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YORK - Malgré la baisse récente, et partielle, des taux d'intérêt réels et
nominaux à long terme, les niveaux demeurent bien au-dessus de ceux auxquels
les responsables politiques se sont habitués, et devraient le rester même si
l'inflation diminue. Il est temps désormais de revoir l'idée qui a longtemps
prévalu selon laquelle la dette publique serait « gratuite ».
Si ceux qui s'inquiétaient de la dette ont longtemps été soupçonnés de sympathie pour l'« austérité », la faute semble en revenir à l'idée que les taux demeureraient éternellement bas. De fait, nombreux étaient ceux et celles qui pensaient que les gouvernements devaient laisser filer les déficits lors des périodes de récession, et ne les réduire qu'à peine en temps normal. Personne ne semblait se soucier des risques, notamment d'inflation et de hausse des taux. Pour la gauche, on devait utiliser la dette publique afin d'étendre les programmes sociaux, bien au-delà de ce qui pouvait être obtenu par la réduction des dépenses militaires ; pour la droite, les impôts semblaient n'avoir d'autre raison d'exister que de pouvoir être réduits. La stratégie la plus erronée fut celle du recours aux banques centrales pour l'achat de dette publique, qui semblait effectivement ne rien coûter quand les taux d'intérêt à court terme étaient nuls. Cette idée est au centre de la théorie monétaire moderne et de ce qu'on a appelé la « monnaie hélicoptère ». Ces dernières années, des économistes de premier plan ont eux-mêmes avancé l'idée d'une annulation de la dette publique, épongée grâce à l'assouplissement quantitatif, détenue par la Réserve fédérale - une solution apparemment simple pour résoudre n'importe quel problème de dette souveraine. Mais cette stratégie pose que même si les taux d'intérêt réels globaux venaient à monter, la hausse ne serait que graduelle et temporaire. L'éventualité qu'une hausse brutale des taux d'intérêt se répercute tout aussi brutalement sur le paiement des intérêts de la dette existante, y compris celle détenue par les banques centrales dans leurs réserves, était balayée d'un revers de main. Nous y sommes pourtant : la Fed, qui ne payait pas d'intérêts sur ces réserves, paie désormais plus de 5 %. À quelques notables exceptions près, celles et ceux qui prétendaient que la dette était gratuite n'ont pas admis la possibilité d'une réalité différente. J'ai entendu, dans une conférence donnée récemment, un commentateur financier bien connu, qui avait été un défenseur acharné du récit des « taux éternellement bas », ne sachant pas apparemment qu'il avait été démenti. Quand on les presse, ces spécialistes admettent que si les taux d'intérêt ne retrouvent pas rapidement les niveaux extrêmement bas des années 2010, les déficits budgétaires pourraient n'être pas tout à fait dénués d'importance. Mais ils rechignent à concéder que l'excédent de dette existant puisse poser problème, comme si cela pouvait remettre en cause le soutien qu'ils ont apporté aux politiques budgétaires prodigues. De même, dans un article récent sur les niveaux record de la dette mondiale, présenté cette année aux banquiers centraux réunis à Jackson Hole, Serkan Arslanalp et Barry Eichengreen semblaient réticents à débattre des conséquences de l'excédent actuel de dette ou du lien entre l'importance de la dette publique et l'apathie de la croissance dans des pays comme le Japon ou l'Italie. Certes, la prochaine récession, quand elle adviendra, provoquera vraisemblablement une baisse significative des taux d'intérêt, offrant ainsi un répit temporaire au marché de l'immobilier commercial aux États-Unis, furieusement surendetté, où l'objectif est aujourd'hui de « tenir jusqu'en 2025 ». Si les propriétaires immobiliers peuvent essuyer une année supplémentaire de baisse des loyers et d'augmentation de leurs coûts financiers, veut-on croire, une chute bienvenue et conséquente des taux d'intérêt en 2025 aurait l'immense vertu d'endiguer les flots d'encre rouge qui menacent de couler leurs affaires. Pourtant, même si l'inflation recule, les taux d'intérêt demeureront probablement plus élevés au cours des dix prochaines années qu'ils ne l'ont été durant les dix années qui ont suivi la crise financière de 2008. Et cela en raison de différents facteurs, comme l'envolée de l'endettement, la démondialisation, l'augmentation des budgets de défense, la transition écologique, les demandes populistes de redistribution des revenus et la persistance des effets de l'inflation. Même le vieillissement de la population, souvent avancé comme la raison de taux perpétuellement bas, pourrait avoir sur les pays développés des conséquences différentes, à mesure que ceux-ci dépensent pour venir en aide aux personnes âgées, dont le nombre croît rapidement. Si le monde peut certainement s'adapter à des taux d'intérêt plus élevés, la transition n'est pas pour autant achevée. Elle sera particulièrement difficile pour les économies européennes, car ce sont les taux extrêmement bas qui ont empêché la zone euro d'éclater. La politique du « quoi qu'il en coûte » de la Banque centrale européenne semblait ne rien coûter, justement, quand les taux d'intérêt flirtaient avec le zéro, mais il n'est pas certain que le bloc puisse survivre à des crises futures si les taux d'intérêt demeurent élevés. Comme je l'avais affirmé, le Japon sera à la peine s'il doit abandonner ses politiques de taux du « zéro éternel », car son gouvernement comme son système financier se sont habitués à considérer que la dette ne coûtait rien. Aux États-Unis, les fragilités du secteur de l'immobilier commercial, couplées avec la hausse des emprunts, pourraient déclencher une nouvelle vague d'inflation. En outre, si les principales économies émergentes sont parvenues jusqu'à présent à supporter la hausse des taux, elles sont confrontées à d'énormes pressions budgétaires. Dans ce nouvel environnement mondial, responsables politiques et économistes, même ceux qui appartenaient auparavant au camp des taux « éternellement bas » pourraient se trouver contraints de réévaluer leurs convictions à la lumière des réalités actuelles du marché. S'il est encore possible d'étendre les programmes sociaux ou d'augmenter les capacités militaires sans creuser les déficits, le faire sans augmenter les impôts aura un coût. Comme il l'a toujours eu. Comme nous risquons de l'apprendre à nos dépens. Traduit de l'anglais par François Boisivon *Ancien chef économiste du Fonds monétaire international - Est professeur d'économie et de politiques publiques à l'université Harvard et fut le lauréat 2011 du prix de la Deutsche Bank d'économie financière. Il est le co-auteur, avec Carmen M. Reinhart, de Cette fois c'est différent, huit siècles de folie financière, et l'auteur de The Curse of Cash (Princeton University Press, 2016, non traduit). |