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Je ne pensais pas que mon
passage dans la wilaya de Ghardaïa allait avoir un effet inhibiteur sur moi,
mais préoccupant par rapport à l'idée merveilleuse que je me faisais du Mzab.
Les villes millénaires de cette région, comme toutes les villes du type ksour
et médina, connaissent une véritable situation de déstructuration urbaine.
Si la notion d'urgence qu'évoque André Ravéreau1 a conditionné l'établissement des populations mozabites dans une région aride, l'urgence d'agir pour extirper le Mzab des méfaits des carcans et arcanes de la gestion politico-administrative actuelle est plus que nécessaire. «Le jacobinisme de l'Etat a provoqué beaucoup de dégâts de ce fait qu'il considère les territoires comme étant les mêmes. Le fonctionnement bureaucratique de l'Etat produit des aberrations et bloque le besoin de liberté d'initiative» (dixit Mohamed Larbi Merhoum, architecte). Des Mozabites ont, cependant, engagé un combat pour préserver ce qui est à juste titre «leur patrimoine» avant d'être national. C'est cette dimension locale que j'ai retrouvée sur place qui m'a fait penser que le Mzab séculaire ne peut être sauvé que par les Mozabites. L'innocence du sous-développement. Appel au «sous-développement durable» Le Mzab, plus qu'Alger peut-être, a été le fer de lance d'André Ravéreau, et l'est encore dans cette région. André Ravéreau, doté d'une personnalité forte, a reçu la révélation d'une leçon que d'autres, comme Alex Gerber et à travers les travaux de celui-ci, Le Corbusier, n'ont fait que survoler à en faire une question de style. André Ravéreau a cultivé la leçon du Mzab, du point de vue architecturale, ainsi que la modernité qu'elle incarne. Il a révélé le caractère multidisciplinaire de l'architecture lequel va au-delà des considérations répétées et limitées des sociologues et leurs spéculations (dixit Louis Kahn, architecte), ou même les emprunts technologiques irréfléchis et très courants à l'heure actuelle. Ce qui importait pour André Ravéreau c'est l'intelligence du lieu, du matériau, de la matière, et surtout celle de l'homme qui refuse d'exister «en hors-sol» (dixit Pierre Rabhi, essayiste, agriculteur bio, romancier et poète français). C'est cette attitude proche de la nature, presque intimiste, qui m'a amené à appeler au « sous-développement durable », et à considérer qu'il y a toujours un développement possible en dehors du développement durable labellisé et dépendant des technologies du Nord et ses lobbies actuels. «On ne veut pas laisser les populations revendiquant une authenticité culturelle dans leur sous-développement choisi, comme si ces populations n'avaient pas droit à un «sous-développement durable» lequel va à contre-sens du développement durable qui est désormais détourné et à la merci des intérêts néo-industrieux des domaines de la technique de pointe et de l'intelligence artificielle »2. Le sous-développement durable qui épargne les populations des méfaits des extensions biologiques, jouit d'une innocence que le développement durable machiné ne reconnait pas, puisqu'il n'a de sens que sous couvert des intérêts financiers. Ce qu'il y a de plus grave, c'est que les architectes sont devenus des consommateurs instinctifs des technologies et des moyens de confort artificiel, et ne savent plus fabriquer de l'architecture qui donnerait l'impression à tout habitant amoureux du simple qu'il aurait pu être son concepteur. La forme qui justifie l'identité. En pleine architecture néo-mozabite Après avoir fait un tour dans l'agglomération urbaine de Ghardaïa, nous pouvons être portés en tant qu'architectes, à croire que les Mozabites sont éloignés de l'objet de leur revendication identitaire, ou de se dire qu'il y a aujourd'hui certainement de la revendication identitaire mais sans objet. En effet, j'ai vite compris ou cru comprendre qu'ils confondent une forme approximative de la maison fantasmée avec une appartenance culturelle en crise. Cela apparait aussi bien dans les maisons construites à la marge des noyaux historiques, que le ksar Tafilelt Tajdit. Comme j'ai eu à l'affirmer dans d'autres occasions, l'« Architecture sans architectes : Brève introduction à l'architecture spontanée »3 de Bernard Rudofsky sert de justificatif à l'identité revendiquée. Toujours en ce sens, le souci de prolonger ou de pérenniser leur identité, conduit les Mozabites à s'accrocher à une sorte de synthèse gauche de l'ancienne construction mozabite, laquelle s'avère écartée des aboutissements techniques que les anciens ont intégré dans la longue durée. La manière avec laquelle les Mozabites recourent au béton et plus particulièrement au poteau-poutre, montre leur écart de la pratique éclairée des anciens et donc la désormais faiblesse de la tradition engrammée. La forme qui était obtenue conformément à ce que le matériau classique permettait et faisait qu'il n'y avait pas de conflit d'expression entre l'intelligence du matériau et la forme, est devenue une forme imposée à l'intelligence du matériau. C'est ce que l'on appelle dans le monde dominant d'aujourd'hui : modernité ! Pour le dire autrement, la modernité telle qu'elle a atterri au Mzab, est une chaîne de séparations qui déglinguent le fonctionnement du monde actuel. La recherche acharnée d'une correspondance entre la forme extérieure ?reconstitution de façades à l'ancienne qui rappellent à l'esprit des aspects de l'urbain traditionnel, et intérieure ?organisation spatiale devant appeler les habitants à vivre comme les anciens, a conduit à la production d'une architecture équivalente à l'architecture néo-mauresque, que j'ai décidé d'appeler architecture néo-mozabite. Bien sûr cela nous amène à nous poser des tas de questions à propos de l'authenticité de l'expression architecturale actuelle, et la résilience que les Mozabites opposent à la modernité du Nord, du moment que leur modernité avait donné du sens à leur génie de bâtir pendant plusieurs siècles pour se retrouver aujourd'hui en situation de manque de sens. Il est vrai que l'architecture située qui a provoqué l'admiration d'André Ravéreau n'est plus tout à fait la même ; elle subit le désir des habitants à intégrer les signes de la modernité du Nord, mais surtout, et c'est le sentiment que j'ai eu, la volonté de combiner un peu la modernité des anciens avec un peu la modernité des contemporains. Pour le moment, les Mozabites savent déjouer et tempérer le choc des civilisations. Une homogénéité urbaine en perspective Il est vrai qu'au Mzab nous avons le sentiment que tout se rejoint. Il y règne une atmosphère de secret à maintenir absolument où le non-dit possède quelque chose de plus substantiel que ce qui se révèle à notre regard. Ce non-dit se confond étrangement avec la quête de continuité des Mozabites. Il devient même primordial dans le propos tenu, voire partagé des Mozabites. Je crois que c'est la seule forme de résilience que l'on peut admettre comme (soupçonneusement) vraie dans le discours mozabite à l'heure actuelle. Le ksar Tafilelt Tajdit est une belle expérience, surtout du point de vue du mode de financement. A priori, l'expérience a abouti sans aucun recours aux deniers publics, ce qui démontre encore une fois la capacité de la société mozabite à gérer son destin par elle-même, et surtout et d'abord l'existence de valeurs qui unissent les Mozabites et leur donnent encore la possibilité de s'extraire (ou même de s'épargner) à l'occidentalisation dominante en vue de sauver ce qu'il lui reste comme spécificités. Cette adhésion à un projet commun transparait dans la cohérence de l'ensemble ksourien que défend bec et ongles monsieur Nouh Ahmed4, malgré les nombreuses incohérences architecturales et urbaines (façadisme identitaire, maisons en bande selon un alignement tiré au cordeau, espace public incommode et peu intimiste, décoration de mauvais goût, etc.) lesquelles sont visibles aux architectes hors-normes (et nous l'assumons) que nous sommes. Il est vrai que de nombreuses questions restent à poser, comme nous informer et assurer du niveau communautaire de l'ensemble Tafilelt, car à nous référer au propos d'André Ravéreau j'ai été amené à affirmer auprès de mes étudiants que le phénomène Castor des années 1950, avait déjà son équivalent depuis longtemps chez les Mozabites. Ainsi donc, l'homogénéité à laquelle je fais allusion se retrouve aussi bien dans le ksar Tafilelt que les maisons construites en dehors des ensembles anciens qui eux aussi subissent des changements et remembrements m'ayant paru choquants. Le choix des ouvertures de petites dimensions ou des meurtrières, parfois des semblants de contreforts qui se prolongent en hauteur au niveau des terrasses, assoient une forme d'unité urbaine et peut-être même exprime la volonté des populations de se protéger du soleil. Certaines habitations exposent leurs climatiseurs, ce qui selon le propos de certains locaux est en contradiction avec la prohibition des signes de richesse. Pour conclure André Ravéreau a rendu honneur à l'architecture du Mzab en vantant «le geste juste suffisant» (tout comme Manuelle Roche qui prenait ses photos lorsque «la lumière sonne juste»). Il a expliqué que l'architecture c'est de l'in situ, qu'elle est possible avec les moyens et les savoir-faire locaux, dans l'économie des techniques qui sont généralement à la portée des habitants. Or ce qui se produit aujourd'hui, l'architecture n'est que de l'ex situ. C'est de la sophistication exacerbée, de l'investissement irraisonnée, et une séparation définitive de la société (dixit Tadao Ando, architecte). Bien sûr, pour revenir à notre propos, le Mzab n'est pas en dehors de ce constat alarmant, puisque comme nous avons eu à le constater sur place, les Mozabites veulent leur part de la modernité occidentale. Ils vivent une véritable crise de tiraillement entre un passé ancré et revendiqué, un avenir emprunté et désiré, et zappent donc le présent d'une réalité en voie de détérioration. André Ravéreau est donc remis aux calendes grecques, puisque les Mozabites ont choisi de faire dans la négation de la leçon du Mzab qu'il n'a fait tout simplement que remettre au goût du jour. Peut-être parce que les Mozabites agissent par ignorance et qu'ils n'ont plus un esprit fort comme Ravéreau pour leur montrer la voie? * Architecte (USTO) et docteur en urbanisme (IUP) Enseignant-chercheur au département d'architecture d'Oran (USTO) Chercheur associé à l'IREMAM (Aix en Provence) Notes 1- A lire absolument : André Ravéreau, Le Mzab, une leçon d'architecture, Editions Sindbad, Paris, 1981. 2- Propos que j'ai tenus le 20.02.2017 lors la première édition du séminaire intitulé «Rencontres Architecture-Eau-Désert» (du 18 au 20 février 2017) organisées en partenariat avec l'association Carrefour des générations scientifiques et l'Association Algéria -Com-Event de Clermont Ferrand (France). 3- Editions du Chêne (français), 1980. 4- Président de la fondation Amidoul. |