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Grands visages d'Algérie

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Mohamed Iguerbouchène, une œuvre intemporelle. Essai de Mouloud Ounnoughène. Dar Khettab, Boudouaou 2015, 127 pages.



«Une personnalité pareille, une sommité pareille devait être «exploitée» ; elle recélait un trésor de connaissances musicales, il fallait tirer de lui le maximum de profit culturel... ce n'est guère un musicien théoricien ; il était excellent «praticien»... la Rta est passée à côté d'Iguerbouchène». Ainsi s'exprime Zoheir Abdelatif, directeur de la chaîne II durant vingt ans (1963-1983) et producteur à la radio et télévision algérienne. Le drame c'est que peu ou pas d'archives existantes sur les passages du grand artiste... et il a fallu attendre quelques décennies avant que Boualem Aïssaoui (Cim) lui consacre une série télévisée. Du talent ? Bien plus, un génie de la musique universelle puisant dans le patrimoine national. Reconnu par les plus grands mais, hélas, encore assez méconnu ou ignoré par les nôtres, petits et grands. Peut-être, en raison de son «autre» dimension ?

Né un vendredi 13, en novembre 1907, à Ait Ouchène du côté de Azzefoune, ayant fréqauenté l'école primaire des Aghribs (où il suivra aussi une instruction musicale dispensée par un instit' mélomane), il habite, avec ses parents la Casbah d'Alger tout en emportant avec lui sa flûte de roseau et quelques airs de folklore... .C'est du côté du kiosque «square Bresson» qu'il rencontre le monde enchanteur des orchestres. Le reste est fait d'un hasard heureux. Parti en Angleterre, «adopté» en 1919 -après accord du père- par un vieux seigneur écossais, le comte Ross, ayant «découvert» (à l'école anglaise sise rue du Croissant) le petit prodige, sa vie est depuis jalonnée d'études dans les meilleures écoles de musique : Londres, France, Italie, Allemagne. A vingt ans, il écrivait ses premières pages... et durant l'été 1925, se trouvant en Autriche, il présenta (du côté du lac de Constance) deux rhapsodies mauresques sur des thèmes spécifiquement algériens dont «La Kabylie rhapsodie n° 9».

On dénombre près de 600 œuvres et 86 musiques de films (dont celles de «Pépé le Moko» et de «Les plongeurs du désert» de Tahar Hennache en 1955) éparpillées en Europe, aux Etats-unis et en Algérie.

Ami de Piaf (dont la grand-mère maternelle était de Kabylie), de Taos Amrouche, de Mohand Tazerout (le philosophe), de Leila Bensedira (une très grande cantatrice d'opéra de l'entre-deux-guerres... encore une illustre inconnue en Algérie, son pays), de Camus, maîtrisant plusieurs langues (anglais, allemand, espagnol, français et, naturellement, l'arabe), toujours modeste, malgré sa grandeur et son immense talent, inexploité ou/et mal exploité car ignoré ou méprisé par l'Algérie indépendante, et travaillant (à la Rta) au cachet, formateur direct ou indirect car exemplaire, «il s'en est allé, le 21 août 1966 (à Hydra-Alger), pianissimo, à l'âge de 59 ans, méconnu, avec un petit sourire moqueur au bout des lèvres, comme s'il voulait dire, «Vive l'amour et la liberté» (Mustapha Sahnoun, témoignage).

L'auteur : Neurochirurgien, musicien, ancien producteur et animateur d'émissions radiophoniques sur les musiques du monde, ayant produit (avec son groupe, Massin's, un album de fusions musicales, passionné par les effets et les impacts de la musique sur le cerveau ; auteur, déjà, d'un ouvrage sur les «Influences de la musique sur le comportement humain»... spécialiste de l'œuvre d'Iguerbouchène.

Extrait: « Père du métissage musical en Algérie, Iguerbouchène a synthétisé, voire assimilé différentes cultures musicales» (p 6)

Avis : La musique du monde... et d'Algérie présentée par un neurochirurgien. Un petit bijou de connaissances.

Citations : «Le théâtre et le cinéma ont largement contribué au développement de la chanson algérienne avec sa diversité tant harmonique, rythmique que stylistique» (p 33), «Iguerbouchène avait la vie pleine de notes ; sa vie était musique, il en maîtrisait pratiquement tous les genres et styles musicaux» (Témoignage de Mustapha Sahnoun, p 103)



Les femmes combattantes dans la guerre de libération nationale (1954-1962). Ces héroïnes restées dans l'ombre. Essai de Djoudi Attoumi, Editions Rym Attoumi, El Flaye-Sidi Aich (Bejaïa), 2014, 850 dinars, 350 pages.



La guerre de libération nationale est Une. Mais son histoire est multiple et diverse. C'est, peut-être, ce qui fait sa légende et son Histoire encore incomplètement étudiée. Beaucoup reste à faire. Il est vrai que, par le passé, tout particulièrement durant les premières décennies, l'absence d'une liberté d'études et d'expression, tant au niveau de la recherche universitaire qu'au niveau des médias (tous publics, l'édition du livre y compris), n'avait pas permis une écriture totale des faits et gestes des héros, toutes les histoires de la lutte des hommes et des femmes... et des enfants. Grande faille d'ailleurs ! Bien de grands et immenses acteurs de la guerre, peut-être parce qu'ils occupaient, après l'Indépendance, des postes de responsabilité politique, peut-être voulaient-ils oublier on ne sait quoi, peut-être... sont partis (décès) sans laisser des mémoires. D'où, cette désagréable impression d'une «histoire à répétition» que les nouvelles générations n'arrivent pas à assimiler. D'où l'avance prise par les thèses colonialistes développées outre-Méditerranée ; l'affaire «Furon-Bengana» n'étant qu'un énième accident de parcours.

Heureusement qu'il y a, depuis 1990 tout particulièrement, une libération de la mémoire de l'«ancien» moudjahid. C'est le cas de Djoudi Attoumi (et de bien d'autres dont les ouvrages ont été présentés dans cette chronique) qui, cette fois-çi, s'est penché sur la participation de la femme, des femmes, de toutes les femmes à

la guerre d'indépendance. D'Algérie et d'ailleurs. Des combattantes, des «guetteuses» assurant des gardes, des agents de liaison, des médecins, des infirmières, des «espionnes» (au sens noble du terme), des porteuses d'armes, d'argent, d'informations et d'aliments, des soutiens actifs (dont beaucoup d' Européennes de tendance libérale d'Algérie et de France).

Des noms, des prénoms, des pseudos... connus ou non, retenus par les stèles commémoratives ou seulement par les mémoires collectives locales ou nationales : de la Kahena et Fadhma N'Soumer à Chaib Dzair, Drif Zohra, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouazza, Aicha Haddad, Ourida Meddad, Brarti Zahoua, les sœurs Bedj, Na Aldjia et Djamila Minne Amrane en passant par Malika Gaid, Meriem Bouattoura, Sakina Ziza, Leila Bouchaoui, Amamouche Tassadit, Rosa Melouk, Safia (la mère de Brahim Ben Brahim), Abouadoukh Zohra, Louiza Attouche, Drifa Attif, Raymonde Peschard, Fatima Bedar, Nouara Azzoug, Hassina Cheurfa, Zahia Kherfallah, Meriem Abdelaziz, Louisa Talmats, Ait Amrane Yamina, les sœurs Ighil Ahriz, Debouz Fatima, Fatma Bachi... et d'autres, et d'autres dans toute l'Algérie... et en France, pays de l'occupant. Des milliers, des centaines de milliers. Brutalisées, violentées, exposées, traînées par les chars, emprisonnées, humilées sur les places publiques, souvent violées (collectivement), toujours torturées, parfois brûlées vives... mais jamais découragées.

L'auteur : Licencié en droit et diplômé de l'Ecole nationale de la Santé publique de Rennes (France), l'auteur, Djoudi Attoumi (né en 1938 dans les Ait Oughlis) a rejoint les maquis au lendemain du congrès de la Soummam en 1956 pour être affecté au PC de la wilaya III auprès du colonel Amirouche. Par la suite, plusieurs postes de responsabilité. Démobilisé (sur sa demande) en août 1962, il exerça plusieurs postes de responsabilité dans l'Administration locale, entre autres. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés pour la plupart à la guerre de libération nationale.

Extrait: « La torture qui est sujet d'actualité a été pratiquée d'une façon systématique pendant la guerre d'Algérie par l'armée françaiseLa pratique de la torture est quelque chose de courant à tous les niveaux de l'armée française» (p 167)

Avis : Très riche, trop riche en informations... avec une présentation (mise en page et impression) rendant difficile la lecture.

Citation : «Qu'elles soient dans les maquis, dans leurs villages, dans les centres de regroupements, dans les zones interdites ou dans les centres urbains, elles (les femmes algériennes) étaient à la hauteur de leurs responsabilités et de l'amour qu'elles portent pour leur patrie» (p 9)



Algérienne. Récit de Louisette Ighilahriz (recueilli par Anna Nivat), Casbah Editions, Alger 2006 (Arthème Fayard et Calmann-Lévy, Paris 2001), 600 dinars, 274 pages.



Ell est née en 1936... à Oujda... dans une caserne... le père étant un officier de gendarmerie (originaire de Oued El Alleug/ Boufarik). Quatrième d'une famille de dix enfants (sept filles et trois garçons). Elevés à la dure ! Mais, dans une atmosphère de solidarité très forte.

Très tôt, encore lycéenne, elle s'engage dans la lutte pour la libération du pays. Et quand elle «bascule» dans l'Organisation, fréquentant de moins en moins le lycée, toute la famille en faisait déjà partie... le père étant pour un «engagement total dans le conflit... », demandant qu'elle aille au lycée «uniquement pour faire de la présence» mais «n'exigeant plus de très bons résultats scolaires». Il avait du «nez» ! Il sera arrêté et emprisonné jusqu'en avril 1962. Elle le sera, à partir de septembre 1957, comme sa mère et sa sœur Ourdia... l'autre sœur Malika, la «bombiste» l'ayant précédée le 8 juillet.

La suite est une tout autre histoire faire de tortures, de chantages,de menaces... et d'un tour de France des prisons : Barberousse, Maison Carrée, Marseille, Amiens, Fresnes, Toulouse, Paris, Corte et Bastia (Corse) en résidence surveillée... puis, l'évasion vers Monaco et, enfin, le retour au pays.

Une autre vie : le mariage, le travail, les enfants... des études... des joies, mais aussi des peines et des déceptions.

Mais, toujours, avec ou sans canne, très engagée, habitée par «le devoir de vérité», témoignant contre les bourreaux mais sans haine, reconnaissante envers ceux qui l'ont aidée (dont un certain Dr Richaud qui l'avait sauvée en la faisant transférer d'une salle de tortures vers une prison), rêvant, comme son père (décédé), d'une autre société, plus juste et plus prospère et rejetant l'autoritarisme.

Une véritable dame d'honneur : «Après avoir subi l'innommable, assisté au pire et survécu à tout», n'estime-elle pas ne pas avoir le droit de se plaindre. Beaucoup ont dit bien plus mais pas mieux !

L'auteure: Militante et grande figure de la lutte pour la libération du pays de l'occupation coloniale comme d'ailleurs plusieurs membres de sa famille (dont Malika, sœur, qui fut une compagne de combat). Médaillée de l'ALN... en 1985 et du Mérite national... en mars 1994. Anna Nivat (Prix Albert Londres pour «Chienne de guerre», Fayard 2000), auteure de trois ouvrages, dont deux sur les médias russes (1996 et 1997)

Extraits : «Dans la cour de récréation, on parlait beaucoup ; on se sentait avant-gardistes et fières d'avoir déclaré la guerre à la France» (p 53), «Par principe, un résistant ne «montait au maquis» -c'est-à-dire ne devenait membre de l'Armée de libération nationale (ALN)- que s'il était recherché en ville. Le bras armé du FLN n'était composé que de résistants ayant déjà fait leurs preuves en ville. Sur le moment, personne ne faisait néanmoins la différence entre ceux qui étaient au maquis et les autres ; la distinction n'est venue qu'après l'indépendance...» (pp 79-80).

Avis : Une farouche combattante, une militante sincère, une citoyenne populaire admirée et respectée pour son courage (durant la guerre où elle eut à subir les pires tortures), sa franchise et sa sincérité. Madame, respect !

Citations : «Monter au maquis signifiait disparaître après avoir résisté le plus longtemps possible en ville, car il n'était pas question de déserter la ville par simple caprice» (p 86), «Avant de connaître la France, j'ai fait connaissance avec ses prisons» ( p 140), «En visitant de vrais pays communistes, je m'étais rendu compte à quel point le peuple y vivait de façon misérable alors que les dirigeants, eux, jouissaient de nombreux passe-droits. Sur ce plan, l'Algérie, il est vrai, ne faisait pas exception : une minorité s'était considérablement enrichie tandis que le peuple, lui, restait dans une grande misère» (p 223)

PS : Il paraît que le «roman de gare» est en train d'effectuer un grand retour... en France. Le roman de gare, c'est quoi, au fait, en dehors de son prix de vente assez bas et de la qualité tout juste moyenne du papier (ce qui le rentabilise avec les 1500 exemplaires atteints) : c'est du policier, de la science-fiction, de l'érotisme... bien souvent écrit par des auteurs très spécialisés dans un registre et qui prisent l'utilisation de pseudonymes. Du bon, du moins bon et du très mauvais. Beaucoup d'entre nous (si ! si ! ne soyons pas hypocrites) avons connu nos premiers émois de jeunes (durant l'enfance, c'étaient les «mickeys») en feuilletant des romans d'espionnage, d'anticipation, d'histoires d'amour. La littérature algérienne n'a jamais «brillé» dans ces genres mis à part quelques rares exceptions. Déshonorant ? Littérature mineure ? Ou alors, tout simplement, une certaine incapacité à «écrire» les «rêves de jeunes». L'Algérien, un vieillard dès ses vingt ans ?