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«(...) Car il y a seulement de
la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous,
aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est le sang, les haines décharnent le
cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui
pourtant lui a donné naissance...» Albert Camus.
On a souvent décrit Albert Camus comme étant contre l'indépendance de l'Algérie et pendant des années il était tabou d'en parler en Algérie. Les rares intellectuels algériens qui en parlent le font avec des précautions oratoires pour ne pas s'attirer les foudres du consensus ambiant. Qu'est il exactement ? Personne, d'honnête scientifiquement, ne peut oublier son combat quand il écrivait dans Alger Républicain et qu'il décrivait la misère en Kabylie, mais est-ce suffisant pour l'absoudre ? Souvenons-nous de la phrase: «Entre ma mère et la justice, je choisirais ma mère.» S'il est vrai que la phrase qui fait débat est souvent citée hors de son contexte, s'il est vrai aussi que comme tout «méditerranéen», Camus aimait beaucoup sa mère, il est possible que Camus, dans le contexte difficile de la guerre, eut à faire un choix douloureux qui lui fait préférer la France à la justice à rendre à ceux qui la réclament. On commence à trouver un Camus fréquentable, certains s'en réclament, voire à tort se l'approprient. D'autres construisent leurs carrières sur un vulgaire plagiat, Camus se sentait-il Algérien au point d'épouser la cause de la liberté ? Nous allons tracer le parcours atypique d'Albert Camus qui eut deux vies, celle vécue dans sa terre natale, l'Algérie, et celle en «Métropole» où il sera amené à prendre fait et cause pour la France coloniale. (?) Albert Camus est mort en janvier 1960, au moment où l'option de la négociation avec le FLN pour préparer l'indépendance de l'Algérie commençait à être envisagée par le général De Gaulle. On ne sait pas comment il aurait réagi s'il avait vécu en 1960, 1961 et 1962, à un moment où chacun a eu à choisir entre cette acceptation de l'indépendance et l'option du putsch et de l'OAS. Voici des extraits de ces textes : «(...) Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu'il n'est pas cette foule anonyme et misérable où l'Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s'agit au contraire d'un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu'on veuille l'approcher sans préjugés, sont parmi les premières. Ce peuple n'est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en Algérie ou ailleurs, l'imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n'intéresse (...). » (1) Si les écrits de Camus sur la misère sont indéniablement accablants pour le pouvoir colonial, on ne connaît pas, dans le fond, la position de Camus concernant la tentative de génocide de 1945. Pour Camus les massacres de 1945 sont un simple ras-le-bol social et économique et il apporte, ce faisant, des remèdes superficiels : «L'Algérie de 1945 est plongée dans une crise économique et politique qu'elle a toujours connue, mais qui n'avait jamais atteint ce degré d'acuité. (?) Des hommes souffrent de faim et demandent la justice. (?) Au lieu d'y répondre par des condamnations, essayons plutôt d'en comprendre les raisons. (?) Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles est fondé à penser qu'on ne doit pas lui marchander son pain. (?) Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d'Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d'hostilité. (...) A tout prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et tourmentés par de trop longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter aux rancœurs algériennes.» (1) Voilà pour la position de Camus concernant les dizaines de milliers d'Algériens qui sont passés en l'espace de quelques semaines de vie à trépas. En fait Camus se contenterait de réformettes et nous rappelle la fameuse formule du neveu Tancrède du marquis de Lampedusa dans le «Guépard», le film admirable de Visconti. «Il faut que tout change pour que tout redevienne comme avant.» Edward Saïd : une analyse lucide L'écrivain américain Edward Saïd va justement à contresens de la doxa laudative concernant Camus. Il décèle dans son œuvre un plaidoyer sincère pour la colonisation européenne à l'instar de Joseph Conrad ou de Rudyard Kipling. Lisons-le : «Albert Camus est le seul auteur de l'Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d'envergure mondiale. (...) Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l'enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C'est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l'apogée de l'empire, mais il survit comme auteur «universaliste» qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié(...)». O'Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l'étude de Raymond Williams sur Orwell, écrit : «Il est probable qu'aucun auteur européen de son temps n'a si profondément marqué. (...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d'une réalité aussi impondérable que la «conscience occidentale», mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen» (2) «(?)C'est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s'autoproclamaient l'«Occident» face aux peuples inférieurs et soumis du «non-Occident», pour l'essentiel inerte et sous-développé. (...) Car, si regrettable qu'ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n'y a aucune raison d'en accabler Camus.(...)». Allant plus loin que la plupart des critiques, O'Brien observe que «le choix n'est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault (dans L'Etranger) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l'enjoliver. (...)» (2) «Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s'oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d'indépendance algérienne, il le fait dans le droit fil de la représentation qu'il a donnée de l'Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez. «En ce qui concerne l'Algérie, l'indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n'y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à, eux seuls, toute l'Algérie. L'importance et l'ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l'histoire. Les Français d'Algérie sont eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes. Il faut ajouter qu'une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l'indépendance économique sans laquelle l'indépendance politique n'est qu'un leurre(...)» (2) «Quelle différence, conclut Edward Saïd, d'attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, sociologie de l'Algérie, publié, comme L'Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l'emporte-pièce de Camus et présentent franchement la guerre coloniale comme l'effet d'un conflit entre deux sociétés. (...) Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre (?) il ne s'en désolidarise pas.» (2) La cause perdue de Georges-Marc Benhamou Naturellement, d'une façon ou d'une autre, on trouvera toujours des défenseurs d'Albert Camus. Se chercher une proximité avec un prix Nobel, cela fait distingué et peut être un facteur de visibilité sociale. Ainsi, Georges-Marc Benhamou, qui écrivit une histoire de l'Algérie, se vit rappeler à l'ordre dans un article magistral des historiens Gilbert Meynier et Mohammed Harbi : «La dernière étape du révisionnisme médiatique».Voulant à tout prix défendre Camus, il justifie l'injustifiable comme le montrent les auteurs : «Que dire du panégyrique de Camus qu'il dresse en tentant laborieusement d'éclaircir sa fameuse formule : «Je préfère ma mère à la justice» (traduisons : je préfère les Français d'Algérie au FLN, son combat fût-il juste). Mais, s'en étonnera-t-on ? Silence sur le Jules Roy de La Guerre d'Algérie qui préférait, de son côté, aimer autant la justice que sa mère. Jules Roy, tout autant pied-noir que Camus, et au surplus colonel de l'armée de l'air et à contre-courant de son milieu militaire d'origine : il déclara finalement, non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. Comme Camus, notre auteur ne dit jamais «les Algériens», mais «les Arabes», conformément aux vieilles taxinomies coloniales ? qui furent aussi celles de Maurice Thorez ? qui voyaient en les Algériens une mosaïque de communautés : «Les Arabes, les Kabyles et les Européens» (3) L'ambivalence du discours de Camus Dans le même ordre de l'ambivalence du discours de Camus, Raphaël Confiant, interviewé à propos de son ouvrage sur Fanon, déclare : «Fanon est un géant de la pensée décoloniale, à travers notamment ses deux essais incandescents, Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre. (?) On n'a jamais chassé les pieds-noirs. Ils sont partis d'eux-mêmes. Personne ne pouvait chasser un million de personnes. C'était impossible. Puis l'OAS a senti le fait minoritaire pour les pieds-noirs et n'en a pas voulu. Fanon était très sévère envers Camus et sa philosophie de l'absurde. Mais il a été très ambigu, car il était déchiré. Mais aussi je le soupçonne de n'avoir pas voulu être une minorité dans l'Algérie indépendante. Car les pieds-noirs étaient un million de personnes et les Algériens arabo-berbères 8 millions. Camus n'imagine pas un pouvoir algérien où ils seraient minoritaires. Sans doute pensait-il pouvoir être toujours en position dominante. Pourtant la majorité des pieds-noirs était pauvre. Camus a fui, quelque part, l'Algérie et le conflit. La philosophie de l'absurde peut alors paraître comme une fuite en avant, une philosophie un peu gratuite, hors-sol, déconnectée. L'absurde alors qu'une guerre féroce se déroule, avec tortures et horreurs ! Fanon ne pouvait adhérer à cela, à cet homme qui célèbre les noces avec la terre tandis qu'on massacre.» (4) Que les messieurs du Nobel aient cru bon de «couronner» le talent littéraire d'Albert Camus ne doit pas nous interdire de porter un jugement de valeur sur le combat politique de l'homme. Camus n'a pas compris ou a refusé de comprendre que l'indépendance des colonies était inéluctable ; il avait pourtant l'exemple de l'Inde, du Maroc et de la Tunisie. Pour lui l'Algérie devait demeurer française, mais que des «aménagements» devraient y être permis aux indigènes pour que tout reste comme avant. Il est à craindre que les articles de Camus pendant sa période à Alger Républicain sur la misère noire en Kabylie ne soient, en fait, que des appels à la charité et non pas des appels à la liberté, à l'égalité et la fraternité... Pour nous, Camus a raté le train de la décolonisation en s'accrochant à une vision passéiste du monde colonial. Notamment en s'accrochant à une troisième voie condamnée par le mouvement de la décolonisation inévitable. Il était partisan d'une Algérie aseptisée, avec les monuments sans arabe, sans culture autochtone si ce n'est celle de Meursault...le personnage central de L'Étranger. Pour sa position ambiguë sur l'Algérie, au contraire de celle de Jean-Paul Sartre qui refusa, lui, le prix Nobel en écrivant au Comité Nobel une lettre magnifique : «(...) Pendant la guerre d'Algérie, alors que nous avions signé le Manifeste des 121, j'aurais accepté le prix avec reconnaissance, parce qu'il n'aurait pas honoré que moi mais aussi la liberté pour laquelle nous luttions. Mais cela n'a pas eu lieu et ce n'est qu'à la fin des combats que l'on me décerne le prix.» Il n'est pas sûr que Camus aurait aussi, s'il avait vécu, signé le fameux «Manifeste des 121» dont la conclusion est sans appel : «(?) La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.» Camus restera encore une énigme controversée et il serait malvenu aux Algériens de «se l'approprier». Camus était un Algérien à part car il a vécu dans une Algérie à des années-lumière d'une autre Algérie, celle des damnés de la terre dont parle si justement Frantz Fanon, un Algérien à part entière, un autre géant qui, lui, s'impliqua à en mourir pour la liberté de l'Algérie. * Professeur - Ecole polytechnique Alger Notes : 1. Albert Camus, «L'Algérie en mai 1945», Revue les deux rives de la Méditerranée, 29/10/2007 2. Edward Saïd, «Albert Camus, ou l'inconscient colonial», Le Monde Diplomatique 11/ 2000 3. http://ldh-toulon.net/la-derniere-frappe-du.html#nb15 4. Raphaël Confiant interview par Hassina Mechaï http://afrique.lepoint.fr/culture/raphael-confiant-l-oeuvre-de-fanon-renvoie-l-algerie-a-un-echec-13-06-2017-2134944_2256.php 5. Chems Eddine Chitour : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/pour-en-finir-avec-camus-l-67806 |