|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Commençons par un
double constat :
1- Aucun président de la République algérien n'a été porté au pouvoir, lors de sa première intronisation, par un parti politique, quel qu'il soit ; 2- Les deux seules forces organisées ont été notre Armée (et les services de Sécurité) et nos Syndicats (en particulier les Fédérations). De ceci, on peut induire que le rapport entre société civile, société politique et démocratie en Algérie est l'un des plus singuliers : le personnel politique est subalterne. Il n'en est pas de même dans tous les pays arabes et d'Amérique latine : certains ont des expériences démocratiques plus ou moins ancrées où il sera difficile d'imaginer que l'Exécutif ne soit pas issu des urnes. Le Brésil, par exemple, a eu Lulla, un syndicaliste s'engageant dans la politique est devenu Président ; et avant lui, au Chili, Allende organisant une coalition politique prend le pouvoir (contre l'avis des généraux). Dans la Rive sud de la Méditerranée, la rue tunisienne chasse le général Benali et reste toujours porteuse de l'espoir populaire d'alternance politique. L'Algérie, de longe date, a été mue par le pluripartisme : avant 1954 avec les grandes formations indépendantistes (PPA, MTLD...) ; et après 1963 avec le FLN, le FFS, le PRS, le PCA, etc. Leur caractéristique commune a été la clandestinité ; cela a fait germer dans notre culture politique, la contestation comme mode d'expression collectif, centré plus autour de mots d'ordre que de débats de programmes gouvernementaux (de l'exécutif ou de l'opposition). Cette façon d'exercer la politique a imprégné les mentalités même après 1989-90, lors de la sortie de la clandestinité (avec la légalisation du multipartisme). Le FIS, par exemple, pourtant si près de la prise du pouvoir, n'avait aucun programme concret d'alternance gouvernementale mais seulement une stratégie de conquête de pouvoir... par les urnes (et les mosquées) dans un premier temps, puis par la force (les groupes armés) par la suite ; il n'a laissé aucune empreinte dans l'imaginaire politique collectif car il n'avait aucune proposition opérationnelle (si ce n'est de remettre les salariées dans leur foyer pour baisser le chômage des mâles). La ?décennie noire' a saccagé cet élan démocratique multipartiste de plus de 70 ans (1921-1992). C'est là une césure profonde dans l'histoire politique de notre pays dont on n'a pas encore mesuré tous les effets. La radicalité actuelle du Hirak (1) en est, sous beaucoup d'angles, un des produits : la révolution du sourire, malgré la diversité de ses inspirations politiques et idéologiques, est unie dans cette défiance totale du régime - le ?Yastnahaw Gaâ' joint à «un seul Héros, le peuple» (aucun mandat, aucun mandant et moins encore de mandataire). Cette terrible disjonction entre société civile et société politique (du pouvoir ou de l'opposition) fait, qu'aujourd'hui, il n'y a que deux forces réelles organisées : l'Armée et la rue. Ce n'est donc pas par hasard que le Président Tebboune a institué le 22 février comme Journée nationale et du Hirak et de l'ANP (ce qui n'a pas manqué de choquer une partie de l'opinion oublieuse d'un mot d'ordre constant de la rue algérienne : ? Djeich wa Chaab, khawa khawa'). Et comme toute chose a une double face, cette mesure symbolique de Tebboune a une autre facette : l'épisode institutionnelle ouverte, le 22 février, n'est qu'à ses balbutiements ; elle ne sera close que quand le champ politique sera déminé permettant l'émergence d'un personnel politique représentatif des rapports de forces, au sein même de notre société - et non des luttes d'appareils et des clans au sein du pouvoir - qu'avec, espère t-on, l'avènement de la 2ème République. Dans ses dernières interviews aux médias nationaux et internationaux, M. Tebboune a émis le souhait de voir notre champ politique se décanter - face à la multitude actuelle (autorisée par la loi) des partis et mini-partis politiques - en pôles politiques forts, épris de culture gouvernementale, assurant des alternances démocratiques crédibles. Il est évident que ce souhait ne verra le jour que dans le moyen-long terme, en tout cas bien après les élections générales prochaines de cette fin d'année. Aussi la question est : comment et avec qui gouverner jusque-là, surtout s'il faut construire un consensus autour du contour de cette 2ème République et des modalités d'y parvenir ? Surtout si le Hirak comme d'ailleurs l'ensemble des Algériens, restent d'obédience abstentionniste, défiant les différentes instances élues, les vidant de toute légitimité. Il se manifestera, alors, une grave dissonance entre la parole présidentielle et les revendications populaires, creusant, de ce fait, un peu plus le fossé entre les gouvernants et les gouvernés. Dans ces mêmes interviews, le chef de l'État a, encore une fois et à juste titre, insisté sur les retards de développement - et du manque d'allocations de ressources budgétaires pour les combler depuis l'avènement de l'indépendance - de certaines de nos régions du Sud (Hauts Plateaux et Sahara). Constatant l'exode rurale dans l'Algérie du Tell où les concentrations des populations dans les agglomérations urbaines sont devenues des handicaps sérieux pour toute gestion harmonieuse du territoire (notamment sur nos côtes), il touche un double sujet, majeur mais redondant de la « double fracture sociétale» que l'Algérie n'a pas su résoudre comme beaucoup de pays du Tiers-monde. Car partout les gouvernants ont été peu attentifs aux modes de distribution et redistribution du revenu et des richesses, obsédés qu'ils étaient par jacqueries urbaines et révoltes sociales qui émaillent leurs pays si fragiles. Et partout le « rattrapage du développement » des territoires enclavés n'a pu être, suffisamment, accéléré pour éradiquer ces zones de misères sociales, scolaires et sanitaires. Et comme partout ailleurs, ne risque-t-on pas de n'y voir, en fin de compte, qu'une tentative d'élargissement de la base sociale du régime en place, d'un régime qui avait tant promis, sans à d'autres et, ne les satisfaisant pas, s'en est détourné ? L'obsession qu'ont eu les chefs d'État de se maintenir au pouvoir en cherchant à consolider ses assises sociales afin de mieux contourner les oppositions - tant à l'intérieur des appareils d'Etat que des partis ou des personnalités politiques -, cette obsession est un des réflexes pavloviens de tout le système politique. Tous les jeux du sérail politique - les nominations par décret, les prébendes et autres avantages indus, les « rumeurs » (fake news), la main-mise sur les médias et la publicité, le « téléphone » (mises en détention ou élargissements arbitraires), etc. - n'avaient et n'ont qu'un enjeu : la formation de réseaux d'alliance clientélistes. Dont, en Algérie et grâce au Hirak (mais pas seulement), nous percevons de nos jours toute l'étendue et ... toute la bassesse. M. Tebboune, par beaucoup d'aspects, se trouve dans cette même situation politique et économique inconfortable que l'avait été feu Boudiaf. Une même « bonne volonté » d'infléchir le cours des événements face à la rue algérienne en ébullition, une même « tragique lucidité » dans la confiance à accorder aux hommes dirigeants cooptés, une même « fatale paralysie » face aux gradés de l'Armée. Feu Boudiaf savait que le politique primait sur tout et que cette situation ne pouvait se débloquer qu'en allant vers le peuple - à travers la formation d'un front politique large (avec comme chevilles ouvrières feu Belkaïd et feu Benhamouda, alliant ainsi expérience politique avisée et base syndicale certaine). Pour Tebboune, c'est l'économique qui est la solution, c'est la mise en œuvre du programme d'action du gouvernement, au plus tôt, qui semble primer... Comme s'il n'avait pas tiré la leçon de la gestion bouteflikienne : les Algériens ne sont pas que des tubes digestifs qu'il faut abreuver ! Et ce, malgré ses attentions d'ouvrir un dialogue où il est saisissant de la voir consulter, les plus de 70 ans et nommer à des postes stratégiques des quarantenaires ! Il y a, ainsi, aujourd'hui une discordance dans les actes présidentiels entre une juste vision des choses à long-moyen terme et une inadéquate compréhension de l'application de cette vision dans le court terme. Entre l'avenir et le moment présent. Entre, pour être concret, cette Algérie du Sud (Hauts plateaux et Sahara) que l'on doit sortir de ses misères, et l'Algérie du Tell qui revendique plus que du blé, plus que les chauffages dans les écoles ou des cantines ou des transports. Les politologues comme les économistes savent que le changement (les réformes) est d'abord une affaire non de bonne volonté ou de tragique lucidité mais, d'abord et avant tout, celle de lever les obstacles et dépasser la paralysie. * Economiste Notes : (1) Lire « Le Hirak boucle une année : la mobilisation continue » de M. Aziza au Quotidien d'Oran, du 22/02/2020 |