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L'historien français Benjamin Stora vient de remettre au président français Emmanuel
Macron son « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation
et la guerre d'Algérie » qui paraîtra sous forme de livre en mars prochain.
Bien que ce rapport soit une affaire franco-française et qu'il s'agisse d'un
rapport écrit par un Français, en français pour des Français, il nous
interpelle, nous les Algériens, à plus d'un titre et éclaire sur la perspective
française de la question mémorielle et, par ricochet, sur notre insouciance,
inconscience, voire notre inconsistance dans l'approche de cette question.
Parmi les nombreuses perspectives pour approcher cette question, il y a celle des mots employés qui véhiculent les dits et les non-dits de l'histoire collective des «anciens» français d'Algérie sur leur ancien «pré gardé» et «paradis perdu». Benjamin Stora a bien raison de dire que «les querelles de mots ont leur importance car ceux-ci traduisent et forgent des imaginaires séparés». Encore faut-il faire confronter ces mots à la réalité historique. Concernant la posture mémorielle, la France d'aujourd'hui ne conçoit et ne voit l'Algérie qu'à son image, c'est-à-dire une « Algérie-France », et que le chemin est encore long pour la nécessaire relecture « duale » qui reconnaît aux Algériens leur droit à LEUR mémoire différente et indépendante, et qui ne met pas la victime au même niveau que l'occupant dans un discours de « partage des responsabilités » qui dédouane et dilue en quelque sorte l'occupation française de l'Algérie dans un maelstrom d'événements dans lequel victimes et agresseurs sont renvoyés du tribunal de l'histoire dos à dos, sans vérité concluante, en recourant à la stratégie de mise en avant du rôle et des positions de quelques « libéraux » européens d'Algérie et des tenants de l'assimilation. Tant que ce voile de l'hypocrisie n'est pas levé et que le nécessaire travail de confrontation avec la réalité de l'occupation est évacué, le dialogue prôné dans les discours officiels restera un monologue stérile dont l'Algérie pourrait faire l'économie en ces temps difficiles pour se concentrer sur ses propres problèmes politiques et économiques. Toutefois, nous pouvons considérer quelques pistes de réflexion pour cette relecture « duale » qui tient compte du point de vue de ceux qui ont eu à subir les « exactions » qui ont accompagné l'occupation française de l'Algérie. Colonisation ou occupation Au-delà de la diversité des histoires individuelles et des sentiments humains des uns et des autres, la colonisation était et reste, du point de vue français, une œuvre de civilisation d'un peuple présent-absent, négligeable, nié et relégué géographiquement et symboliquement aux marges d'un monde nouveau que les Européens de toutes origines : Français, Juifs, et les assimilés et candidats à l'assimilation des Algériens auraient construit de toutes pièces pour leur bien-être et le bien-être des « bons indigènes » qui auraient accepté se faire assimiler avec le temps et la consolidation de la « présence » française. Du point de vue algérien, la colonisation -ou plutôt l'occupation (terme que M. Stora n'utilise qu'une seule fois dans son rapport- a été une guerre de survie matérielle et culturelle, puis de libération. Une lutte de cent trente années de souffrances, de privations, d'humiliations, mais aussi de noblesse, de persévérance, de défense et de renaissance d'une âme blessée. Et même si l'Algérien est sorti de cette lutte héroïque blessé, amoché, peut-être même déformé, il garde au plus profond de lui-même la grandeur d'âme de ceux qui ont gagné des batailles annoncées perdues d'avance, et qui ont obtenu leur libération par le sang et la sueur et non pas par les décrets et les intrigues d'une puissance métropolitaine plus ou moins bienveillante. Que la France admette au moins cette vérité de l'occupation et du « grand remplacement » pour utiliser un terme en vogue. Alors, un début de dialogue commencera... Peut-être. Guerre d'Algérie ou guerre de libération La guerre d'Algérie, ou ce qu'on a appelé longtemps en France « les événements d'Algérie », est perçue en France et par l'Algérie-France avant tout comme une « guerre civile » avec ses atrocités partagées : une guerre civile entre des Français en Algérie. En Algérie, et aussi dans la logique historique, elle est guerre de libération et d'indépendance : deux termes non admis ou peu dans le langage mémoriel français. Peut-on comprendre qu'on admette le qualificatif de guerre d'indépendance pour la révolution américaine contre les Anglais et les révolutions d'Amérique latine contre les Espagnols -alors qu'il s'agit de processus enclenchés par des considérations matérielles et les abus fiscaux de la puissance colonisatrice- et refuser ce même qualificatif à la révolution des Algériens dont la survie même en tant que nation était menacée ? Le refus dans certaines sphères françaises de banaliser, ou même d'accepter, dans certains cas, les vocables « libération » ou « indépendance » est symptomatique d'un mépris évident à l'égard d'une lutte populaire dans laquelle s'est engagée la grande majorité du peuple algérien. La lutte de libération est présentée souvent comme la guerre du seul Front de libération nationale (FLN) décrit au mieux comme un mouvement révolutionnaire, en général comme un groupe de radicaux sectaires, et, au pire, comme une organisation terroriste qui a monopolisé l'histoire et créé un mythe d'autant plus fallacieux qu'il est prétendument la création d'un pouvoir incapable de réaliser les aspirations des Algériens. Nonobstant les carences, les manquements et les déviations des pouvoirs politiques successifs en Algérie, cette posture reflète un dédain clair de la capacité du peuple algérien à être une force déterminante de SON histoire. Non. La guerre d'Algérie est une guerre de libération et d'indépendance, indépendamment de ce discours répandu dans l'establishment intellectuel français. Non, les deux camps ne peuvent pas être considérés, d'un point de vue moral et historique, sur un pied d'égalité, et être mis dos à dos dans ce que l'auteur du rapport qualifie de « compétition victimaire et de reconstruction de récits fantasmés ». Le discours français ambiant -encore plus prononcé dans les cercles plus extrémistes- considère la Révolution algérienne comme une insurrection d'éléments FLN extrémistes, et voit dans le discours historique nationaliste légitime, au bon sens du terme, un discours sectaire au service d'un pouvoir algérien corrompu d'essence FLN. Il s'agit là d'une stratégie intellectuelle malhonnête qui discrédite toute vision qui tente de libérer l'histoire algérienne de l'emprise du politique en Algérie, mais aussi de la vision dominante en France qui trouve écho dans l'Algérie-France d'aujourd'hui d'une rive à l'autre de la Méditerranée. Les deux «Algéries» Quand il s'agit des questions mémorielles entre l'Algérie et la France, nous ne pouvons parler d'UNE Algérie. Il existe en fait dans les espaces mémoriels français et algérien au moins deux « Algéries ». Pour les Français d'Algérie, il existe, en réalité, une Algérie-France ou une France d'outre-Méditerranée ou -pour employer une expression d'époque- une Algérie française dont la nostalgie reste présente à des degrés divers dans l'inconscient collectif français. Il s'agit d'une Algérie dont l'âme est française par excellence : par sa langue, par sa tradition culturelle, par son histoire idéologique de gauche et de droite, par sa conception de l'histoire. Une Algérie perçue comme une sorte de renaissance d'une Afrique romaine et méditerranéenne arrêtée dans sa lancée par l'expansion de l'islam sur les rives méridionales de la Méditerranée. Pour les Algériens, il s'agit de l'Algérie éternelle, ancrée dans son sol, fière de son histoire ancienne et attachée à son héritage amazighe authentique, à son identité arabe et musulmane et à sa vision propre du monde, et même au rôle dévolu à la religion dans sa vie de tous les jours. La conscience profonde algérienne se rappelle et se rappellera toujours que cette Algérie-là a failli disparaître dans les oubliettes de l'histoire et qu'elle a été ressuscitée dans le sang et par le fer. Une Algérie qu'on donnait morte et laminée à l'aube du 20ème siècle. Pour cette seule raison, les Algériens ont parfaitement le droit d'être fiers de leur histoire récente et ne peuvent pas et ne veulent pas considérer l'épisode de l'occupation française de l'Algérie comme une question de débat mémoriel détaché et abstrait de leurs souffrances et de la réalité vécue et instrumenté par des politiques quels que soient leurs objectifs. Guerre de 7 ans ou guerre de 100 ans La mémoire française se focalise essentiellement sur la «guerre d'Algérie», ce qui est compréhensible considérant le traumatisme qu'a constitué cette guerre et son issue qui est la fin d'une Algérie française conçue comme une entité éternelle liée à la France. Mais en faisant cela, elle minimise le drame absolu qu'étaient pour les Algériens la longue guerre de conquête, les spoliations, les famines, les humiliations, la négation du droit à l'instruction et aux droits politiques et culturels du plus grand nombre d'entre eux. Pour toutes ces raisons, les Algériens voient dans leur guerre de libération une sorte de guerre de Cent Ans, pour rappeler un épisode marquant de la fin du Moyen-Âge en France. La guerre de Cent Ans des Algériens était faite de batailles militaires et de nombreuses « exactions »... certes, mais fut aussi et surtout une guerre existentielle, culturelle, linguistique, religieuse, raciale. Une guerre d'extermination culturelle dans la longue durée qui a conduit à la quasi-disparition de la nation algérienne, processus terrible arrêté seulement par l'éveil nationaliste et réformiste dans les années vingt et trente du 20ème siècle et la volonté de survie et de renaissance d'un peuple. Cette réalité est souvent balayée dans les écrits français d'un trait en rappelant que les Algériens avaient sous le gouvernement français des droits politiques et une certaine représentation si on les compare aux populations noires d'Afrique du Sud, par exemple. Pire encore, le nationalisme algérien lui-même ne serait que la conséquence de la colonisation ! L'éternel absent, la hantise de l'arabe et de l'islam (isme) Dans l'Algérie-France, d'autrefois et d'aujourd'hui, il n'y a que des Français ou des Algériens de culture française, façonnés par la France. L'arabe, le musulman y est absent, qu'il soit intellectuel ou « simple » individu. Ne sont présents que les Algériens qui écrivent et pensent en français, à la française. L'AUTRE Algérie -dite profonde ou « rurale » avec un zeste de mépris- est absente des radars... L'Algérie qui écrit et réfléchit dans la langue des siens et dans le respect de son héritage culturel et religieux ne doit pas avoir droit à SA mémoire, à son ressourcement légitime après plus d'un siècle d'écrasement moral et culturel. Ainsi, la langue arabe est perçue comme la langue de la religion et de l'Orient lointain, donc forcément arriérée dans la conception laïque française radicale et sans appel. Seul l'enseignement du français -langue unificatrice des « races » algériennes- est apte à être une fenêtre sur la modernité et le renouveau... Vieille chanson encore entendue aujourd'hui sous de nouveaux airs. Essai de décrédibilisation de la volonté de ressourcement identitaire algérien qui est relié sciemment, en France, à un pouvoir d'après-indépendance dont les nombreuses tares deviennent les tares du désir d'authenticité des Algériens que ce pouvoir a prônées dans les discours. Ainsi, le retour légitime et nécessaire des Algériens dans LEUR passé est présenté volontairement comme un retour qui vise « à légitimer les ressourcements identitaires, principalement religieux ». Aussi, le désir mémoriel algérien est vu comme faisant le « lit de l'islamisme », selon l'expression employée par M. Stora. Allergie maladive vis-à-vis de l'arabe, de l'islam. Il n'y a qu'à se rappeler le récent débat sur le « séparatisme » en France. Allergie souvent présente dans les têtes bien-pensantes de France et d'Algérie, notamment d'une certaine gauche paternaliste croyant détenir la vérité et se drapant d'une légitimité académique pour faire taire les voix dissonantes. Nationalistes algériens ou peuple algérien Pour Benjamin Stora, la Révolution algérienne serait le fait de « nationalistes algériens » ou « Algériens nationalistes ». Une sorte de caste dans laquelle se mêlent des courants plus ou moins radicaux ou réformateurs. Une caste déchirée par des divisions internes sanglantes sans issue. Cette vision oublie la nature des grandes révolutions qui avancent dans les douleurs. L'approche « claniste » du nationalisme algérien évacue totalement l'existence d'une conscience populaire algérienne unitaire, réelle et historique, qui s'est formée avant même l'occupation française du territoire et des âmes. Elle évacue aussi l'existence d'une entité politique, administrative et territoriale hiérarchisée algérienne précédant l'occupation. Une existence qui s'est forgée dans la lutte pour la domination de la Méditerranée au moins depuis le début du 16ème siècle entre l'Espagne catholique et l'empire ottoman. Cette conscience nationale algérienne, l'Algérie-France ne la voit pas. Elle voit juste l'Algérie créée par elle, pour elle. N'en déplaise aux plumes bien-pensantes, il existait bel et bien, tout au long de la période d'occupation, un nationalisme « populaire » algérien, porteur d'un idéalisme fort qui s'est renforcé par le sentiment d'injustice sociale, économique et culturelle du système colonial. C'est grâce à cet idéal que le peuple « uni » a su puiser les forces de son auto-ressuscitation : terme beaucoup plus à propos que la renaissance. Ce peuple algérien que la plupart des Français ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir -et que certains parmi eux ne voient toujours pas- n'a pas été forgé par l'ethnicité et la race, mais un « peuple culturel » : avec sa langue, sa religion, son mode de pensée, ses traditions, sa mémoire collective, son folklore, ses mythes... Dans ce peuple, on voyait -et on voit encore- des « races » : Kabyles, Arabes, Chaouias, Mozabites, Touaregs... dont les « bases » scientifiques de l'existence ont été jetées par des études ethnographiques et anthropologiques qui ne voient que ce qui différencie et divise et refusent d'admettre le droit des composantes du peuple algérien à l'unité dans la diversité, à l'unité nationale intangible. La voie de la fragmentation, les Algériens l'ont refusée en renouant avec les sources de la culture arabo-musulmane à travers l'œuvre des zaouïas, puis des oulémas, puis d'un État central national malgré toutes ses imperfections que seuls les Algériens ont le droit de débattre. Ce peuple ignoré, méprisé, non seulement par le système colonial, mais aussi par des franges importantes de ses élites, a fini par réagir avec force et détermination et a balayé aussi les mythes coloniaux de l'assimilation, de l'intégration et de la négation de ses fondements culturels séculaires, malgré le poids de l'histoire qui se traduit dans les ambivalences, voire les contradictions de l'Algérien contemporain. Des ambivalences et des contradictions que seul le temps finira par dissiper et qui sont nées de la violence coloniale qui a été opposée aux aspirations de libération des Algériens, mais aussi de la trahison de certaines élites et de l'inconsistance des pouvoirs politiques algériens qui n'ont jamais osé résoudre la question de l'identité avec courage et sans arrière-pensées. Reconnaître aussi nos torts... Séparer la mémoire du peuple de l'emprise du politique C'est en dénouant ces nœuds complexes que les Français considéreront l'Algérie comme une nation, comme une autre qui a droit à une existence propre et n'ayant pas de comptes à rendre sur ses choix culturels et existentiels aux gardiens parisiens et algéro-parisiens des temples de la laïcité, de la modernité, de la démocratie, de la pensée éclairée et de la vérité absolue. Les Algériens aussi devront percevoir la France comme une nation « normalisée », se débarrasser du complexe du colonisé, dépasser leurs ambivalences. Le problème mémoriel en Algérie ne réside pas, comme le dit M. Stora, dans le « trop-plein de l'histoire » et la «survalorisation de l'imaginaire guerrier qui visait à expliquer le surgissement de l'État-nation par la guerre et pas seulement par la politique». Il réside, plutôt, dans le sentiment amer d'une Révolution dévoyée par les colonisés éternels : les colonisés de la langue, des modes de pensée et de gestion. Les héritiers de l'Algérie-France -conscients ou inconscients- et autres rentiers de la mémoire qui considèrent le pays comme une chasse gardée, et qui ont rendu le but ultime de l'acte révolutionnaire une pension de retraite à percevoir, générant une frustration et un immobilisme qui ont gangrené une société d'ayants droit et de non ayants droits : une société inégalitaire dont les inégalités se fondent sur le rapport à la mémoire. L'urgence pour les Algériens est de refonder la gouvernance d'un pays sauvé in extremis, et surtout, de se mettre au travail pour consolider, par la liberté d'entreprise et l'égalité des chances, son existence économique sans laquelle point de souveraineté réelle. Cela passera peut-être par la fermeture « temporaire » d'un débat stérile, intellectualiste, sur la réconciliation mémorielle avec la France. Que les Algériens se mettent au travail et laissent de côté les bavardages inutiles et intéressés politiquement sur une réconciliation mémorielle hypothétique entre la France et l'Algérie, car les deux mémoires sont effectivement séparées. Faut-il les réconcilier absolument comme si on devait réconcilier tous les couples séparés ? Peut-être pas. En somme, laissons le temps au temps, il saura accomplir son œuvre... En attendant, reconnaissons aux Algériens le droit à leur histoire sélective, car une histoire de synthèse ne peut être imaginée que dans les têtes des «professionnels» de l'histoire comme M. Stora. Les Algériens -tous les Algériens et non pas simplement les «Algériens nationalistes»- ont droit à LEUR mémoire... Et même à leur «durcissement mémoriel». Notes : *Chercheur en histoire urbaine, Laval, Canada. |