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II- Fanon, le révolutionnaire
de l'action
Pourquoi il est important de redécouvrir l'oeuvre de Fanon, cet homme révolutionnaire, peu connu en Algérie, et réduit dans l'espace intellectuel français à son côté proprement «militant», au détriment de l'incidence de sa pensée philosophique universelle? C'est qu'au-delà de sa contribution scientifique au champ de la psychiatrie, Fanon fut un résistant anti-colonialiste de première heure. Selon Ajari Norman, il fut l'un des rares penseurs ayant poussé loin l'exigence d'une pensée à partir d'un lieu politique, en l'occurence, «l'anti-colonial». Autrement dit, la pratique de la politique n'a rien d'orthodoxie pour lui, mais constitue le lieu à partir duquel se déploie la pensée, qui rend possible la convocation d'hybridations, de transversalités disciplinaires, d'inventions conceptuelles, nécessaires à la production des savoirs.(10) Et, parallèlement à son activité psychiatrique, Fanon s'est associé à l'action révolutionnaire «indépendantiste», en hébergeant des maquisards du FLN, leur fournissant locaux, informations et logistique. Ce qui lui a valu, d'ailleurs, d'être expulsé d'Algérie en 1957, après sa participation en septembre 1956 à un congrès d'artistes et d'écrivains noirs où il appelle les peuples colonisés à entreprendre des guerres de libération. Son passage en Hexagone, puis en Suisse et en Italie fut de courte durée, puis, installé à l'hôpital de Manouba en Tunisie, il fut surpris par les marques du mépris et de racisme exprimées à son égard. Certains le dénoncent même comme espion! N'empêche, Fanon qui a rejoint le FLN au tout début de la guerre de Libération, devient l'une des plumes des journaux de «Résistance algérienne» et d' «El-Moudjahid», anime des séances de formation politique très appréciées par les militants et les cadres du parti. De même était-il de tous les combats diplomatiques, participant au nom du FLN au congrès panafricain d'Accra en 1958, puis en tant que délégué permanent du gouvernement provisoire GPRA au Caire, au Congo, au Mali, en Angola et à l'ONU, à New-York. Ayant choisi «Ibrahim Omar» pour nom de guerre, il met ses compétences au service de ses frères d'armes. En 1959, il a même échappé, de justesse, à Rome, où il est allé se soigner, suite à un accident de voiture, à deux attentats dirigés contre lui par des ultras. Suivant de très près l'extension de luttes de libération en Afrique, il noue des contacts solides avec des révolutionnaires et des hommes d'Etat africains. Malgré ses déboires de santé, il n'a jamais ménagé ses forces, dès son retour de Moscou, où il s'est soigné contre la leucémie, pour donner des cours de formation politique aux cadres de l'*Armée de libération (ALN) à la frontière algéro-tunisienne. Fanon reste dans la certitude que toute sortie de l'aliénation coloniale passe, nécessairement, par la décolonisation, et qui dit décolonisation, parlera de «conscience» de «révolution» et de «passage à l'acte», c'est-à-dire violence. Celle-ci, laisse deviner à travers ses pores, écrit-il dans «Les Damnés de la terre», des boulets rouges, des couteaux sanglants «Mais Fanon était-il vraiment l'apôtre de la violence brute, radicale? Force est de constater que, bien que conscient que seule la violence pourrait être la réponse adéquate, voire l'unique moyen possible, de sortir de la violence/aliénation coloniale, il ne la voyait pas (la violence), comme une fin en soi. Ainsi fait-il une distinction capitale entre «se faire accorder sa liberté» et «l'obtenir.» (11) La nuance étant de taille! En vérité, comme l'aurait affirmé l'auteur Kadour Naimi, le régime colonial fut tellement féroce que les consciences algériennes ont fini par s'éclairer. Elles se sont affranchies de l'aliénation impérialiste, et malgré les obstacles et les accusations d'aventurisme, la lutte de la Libération nationale s'est déclenchée. (12) Le but de Fanon n'était pas de rompre avec l'héritage culturel «colonial», mais de faire en sorte que le cerveau de (l'ex-) colonisé prenne conscience du danger de se considérer en position de faiblesse et du suivisme, de ceux qui avaient tenté de le réduire à un moins-que-rien. La consommation irréfléchie de cette «philosophie défaitiste» est à même de le projeter dans des logiques d'asservissement néocolonial plus dramatiques, permettant au processus d'exploitation impérialiste-capitaliste de prendre le relais du colonialisme du type classique. C'est peut-être dans cet esprit que l'auteur de «Nedjma», Kateb Yacine, s'inspire dans ses écrits des langues populaires, coupant avec et l'Occident et l'Orient, pour puiser dans une Algérianité proprement algérienne. Cette Algérie riche «pluriellement» de cultures et de traditions millénaires, n'a pas à copier ni à imiter quiconque, mais à inventer : inventer son modèle à elle. «Le problème, précise K. Naimi, [...] n'est pas de s'opposer aux langues française et moyen-orientale, ni de toute autre langue. Ce serait stupidement s'appauvrir. Le but est simplement d'établir avec ces langues non-maternelles un rapport égalitaire et enrichissant. Afin d'y parvenir, il est indispensable de mettre fin à une tare de notre cerveau linguistique : loucher entre la France (ou les Etats Unis) et le Moyen-Orient. Quand la langue louche, c'est le psychisme entier qui en subit les conséquences, quand il n'est pas la cause» (13) Tel semble aussi être le message de Fanon aux Algériens qui basculent entre différents univers linguistiques et psychiques, alors que l'important c'est qu'ils regagnent le leur, lequel se suffit à lui-même, de par sa richesse, sa diversité et son authenticité. Relire Fanon aujourd'hui, disait le penseur politique Camerounais Achille Mbembe, c'est d'une part apprendre à restituer sa vie, son travail et son langage dans l'histoire qui l'a vu naître et qu'il s'est efforcé, par la lutte et par la critique, de transformer. C'est, d'autre part, traduire dans la langue de notre époque les grandes questions qui l'obligèrent à se mettre debout, à s'arracher à ses origines, à cheminer avec d'autres, des compagnons, sur une route neuve que les colonisés devaient tracer par leur force propre, leur inventivité propre, leur irréductible volonté» (14) III- L'Algérie, la mère adoptive et «éternelle» du rebelle Fanon Entre l'Algérie et Frantz Fanon, c'est bien davantage un lien ombilical de fils à sa mère qu'une histoire d'amour proprement dite. Fanon, le Martiniquais, né à Fort-De-France en 1925 ne fut-il pas le chantre du panafricanisme et le théoricien révolutionnaire qui n'a eu de cesse de lutter pour l'indépendance de sa seconde «mère-patrie» l'Algérie? «Bâtissons ensemble, écrit-il dans «Les Damnés de la terre»(1961), une Algérie qui soit à la mesure de notre ambition, de notre amour... Nous sommes des Algériens, bannissons de notre terre tout racisme, toute forme d'oppression et travaillons pour l'épanouissement de l'homme et l'enrichissement de l'humanité». Au-delà de ce message pour l'union et la fraternité, c'est son appel à la révision de notre psychisme d'éternels colonisés qui demeure d'actualité. Ainsi, ajoute-t-il dans le même esprit ce qui suit: «L'immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question, que si le colonisé décide de mettre un terme à l'histoire de la colonisation, à l'histoire du pillage, pour faire exister l'histoire de la nation. «Influencé, d'abord, par Aimé Césaire, le poète noir, son ancien instituteur et auteur du «Discours sur le colonialisme», déjà engagé politiquement à l'extrême gauche et partisan de l'indépendance des Antilles, Fanon manifestait pourtant, au départ, de l'enthousiasme pour la citoyenneté française, ce qui l'a amené à s'engager en 1943, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les forces françaises libres sous la direction du général de Gaulle, pour défendre la patrie française. Or, l'expérience du racisme des Français envers les Noirs l'a profondément marquée, faisant s'écrouler le mythe «Nos ancêtres les Gaulois», cultivé, de longue date, par la puissance coloniale au-delà de ses frontières. La désillusion du penseur noir, descendant d'esclaves africains, fut à la mesure de sa croyance dans un monde sans haine ni frontières. Puis ses lectures de J.P Sartre, de Maurice Merleau-Ponty dont il avait suivi les cours à la faculté des lettres de Paris, son amour de la philosophie de Hegel, Mauss, Lévi-Strauss, Heidegger, Freud, etc., furent les petites étincelles qui l'ont fait se croiser avec l'Algérie de la résistance et de la lutte. Curieux en tout ce qui a trait à l'Algérie, il s'est approché même du chanteur Abderahmane Azziz (1920-1992), pour mieux comprendre les émotions profondes de la société algérienne, et soigner ses patients avec les mélodies de châabi. En avril 1961, quand il a commencé la rédaction de «Les damnés de la terre», une oeuvre considérée comme un testament politique majeur, ce fut aussi l'Algérie qui lui tenait déjà la main, pour la gloire et la postérité. Enfin, l'ouvrage «L'An V de la révolution algérienne» (1959) reste un classique de la décolonisation, voire la référence incontournable pour tous les initiés à la culture révolutionnaire. Aujourd'hui, la vie de Fanon apparaît comme celle du Cubain José Marti (1853-1895), pleine d'expériences et de leçons, mais surtout celle de sa mère adoptive, l'Algérie. Une vie d'un homme politique et révolutionnaire d'envergure, faisant figure de «prophète», pour tous les peuples du Tiers Monde. C'est pourquoi, le mouvement citoyen, né après le 22 février 2019, devrait s'en inspirer, en remobilisant l'héritage culturel de cette sommité pour le recouvrement de la liberté confisquée aux Algériens, sous divers prétextes aussi farfelus que déprimants. Le cri de Fanon, ne nous fait-il pas écho à partir de sa tombe, pour assumer notre destin d'Algériens, avec toute la complexité de nos défis? Décidément, c'est le cas de le dire. Notes de renvoi : 1-Razanajao Claudine et Postel Jacques, La vie et l'oeuvre psychiatrique de Frantz Fanon, Revue Sud/Nord, N°22, 2017/1, p150 2-Pour mieux comprendre le phénomène de la stigmatisation: soignants-patients en milieu psychiatrique, voir l'excellent article de Jean Yves Giordana, La stigmatisation en psychiatrie et en santé mentale, Masson, juin 2010. 3-Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952 4-Maougal Mohamed Lakhdar, Kassoul Aicha, Boudiaf Said-Naceur et Al, Elites algériennes : Histoire et conscience de caste (livre II), Les éditions Apic, 2001 5-Cheniki Ahmed, Josie et Frantz Fanon, La grande humilité, in «Rencontres (presque) imaginaires avec des artistes et des intellectuels algériens», archives ouvertes hal0238 0681, 2019, p19 6-Ce sentiment d'infériorité culturelle s'accompagne généralement du mépris de soi, puis par l'imitation aussi servile qu'incohérente du colon, considéré comme supérieur en tout. Ce phénomène, très négatif, n'est pas seulement circonscrit à l'ère coloniale, mais recouvre «malheureusement» aussi la période des indépendances. Voir à ce sujet mon article : «Quand les effets du colonialisme deviennent une gangrène», Le Quotidien D'Oran, 2015. 7-Cheniki Ahmed, op.cit, p 21 8-Canonne Justine, Frantz Fanon: contre le colonialisme, Mensuel N°233- Janvier 2012 9-Sajed Alina, Re-membering Third Worldism : An affirmative critique of National liberation in Algeria, Middle East Critique, volume 28, 2019 10-Adjari Norman, Race et violence : Frantz Fanon à l'épreuve du post colonial, Archives ouvertes Hal, Université Toulouse Le Mirail, Toulouse II, 2014, p 9 11-Razanajao Claudine et Postel Jacques, op.cit, p159 12-Naimi Kadour, La défense des langues populaires, le cas algérien, Editions Electrons libres, Juillet 2018, p7 13-Ibid, p 8 14-Achille Mbembe, «La pensée métamorphique. A propos des oeuvres de Frantz Fanon», in: Fondation Frantz Fanon (dir), Frantz Fanon par les textes de l'époque, Paris, Les Petits Matins, 2012, p27 *écrivain, chroniqueur. |