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CAMBRIDGE
- À l'instar des vaccins contre le COVID-19, la reprise économique ne sera pas
répartie de manière égale à travers le monde au cours des deux prochaines
années. Malgré le soutien politique considérable fourni par les gouvernements
et les banques centrales, les risques économiques demeurent profonds, et pas
seulement pour les économies émergentes exposées à des difficultés imminentes
de dette, ni seulement pour les pays à revenu faible confrontés à une
aggravation dramatique de la pauvreté. La victoire sur le coronavirus étant
encore très lointaine, et à l'heure d'un populisme puissant, d'une dette
mondiale record, ainsi que d'une normalisation des politiques qui s'annonce
inégale, la situation demeure précaire.
Il ne s'agit pas d'oublier les bonnes nouvelles des 12 derniers mois. Des vaccins efficaces ont été mis à disposition en un temps record, beaucoup plus rapidement que l'avaient prédit la plupart des experts. La réponse monétaire et budgétaire massive a permis de bâtir un pont en direction d'une fin tant espérée de la pandémie. Les populations ont également appris à mieux vivre avec le virus, avec ou sans l'aide des autorités nationales. Mais si les perspectives de croissance à travers le monde se révèlent bien meilleures que beaucoup le prédisaient dans les premiers jours de la pandémie, la récession actuelle reste catastrophique. Le Fonds monétaire international s'attend à ce que les États-Unis et le Japon ne retrouvent pas leur niveau de production prépandémique avant le deuxième semestre de cette année. La zone euro et le Royaume-Uni, dont la production décline à nouveau, ne retrouveront quant à eux pas ce niveau avant l'année 2022. L'économie chinoise combat dans sa propre catégorie, et devrait d'ici la fin de l'année 2021 enregistrer une croissance de 10 % par rapport à la fin 2019. Mais à l'autre extrémité du spectre, nombre d'économies en voie de développement et marchés émergents pourraient avoir besoin de plusieurs années pour retrouver leur trajectoire prépandémique. La Banque mondiale estime que la pandémie de COVID-19 devrait pousser vers la pauvreté 150 millions de personnes supplémentaires d'ici la fin 2021, sur fond d'insécurité alimentaire galopante. Les divergences observées dans les projections de performance sont très nettement liées au calendrier de disponibilité des vaccins, qui devraient être largement mis à disposition des économies développées et de certains marchés émergents d'ici le milieu de cette année, mais pour lesquels les populations des pays pauvres devront probablement attendre jusqu'en 2022 voire au-delà. Un autre facteur réside dans le fossé considérable qui existe entre les pays riches et les pays pauvres en termes de soutien macroéconomique. Dans les économies développées, les dépenses publiques et baisses d'impôts supplémentaires face à la crise du COVID-19 ont atteint en moyenne environ 13 % du PIB, et les prêts et garanties à nouveau 12 % du PIB. Par opposition, les augmentations de dépenses publiques et les réductions fiscales dans les économies émergentes n'ont représenté au total qu'environ 4 % du PIB, et les prêts et garanties 3 %. Au sein des pays à revenu faible, ces chiffres ne dépassent pas 1,5 % du PIB en soutien budgétaire direct, et sont insignifiants sur les plan des garanties. Avant la crise financière de 2008, les économies émergentes disposaient de bilans relativement solides comparés à ceux des pays développés. Seulement voilà, elles sont entrées dans la crise avec sur les épaules une dette privée et publique beaucoup plus lourde, et sont par conséquent aujourd'hui beaucoup plus vulnérables. Beaucoup se retrouveraient actuellement en très grande difficulté sans la présence de taux d'intérêt proches de zéro dans les économies développées. Et malgré ces taux, une vague croissante de défauts souverains s'observe actuellement, notamment en Argentine, en Équateur et au Liban. De fait, un épisode de « taper tantrum 2.0 » approche du sommet de la liste des choses susceptibles de mal tourner, et risquerait, s'il se produisait, de ne pas impacter seulement les marchés émergents. L'épisode de taper tantrum de 2013 était survenu lorsque la Réserve fédérale américaine avait commencé à évoquer la possibilité de normaliser tôt ou tard sa politique monétaire, déclenchant alors d'immenses flux sortants de fonds hors des marchés émergents. Cette fois-ci, la Fed s'efforce de signaler qu'elle n'a pas l'intention de rehausser les taux d'intérêt avant un long moment, allant même jusqu'à introduire un nouveau cadre monétaire qui équivaut pour l'essentiel à la promesse de maintenir le pied sur la pédale jusqu'à ce que le chômage retombe au plus bas. Cette politique est tout à fait logique. Comme je le répète depuis 2008, laisser l'inflation augmenter temporairement jusqu'au-dessus de l'objectif de 2 % de la Fed ferait beaucoup plus de mal que de bien dans un environnement caractérisé par des niveaux élevés de dette, et par une production encore inférieure à son niveau potentiel. On dénombre en effet aujourd'hui neuf millions de travailleurs de moins qu'il y a un an aux États-Unis. Si les États-Unis atteignent toutefois leurs objectifs de vaccination d'ici l'été, et que les mutations du coronavirus demeurent sous contrôle, des prévisions d'augmentation des taux d'intérêt zéro par la Fed pourraient bien apparaître en nombre. C'est d'autant plus probable compte tenu de l'épargne colossale que de nombreux Américains ont accumulée, en raison d'une part de l'augmentation du prix des actifs, et d'autre part des aides publiques que de nombreux bénéficiaires ont préféré conserver en épargne. Bien que les politiques de taux d'intérêt ultra-faibles à travers le monde contribuent à prévenir les cicatrices à long terme, nombre de grandes sociétés, dont les entreprises du Big Tech, n'ont pas besoin d'aide pour propulser le cours de leurs actions jusqu'à des sommets. Ceci alimente inévitablement une colère populiste (que l'on a pu entrevoir dans la réaction de certains responsables politiques américains face à la récente guerre autour du prix des actions GameStop). L'inflation a beau rester obstinément faible pour le moment, une explosion suffisamment puissante de la demande pourrait la faire grimper, et conduire la Fed à élever ses taux plus taux qu'elle ne le prévoit actuellement. L'effet ricochet d'une telle démarche sur les marchés des actifs créerait une scission entre les forts et les faibles, et frapperait particulièrement violemment les marchés émergents. Dans le même temps, les dirigeants politiques, même aux États-Unis, finiront par devoir laisser les faillites survenir, et la restructuration avoir lieu. Une vague croissante de reprise est inéluctable, qui cependant ne remettra pas tous les navires à flots. Traduit de l'anglais par Martin Morel *Ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, est professeur d'économie et de politique publique à l'Université d'Harvard |