kirienko -, il a généré 3,5 milliards de dollars d'exportations en 2004 et est, avec les industries d'armement, l'un des rares secteurs manufacturiers de haute technologie où le pays reste encore compétitif sur le marché mondial. Ces processus sont indissociables du projet politique de Vladimir Poutine. Accroissement du rôle de l'État, recentralisation, attitude ambivalente face aux partenaires étrangers, nomination de proches du président - le plus souvent issus, comme lui, des «services»-aux postes clés en sont les principales caractéristiques. Les recompositions à l'œuvres dans le secteur énergétique, qui donnent lieu à d'âpres luttes d'influence entre les différents clans de l'entourage présidentiel, influeront sans doute sur les échéances électorales de 2007-2008 et sur la succession au Kremlin. Cette interaction entre politique et énergie a son corollaire extérieur. Alors que les ressorts traditionnels de la puissance russe-en particulier l'outil militaire-sont désormais largement inopérants, Moscou cherche à retrouver une position prépondérante sur la scène internationale en usant tous azimuts du facteur énergétique. Géographie et volumes des approvisionnements, contrôle des infrastructures, implantation d'entreprises russes dans la production et la distribution d'hydrocarbures et d'électricité sont les principaux paramètres d'une stratégie véritablement globale. De ce point de vue, la suspension des livraisons de gaz à l'Ukraine, le 1er janvier 2006-le jour même où la Russie prenait la présidence du G8 qu'elle entend consacrer, entre autres, à la sécurité énergétique-a valeur de symbole. Reste que l'arme énergétique est à double tranchant pour Moscou. Son utilisation brutale risque, en effet, d'entamer sa crédibilité aux yeux de ses partenaires, notamment européens, et de susciter des initiatives visant à contrer cette politique perçue comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. La « guerre du gaz» qui a opposé la Russie à l'Ukraine, fin 2005, est l'illustration la plus récente de l'utilisation par Moscou du facteur énergétique à des fins politiques. Elle est parfaitement conforme à la «Doctrine Lavrov», exposée par le chef de la diplomatie russe le 12 octobre lors d'auditions à huis clos au Conseil de la Fédération: qui s'éloigne de la Russie paiera ses matières premières aux prix mondiaux. Cette nouvelle approche - élaborée sous l'impulsion de M. Kolerov et V. Zoubakov, respectivement chef du département CEI au sein de l'administration présidentielle et n° 2 du Conseil de sécurité nationale - participe d'une réévaluation d'ensemble de la stratégie russe à l'égard de ses voisins après la vague de «révolutions colorées» en ex-URSS. Le cas de l'Ukraine est crucial du fait de l'importance des enjeux économiques, politiques et stratégiques de la relation bilatérale; mais il a, également, valeur d'un révélateur des objectifs et des méthodes de la diplomatie énergétique du Kremlin. Le conflit entre Moscou et Kiev à propos des livraisons de gaz naturel russe à l'Ukraine représente l'aboutissement logique de la dégradation continue des relations bilatérales depuis la «révolution orange». Prévisible compte tenu du soutien du Kremlin à l'adversaire de Viktor Iouchtchenko, le Premier ministre sortant Viktor Ianoukovitch, lors de l'élection présidentielle, et des sympathies atlantistes du nouveau pouvoir ukrainien, cet antagonisme s'est nourri, tout au long de l'année 2005, de visions divergentes sur la plupart des dossiers économiques et politiques à l'ordre du jour (espace économique commun, OMC, relations avec l'UE et l'Otan, etc.). Survenant quelques semaines avant les élections législatives ukrainiennes du 26 mars 2006, la «guerre du gaz» constitue donc une épreuve de vérité. «Groggy» après sa piteuse déconvenue de l'automne 2004, la Russie a conscience de jouer l'une de ses dernières cartes afin de ralentir la «dérive» occidentale de l'Ukraine. Dans sa «guerre du gaz» avec Kiev, le Kremlin cherche à discréditer doublement Viktor Iouchtchenko et la «révolution orange». Tout d'abord aux yeux de la population ukrainienne, en faisant le pari qu'elle sanctionnera dans les urnes l'incapacité de son gouvernement à trouver un compromis (un pari en grande partie gagné si l'on en juge par le résultat des élections législatives du 26 mars, qui ont vu le parti pro-présidentiel «Notre Ukraine» arriver en troisième position, derrière le parti pro-russe de Viktor Ianoukovitch et le Bloc Ioulia Timochenko). Ensuite aux yeux de l'UE, en attribuant à l'Ukraine la responsabilité d'éventuels problèmes d'approvisionnement des consommateurs ouest-européens et en la faisant ainsi apparaître comme un pays de transit peu fiable. La première escarmouche de la «guerre du gaz» se produit le 28 mars 2005. Au cours de leurs négociations avec Gazprom, Ivan Platchkov et Alexeï Ivtchenko-respectivement ministre de l'Énergie et P-DG de la compagnie d'État Naftogaz Ukraïny - formulent plusieurs propositions qui témoignent de leur volonté de réviser l'ensemble des relations bilatérales dans le domaine gazier. La partie ukrainienne propose notamment à Gazprom de revoir les modalités du transit à destination de l'Europe. Kiev souhaite que le montant des royalties versées par Gazprom pour le passage de ses tubes via le territoire ukrainien soit désormais aligné sur les tarifs pratiqués dans l'UE, et que le géant russe s'en acquitte non plus en nature, mais en espèces. Alexeï Miller, le P-DG de Gazprom, prend alors ses interlocuteurs au mot et annonce que sa société est prête à livrer du gaz à l'Ukraine... aux prix européens (soit environ 160 dollars les 1.000m3, contre environ 50 dollars payés jusqu'alors par Kiev) ! N'ayant manifestement pas envisagé cet aspect de sa vocation européenne, la partie ukrainienne retire promptement sa proposition. Seul l'intérêt national prime pour Poutine. La réflexion que le président a engagée sur le rôle des ressources naturelles dans le développement économique de son pays et le maintien de son rang sur la scène internationale est bien antérieur à son élection. Après avoir quitté, à l'été 1996, la direction des Affaires internationales de la mairie de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine soutient une thèse intitulée: «La planification stratégique du renouvellement de la base minérale et de matières premières de la région de Leningrad dans le contexte du passage à une économie de marché». Des extraits de ce travail sont publiés en janvier 1999 dans un recueil de l'Institut d'État des mines de Saint-Pétersbourg (SPGGI). Le recteur de ce prestigieux établissement, Vladimir Litvinenko, était le directeur de thèse de Vladimir Poutine. Il deviendra bientôt son conseiller. Quelle est la nouvelle idéologie du Kremlin sur les questions énergétiques ? Le président souhaite, avant tout, redonner un rôle central à l'État. Garant de l'intérêt national, ce dernier doit disposer des leviers nécessaires à l'impulsion d'une véritable politique industrielle, leviers en grande partie perdus lors de la privatisation des années de «transition». En contrepartie du soutien de l'État - notamment sur la scène internationale - les entreprises privées et publiques doivent «jouer le jeu» (en payant leurs impôts, par exemple) et contribuer à la transformation économique du pays. Cette approche pose, comme le montrera l'affaire Ioukos, la question fondamentale des droits de propriété. Pour Vladimir Poutine, le droit de regard que l'État doit exercer sur le secteur énergétique n'implique pas forcément une renationalisation des actifs privatisés au cours des années 1990. Mais l'exploitation des ressources naturelles n'a pas valeur de totale liberté de gestion pour les compagnies privées. Le résident du Kremlin souligne ainsi que, «quel que soit le propriétaire des ressources naturelles, l'État conserve le droit de réguler leur mise en valeur et leur exploitation, en agissant conformément aux intérêts de la société». Or il ne fait aucun doute que Vladimir Poutine considère la politique mise en oeuvre par les oligarques comme a priori opposée à l'intérêt national. Le sort réservé à Ioukos l'illustre de manière éclatante. Le transfert, le 19 octobre 2005, de Mikhaïl Khodorkovski vers une colonie pénitentiaire située à la frontière chinoise clôt le volet judiciaire d'une affaire qui a éclaté au grand jour en juillet 2003 avec l'incarcération du principal associé du P-DG d'Ioukos, Platon Lebedev. À l'été 2003, les observateurs occidentaux de la scène pétrolière russe ne sont pourtant pas enclins à dramatiser les événements. Quelques mois plus tôt, British Petroleum n'avait-il pas réussi à s'implanter spectaculairement dans le pays en acquérant la moitié des parts de l'une des principales compagnies locales, TNK, pour un investissement d'un montant inédit dans l'histoire de la Russie post-soviétique (7,7 milliards de dollars)? Le président Poutine, qui avait personnellement donné son aval à cette opération, n'avait-il pas souligné - comme il le fit dans son adresse annuelle au Parlement prononcée le 16 mai 2003 - la nécessité d'ouvrir l'économie russe, condition sine qua non, selon lui, de la modernisation du pays et du doublement du PIB, objectif élevé au rang de priorité nationale ? Les élites russes, quant à elles, ont généralement mal interprété les signaux envoyés par le Kremlin. Elles en ont soit sous-estimé la portée - c'est sans doute le cas de Mikhaïl Khodorkovski, qui refuse de quitter la Russie comme l'y invitent discrètement les autorités par leur stratégie de «poursuites graduées» contre ses proches-soit, au contraire, exagéré la menace, y voyant le prélude à une nouvelle vague de répression à l'encontre des oligarques «en tant que classe». La «guerre du gaz» qui a opposé la Russie à l'Ukraine, fin 2005, est l'illustration la plus récente de l'utilisation par Moscou du facteur énergétique à des fins politiques. Elle est parfaitement conforme à la «Doctrine Lavrov», exposée par le chef de la diplomatie russe le 12 octobre lors d'auditions à huis clos au Conseil de la Fédération : qui s'éloigne de la Russie paiera ses matières premières aux prix mondiaux. Cette nouvelle approche - élaborée sous l'impulsion de M. Kolerov et V. Zoubakov, respectivement chef du département CEI au sein de l'administration présidentielle et n° 2 du Conseil de sécurité nationale - participe d'une réévaluation d'ensemble de la stratégie russe à l'égard de ses voisins après la vague de «révolutions colorées» en ex-URSS. Le cas de l'Ukraine est crucial du fait de l'importance des enjeux économiques, politiques et stratégiques de la relation bilatérale ; mais il a, également, valeur d'un révélateur des objectifs et des méthodes de la diplomatie énergétique du Kremlin. A suivre *Expert en énergie |