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L'ère du congédiement des
voyages de masse
Après la fastueuse longue période de tourisme exotique, la brève ère des vacances lubriques, voici venu le temps du congédiement des voyages de masse. À la faveur de la pandémie apparue depuis 2020, nous sommes rentrés dans la nouvelle phase des confinements, de l'assignation à résidence, des restrictions de déplacement, de la fermeture des frontières, de la raréfaction des visas. Voire de la fin des congés payés programmée par le capital en crise. «Adieu veau, vache, cochon, couvée», comme dirait notre ami le sage Jean de la Fontaine, qui a l'art de faire voyager le lecteur dans le monde des animaux dotés de parole moralisante, sans sortir de sa chambre. La fin des voyages se traduira-t-elle par la résurgence de la lecture, ce tourisme livresque à la portée de toutes les bourses ? Quoi qu'il en soit, depuis l'apparition de la pandémie flanquée de mesures restrictives de déplacement et de confinements, l'économie du tourisme traverse une crise d'une ampleur inédite à travers le monde. Tous les continents sont impactés par la baisse du nombre d'arrivées de touristes internationaux. Un rapport publié conjointement par l'ONU et l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), le 30 juin 2021, évalue, au niveau international, les pertes financières pour le tourisme à près de 4.000 milliards de dollars sur les années 2020-2021 par rapport au niveau de 2019. Pourtant, jusqu'en 2019, comme on l'a analysé plus haut, le tourisme était un secteur qui, depuis un demi-siècle, n'avait jamais connu de crise. Bien au contraire, il avait connu une croissance exponentielle. En termes de voyageurs, le monde était passé de 25 millions d'arrivées de touristes internationaux en 1950 à 1,5 milliard en 2019. Pour l'année 2021, après une saison déjà catastrophique en 2020, l'OMT estime la baisse à 75% par rapport à 2019. Pour autant, elle ne prévoit le retour au volume d'arrivées internationales d'avant la crise qu'en 2023 ou 2024, voire plus tard (ou jamais ? du moins sous le capitalisme en crise systémique finale). Selon l'OMT, les arrivées de touristes internationaux devraient ainsi demeurer «de 70 à 75% inférieures» à celles de l'avant-pandémie. En avril 2021, le Conseil mondial du voyage et du tourisme (WTTC), organisme mondial représentant le secteur privé du voyage et du tourisme, s'était réuni lors d'un sommet à Cancún (Mexique) pour faire le point sur la crise du secteur du tourisme. À l'issue de la réunion, le WTTC avait pronostiqué une modification de la consommation de voyages : «Les voyageurs n'iront plus vers les mêmes 20-30 destinations, ils iront plutôt vers les petites villes et les communautés rurales et renoueront avec la nature». En tout état de cause, tous les spécialistes pronostiquent la fin du tourisme de masse. Sous couvert de transition écologique, pour ne pas reconnaître la mort du tourisme du fait de la profonde crise économique du capitalisme, responsable de la paupérisation généralisée des populations désormais impécunieuses, afin d'éviter prétendument la dégradation de certains espaces provoquée par le tourisme de masse, ils prônent un «tourisme durable». Un tourisme propre mais proprement onéreux, donc réservé à l'élite. Ce tourisme vert (payé chèrement en billets verts, autrement dit en dollars) va supplanter le tourisme de masse. La mort annoncée du tourisme de masse Sans conteste, on assiste à la mort du tourisme de masse. Tout porte à croire que, crise économique oblige, paupérisation généralisée et basculement des habitudes de consommation réduites aux produits de première nécessité aidant, nous nous acheminons vers l'ancien temps où le tourisme était réservé à l'élite, c'est-à-dire aux classes privilégiées. Comme à l'époque de l'absence des congés payés d'avant la Deuxième Guerre mondiale, le tourisme redeviendra le privilège d'une élite. Et la majorité de la population, désormais impécunieuse, privée de voyages, pourrait se rabattre sur la lecture. Elle pourrait lire et relire gratuitement [1], par un voyage intérieur, le livre, parodie des récits de voyage : « Voyage autour de ma chambre », publié en pleine Révolution française (1794) par Xavier de Maistre. Ouvrage à conseiller en ces temps de confinements récurrents, où, pourtant censément en temps de paix, nous sommes assignés à résidence, emprisonnés par nos propres gouvernants, dans notre propre pays. Interdiction de sortie du domicile. De voyager à l'étranger. Désormais, dans la nuit de l'enfer de la crise économique interminable (cette permanente guerre des tranchées livrée aux populations à la vie explosée par le chômage, l'inflation, la malnutrition et la répression), pour paraphraser le titre du livre de l'écrivain Céline, racontant l'histoire d'un héros confronté à l'indigence et la vacuité existentielle, le capitalisme, à l'ère des restrictions de déplacement et des confinements, nous condamne au voyage au bout de l'ennui, antichambre de la dépression, de la déchéance morale, mentale, intellectuelle, physique, en un mot du suicide à petit feu. Une chose est sûre : depuis deux ans, au moment où le coronavirus semble paradoxalement voyager librement de pays en pays, traversant sans difficulté les continents, sans subir le moindre contrôle aux frontières (à croire qu'il bénéficie d'un passe-droit des gouvernants ? contrairement aux centaines de millions de personnes contraintes de présenter un pass sanitaire ? qui le laissent pérégriner à sa guise), le tourisme international, lui, s'essouffle, étouffe sous le poids de la crise apoplectique économique. Atteint du virus des mesures restrictives gouvernementales, le tourisme est condamné à l'alitement total, à l'allaitement partiel financier alimenté par les subventions étatiques, autrement dit par l'argent du contribuable, cette vache à lait du capital. Les professionnels du tourisme, frappés de plein fouet, se sentent floués par les conséquences catastrophiques des fermetures des frontières. Car ils sont au bord du précipice, acculés à la faillite. Notamment au Maroc, ce pays d'attraction néocoloniale et de distraction libidinale, longtemps érigé en modèle par les thuriféraires du libéralisme libertaire et libertin, où le tourisme exotique, comme le tourisme lubrique, est en pleine débandade, faute de clientèles. Au reste, les professionnels du tourisme marocain sont vent debout. Ces dernières semaines, ils étaient des milliers à manifester dans plusieurs villes du pays pour réclamer la réouverture des frontières. Comme l'ont relayé plusieurs médias, «plus de 200 voyagistes ont observé un sit-in devant le siège du ministère du Tourisme à Rabat. En plus de la réouverture des frontières, les participants au sit-in ont réitéré des revendications de l'Association nationale des agences de voyages du Maroc (ANAVM) parmi lesquelles figurent une amnistie fiscale et l'annulation des poursuites judiciaires contre les agences de voyages endettées». Ainsi que l'a rapporté APS (Algérie Presse Service) : «Un rapport rendu public récemment par l'organisation démocratique du transport touristique au Maroc et l'Organisation démocratique des restaurants et des cafétérias a fait observer que le tourisme au Maroc figure parmi les secteurs les plus affectés par les restrictions imposées sur les activités qui y sont liées». Or, le tourisme représente 10% de la richesse du Maroc. Le secteur du tourisme constitue son deuxième employeur, après l'agriculture. Avec les transferts financiers des Marocains vivant à l'étranger, il est l'une des principales sources de devises du pays. Aujourd'hui, depuis deux ans, avec les fermetures des frontières, les professionnels du tourisme marocains assistent avec résignation au tarissement de cette source financière. Actuellement, pour justifier la destruction planifiée du secteur du tourisme, les autorités gouvernementales invoquent l'urgence covidale pandémique. Déjà, au nom de la défense du climat, de la biodiversité et des sites, s'institue insidieusement l'urgence climatique, énième paravent pour porter la dernière estocade au secteur du tourisme de masse, devenu obsolète du point de vue du grand capital financier. En effet, avec les contractions planifiées des salaires et des revenus, accentuées par le renchérissement des prix, les dépenses culturelles et de loisirs vont devenir un luxe inaccessible du fait de la faiblesse du budget des foyers. (Pour prendre l'exemple de la France, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (l'INSEE), depuis 1960, les dépenses des ménages pour les loisirs ont été multipliées par 5,5 contre 3,2 pour l'ensemble de la consommation. Or, cet accroissement en volume est supérieur à tous les autres postes de dépense, exception faite de la santé ? elle est également dans le viseur du capital, résolu à réduire considérablement les budgets alloués à ce poste de dépense «improductif», autrement non rentable. Cette augmentation exponentielle de la consommation en matière culturelle, touristique et attractive a été favorisée par les Trente Glorieuses et l'accroissement exponentiel des «classes moyennes» ? différentes catégories de la petite bourgeoisie, actuellement en voie de paupérisation et de prolétarisation. Aujourd'hui, crise économique oblige, le grand capital occidental, en voie de déclassement, réadapte sa stratégie pour récupérer la moindre plus-value générée par la force de travail afin d'éviter son effondrement. C'est dans ce cadre de restructuration de l'économie orientée vers une consommation restrictive circonscrite aux produits essentiels que s'intègre la politique de destruction des secteurs dits non essentiels (restaurants, cafés, cinémas, théâtres, salles de sport, et filières touristiques), devenus superfétatoires du point de vue du grand capital en proie à une crise multidimensionnelle systémique.) Aujourd'hui, pour renforcer le tourisme élitaire, d'aucuns militent, sous couvert de la transition écologique, pour «l'écotourisme», le «tourisme durable», respectueux de l'environnement. Un tourisme de proximité, épargné par la promiscuité. Un tourisme local, loin de la foule banale. Un tourisme écologique particulièrement onéreux car soumis à des normes drastiques, programmes d'absorption des émissions de CO2, Écolabel (qui impose des mesures d'économie d'eau et d'énergie, le tri des déchets en interne, l'utilisation de produits d'entretien écologiques ainsi qu'une offre de restauration bio ou locale à des prix prohibitifs). Un tourisme écologique qui privilège le train plutôt que l'avion. Les avions, déjà cloués au sol, ne sont pas près de décoller. Les liaisons internationales, impactées par les restrictions de déplacement, ne sont pas près de renouer leurs liaisons avec les touristes confinés désormais à une existence casanière dans une société devenue une caserne à ciel ouvert régie par des lois d'exception et la tyrannie des interdits. À plus forte raison, les vols intérieurs sont menacés de disparition. En effet, de nombreux pays, dans le soi-disant cadre de la transition écologique mais, en vrai, du fait de la profonde récession économique, ont annoncé la suppression de certaines lignes aériennes intérieures. Ils recommandent l'interdiction des vols intérieurs en cas d'alternative ferroviaire directe de moins de 4 heures. Ironie de l'histoire, la majorité des touristes, souvent en proie au spleen, voyagent pour oublier le (leur) monde plus que pour le découvrir. Au final, par leur pollution mentale, avec leurs impulsifs voyages dérivatifs, ils contaminent l'esprit des habitants de la planète. En effet, comme l'a écrit l'académien français Jean Mistler : « Le tourisme est l'industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux ». Le temps de chacun chez soi, permettant de voyager à l'intérieur de son moi pour le découvrir, constitue-t-il la dernière salubre forme de tourisme personnel imposé par la crise du capitalisme ? Rien ne remplace le voyage autour de son Être exploré avec passion, sa raison, dans sa maison, source de tonification morale, pour mieux admirer le monde, aimer la vie et autrui, loin des tribulations touristiques par ailleurs tarifées ! Note : [1] https://fr.m.wikisource.org/wiki/Voyage_ autour_de_ma_chambre |