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Pour revenir à Paul, il aurait
trahi les siens puisqu'il appartenait à la secte majoritaire des Pharisiens,
proches du Temple, et qu'à ce titre, il avait, durant son séjour en Palestine,
participé lui-même à la lapidation d'Etienne (avant son «chemin de Damas»),
premier martyre après Jésus. Ce dernier appartenait à une secte minoritaire,
celle des Esséniens, qui vivaient en ermites, éloignés de leurs familles, dans
les abords de la mer morte. Les manuscrits qui portent désormais ce toponyme,
découverts au milieu du 20ème siècle, révèlent la réalité de cette secte à
laquelle était rattaché Jean-Baptiste, considéré comme le tuteur de Jésus. Les
Esséniens vivaient dans la pauvreté et le renoncement pour marquer leurs
divergences avec les autres sectes, notamment celle des Pharisiens, qui se
seraient détournés de la loi lévitique à laquelle avait appartenu Moïse (les
Lévites sont des prêtres, un peu comme nos fouqahas),
père fondateur de la Thora. Ce sont les Pharisiens qui ont condamné Jésus et
livré à Ponce-Pilate gouverneur romain de Palestine. Ce dernier a laissé le
«sale boulot» à un tétrarque, affublé du nom de roi, mais qui n'était qu'un
tyran à la solde de l'Empire romain (un peu comme nos bachaghas de l'époque
coloniale). C'est lui qui a ordonné la mort de Jésus. Pour la petite histoire,
la vulgate juive considère Hérode-Antipas comme un « étranger». En effet, quand
on établit la généalogie des patriarches, et qu'on la superpose à la carte de
la Palestine antique ou tout au moins « biblique», on constate qu'Hérode est un
Iduméen, de la lignée d'Edom, le fils aîné d'Isaac (fils d'Abraham). Le récit
biblique nous enseigne qu'Isaac a donné sa bénédiction à son fils cadet Jacob
(nommé Israël), pour lui succéder, et a écarté Edom (surnommé Ésaü : «le roux»)
pour de sombres raisons non élucidées. Jacob est le père de douze enfants,
chacun d'eux étant devenu un patronyme de la terre de Palestine (les douze
tribus d'Israël). Dans cette répartition, il y a trois exclus : les descendants
d'Ismaël, l'ancêtre des Madianites, c'est-à-dire des
Arabes (disséminés dans le désert); Lot, neveu
d'Abraham et roi de Sodome qui, ayant copulé avec ses filles, a engendré les
fils incestueux Ammon et Moab. Enfin les fils d'Edom, dont la phratrie d'Hérode
(coupable de la mort du Christ). Sur la carte de la Palestine antique (versus
biblique) on trouve la province d'Edom. Elle se trouve en Jordanie ! Quant aux
provinces de Moab et d'Ammon, elles se trouvent à la limite est des royaumes de
Juda et d'Israël, C'est-à-dire les royaumes du sud et du nord laissés à ses
deux fils en héritage par Salomon. L'histoire comme la géographie signe la
mémoire, non pas des faits, car on ne les connaît pas, mais de la fabrication
d'une histoire au futur antérieur. Dans le cas d'espèce, le peuple juif est
injustement accusé du meurtre du christ, puisque le meurtrier est un
allochtone, géographiquement extra-muros...
On peut continuer le roman généalogique en amont, pour constater le même phénomène de rupture. Parmi les fils de Noé, la lignée de Cham se perd dans les sables. C'est la descendance de Sem qui est déclinée. Qui sont les fils de Cham (lequel a été banni par son père pour s'être moqué de sa nudité dans un état d'ébriété) ? Ce sont les gens de balad-es-châm, c'est- à-dire les Cananéens de Syrie et de Palestine, maudits au nom de la sanction biblique hier, exclus et méprisés par l'Etat d'Israël aujourd'hui. Le second coupable, aux yeux de Michel Onfray, est l'empereur Constantin, dont la conversion au christianisme semblait iconoclaste. Paul comme tous les Chrétiens capturés par les Romains et déportés à Rome ont vécu les exactions des polythéistes romains qui en voulaient moins à cette nouvelle religion en tant que telle, qu'à son caractère jugé subversif (critique de l'esclavage, de la condition des concubines, etc.), donc susceptible de déstabiliser l'Empire. En revanche, la menace balbutiante que constituait pour Rome l'arrivée des Lombards, barbares venus de l'Europe de l'Est, semble avoir conduit Constantin à se rallier à la diaspora chrétienne, originaire d'Orient ou d'Asie mineure, laquelle constituait un solide réseau de solidarité, réseau aguerri par les affres de la clandestinité. C'est en tout cas la thèse la plus répandue chez les historiens antiquistes de renom. Pour Peter Brown, par exemple, le récit de la vision de la croix par Constantin durant son sommeil reste un récit légendaire, qui se répétera d'ailleurs près de trois siècles plus tard, à l'occasion de la conversion de Clovis dans la cathédrale de Reims en 496. Influencé par son épouse Clotilde, chrétienne burgonde (autre clan barbare installé en Bourgogne et christianisé précocement), il eut la même vision, à la veille d'un combat qu'il allait livrer aux Alamans sur la colline de Tolbiac en pays germanique. Il triompha dans ce combat et se tint prêt à la conversion. Il est intronisé roi des Francs par le pape de Rome au même moment. Quant à Constantin, son souci de préserver l'Empire de l'invasion barbare l'emporta sur toute autre considération. Mais contrairement à la version de Michel Onfray, l'Edit de Milan qui sanctionna la légalisation du christianisme romain, n'excluait pas le maintien des autres cultes. Constantin, comme ses concitoyens, n'avaient aucun état d'âme à s'accommoder d'une nouvelle religion à côté d'autres. Dans le meilleur des cas, on peut s'attacher à une religion prépondérante sans exclure les autres cultes déjà là, toujours utiles et servant de «talismans». Cet hénothéisme était fréquent en Afrique romaine. Nul doute que cette situation a persisté jusqu'à l'avènement de Théodose Ier qui, lui, décida d'interdire tous les cultes à l'échelle de l'Empire à l'exclusion du christianisme. L'Edit de Thessalonique, qui sanctionne cette décision en 392, marquera la rupture entre un christianisme martyre puis toléré, et un christianisme exclusif de l'Empire, dont il sera désormais le bras séculier. Il est curieux de remarquer que la quasi-totalité des santons d'Europe, qui constituent les noms éponymes des lieudits, villages ou agglomérations, sont morts avant le milieu du 4ème siècle (Saint-Denis, Saint-Didier, Saint-Ferreol, Sainte Geneviève, Sainte-Victoire. Etc.). Ces santons furent tués dans un contexte où la chrétienté n'était pas encore parvenue à s'imposer faute de consécration politique. Le baptême de Clovis constitue l'acte inaugural de la fondation dynastique. La dynastie mérovingienne se disloque avec les Maires du Palais. La dynastie carolingienne reprend la main avec Charlemagne, désormais empereur de l'Occident Chrétien, élisant domicile à Aix-la-Chapelle et entendant régner en maître après Dieu. Il n'hésita pas à porter secours au Pape, en mal de légitimité avec ses ouailles. Il était tellement bon chrétien, qu'il en devenait du coup encombrant. Il cumulait, de fait, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, devant une Eglise romaine pas encore bien assise. La thèse de l'articulation dialectique entre les deux pouvoirs est, certes vraie, mais doit être nuancée. Elle se renforce davantage avec les Capétiens, mais sur le temps long médiéval, des scissions apparaissent dans les deux camps. Il arrive que le pouvoir pontifical domine, au point où les familles royales en prennent ombrage. Ce qu'on appelle «Gallicanisme» (connu sous l'expression de « Pragmatique Sanction de Bourges «, 1435) est une injonction faite au Clergé de France de prêter prioritairement allégeance au royaume. Le trésor royal s'est vidé à l'issue de la guerre de Cent Ans, et le Clergé se nourrit financièrement de ses paroisses. Traditionnellement, il alimentait les caisses de la papauté. Le mouvement gallican inverse la tendance. Il fallait choisir entre deux allégeances contradictoires. Ainsi, le religieux et le politique ont connu des épisodes litigieux. Mais l'Eglise elle-même a connu des turbulences en son sein, prise en étau entre sa vocation pastorale (clergé régulier), et celle séculière. Ainsi Jean Chenini a pu écrire : « Depuis la chute de l'Empire d'Occident, les milieux ecclésiastiques vécurent dans la nostalgie de l'unité impériale. Les clercs continuèrent de nourrir une idéologie impériale et d'entretenir un parti impérial. A plusieurs reprises, ils triomphèrent et purent aider un César à s'installer. Mais très vite la création de l'Empire tournait à l'asservissement de la papauté et à l'utilisation du clergé à des fins politiques. Au bout du compte, il fallait que l'Eglise entamât la lutte contre les successeurs de celui qu'elle avait contribué à doter de la dignité impériale. La dialectique de l'Empire et de la liberté n'est pas une des moindres contradictions au sein de l'Eglise médiévale. Comme Sisyphe, l'Eglise médiévale roule un rocher qui sans cesse retombe. La chair, l'argent, la tentation du pouvoir, c'est-à-dire en langage médiéval, le nicolaïsme, la simonie, l'affirmation du dominium mundi s'efforcent de l'investir. François d'Assise a exprimé la somme de ses aspirations, portées à leur maximum d'intensité. Puis l'effort retombe, comme un arc trop bandé. Autant que la succession dans le temps de périodes de décadence et de réforme, il y a eu coexistence à chaque instant, de la volonté de pureté et de la tentation acceptée « (A. Colin, 1968, série «Histoire Médiévale» dirigée par Georges Duby). Michel Onfray nous dresse un portrait à-historique de ce qu'il appelle «Césaro-catholicisme», imperturbablement le même, là où des nuances de taille doivent être apportées. Critique de la quatrième thèse : Elle concerne le renoncement à la chair et au vœu de chasteté des prêtres. Michel Onfray fait un raccourci «psychanalytique» quand ça l'arrange, lui qui a jeté aux orties Freud dans l'ouvrage déjà cité, très controversé (un autre pavé de 640 pages! )! Pour lui, le célibat et le renoncement à la chair ont été décidés par Paul pour des raisons subjectives qui tiennent à sa prétendue impuissance et qu'il voulait imposer à l'église catholique. Il reprend à son compte l'épopée érémitique des santons du christianisme primitif, à l'instar de St. Antoine, qui a vécu dans le désert d'Egypte jusqu'à sa mort et d'autres moins connus dans le Proche-Orient. Il évoque à ce titre la secte des Encratites, isolés du monde, dont l'aventure monacale résulte des dégâts collatéraux de l'hystérie paulienne. Peter Brown, dans un ouvrage remarquablement documenté de près de 600 pages, intitulé : «Le renoncement à la chair - Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif» ( Columbia University Press, 1988, Trad. Ed. Gallimard, 1995), rappelle l'existence de ces sectes, une centaine d'après le recensement de St Augustin, qu'il qualifie d'hérétiques (comme celles, chez nous, des Donatistes et des Abélites) dont la tradition monacale est antérieure au christianisme. La secte des Messaliens de Syrie, proche de celle des Encratites, remonte au panthéisme babylonien qui semble avoir inspiré la tradition juive durant la période exilique. Daniel Faivre, dans son « Précis d'anthropologie biblique» (Ed. L'Harmattan, 2000), dresse à l'appui d'une analyse sémantique comparative le parallèle entre l'épopée de Gilgamesh et le récit diluvien de Noé, de même qu'il rapproche le nom d'Adam à celui d'Adapa qui, au même titre que Prométhée, «a volé le feu aux Dieux « ( nous voilà désormais face à un archétype de trois cultes, biblique, mésopotamien, et indo-européen, dans lesquels, selon des versions différentes, l'homme est désormais ravalé à son humanité terrestre). Cette tradition érémitique fondée sur le renoncement et la solitude absolue vient d'un panthéon lointain, antérieur au monothéisme, et ne se limite pas au Proche et Moyen-Orient. En effet, on trouve dans les religions védiques et hindouistes anciennes venues d'Iran, l'existence de moines, isolés du monde, comme la secte des »bûcherons», et ce depuis la préhistoire (Georges Dumezil). Ainsi, comme je l'ai mentionné plus haut, les religions monothéistes n'ont pas fait tabula rasa des pratiques mythiques antérieures, lesquelles se sont fondues dans les religions du Livre, notamment en milieu populaire, au nom d'un syncrétisme certes combattu par les rigoristes (voir mon article dans le Quotidien d' Oran : «Mythes et croyances populaires au Maghreb», éditions des 13,14 et 15 sept. 2015). Par ailleurs, M. Onfray conteste l'existence même du Christ, en ce sens que l'immaculée conception de Marie (une filiation « parthénogenèse ») est pure fiction, ce que chacun des mortels peut admettre ou pas selon ses convictions. Mais si Jésus peut n'avoir jamais existé (en dépit de chroniques manuscrites de ses contemporains, comme celle de Flavius Josèphe, un historien romain d'origine juive), pourquoi accrédite-il l'existence de saint Paul car, après tout, cette existence n'est attestée que par le récit hagiographique de la même veine que pour les personnages de l'époque ? Visiblement, suivant l'humeur du moment, Michel Onfray fonctionne à la carte. Son argument majeur tient au fait que les Évangiles placent la continence des prêtres au cœur du pêché originel : la tentation du fruit défendu, pour les chrétiens, c'est la tentation de la chair, dont Eve est coupable. C'est pourquoi elle « accouchera dans la douleur» en guise de punition. Pour le judaïsme, semble-il, la «faute» que constitue la pomme offerte à Adam par Eve symbolise l'arbre de la connaissance, ce qui nous rapproche curieusement du mythe prométhéen... Mais peu importe le signe, car la culpabilité de la femme complice de Satan couvre toute la littérature hébraïque, telle que l'attestent les exégètes (on ne peut pas dire que ça a beaucoup changé dans les sociétés d'aujourd'hui ...). Elle paraît fréquemment dans l'épopée des Patriarches. Le thème de la femme séductrice et fautive, on le retrouve chez Tamar, bru de Juda fils de Jacob, quand elle se dissimule sous un voile pour se laisser séduire. La légende explique que ce dernier ne l'a pas reconnue. Pour lui avoir fait deux enfants, qu'elle n'a pas pu avoir de son mari décédé prématurément, Juda ne pouvait pas être « distrait « à ce point !... En fait, le récit légendaire est, à l'évidence, conjectural, mais l'anthropologie contemporaine ne s'embarrasse plus depuis longtemps du mythe de la réalité , pour ne s'intéresser qu'à la RÉALITÉ DU MYTHE. En effet, le récit mythique recèle d'autres réalités qu'il convient de décoder. C'est ce qu'a essayé de faire, dans la perspective d'un journal de bord, Régis Debray quand il décida d'emprunter l'itinéraire suivi par Jésus au cours de son existence pour mettre en perspective le roman hagiologique et la réalité des lieux et des faits d'ici et maintenant. ?uvre magnifique à plus d'un titre (Régis Debray, «Un candide en terre sainte», ed.Folio, 2008.). Les faits sont tenaces : toute l'historiographie moderne, notamment celle des orientalistes, reconnaît l'existence de pratiques incestueuses, notamment chez les Sémites de l'époque antique (Robertson Smith,» Religions of the Semites», 1889). Elle existait chez les princes égyptiens pour renforcer les alliances endogamiques. Les liens consanguins qui existaient entre Abraham et Sarah, entre Isaac et Rébecca, voire entre Jacob et Lea fille de son oncle maternel Laban en disent long sur un peuple de pasteurs nomades, à la recherche de pâturages au cours de leur lente migration vers le sud en Égypte comme en Palestine. La recherche d'une progéniture abondante est liée à la survie du groupe, comme dans tous les écosystèmes xérothermiques. Afin de conduire le troupeau dans des régions pauvres en couvert végétal, il faut le disperser, d'où la nécessité d'un encadrement extensif corrélatif à la multiparité et à la polygamie. Ce constat, je l'ai fait dans la steppe de Magoura en 1973, au sud de Sebdou, quand le ministère de l'Agriculture me chargea d'une étude portant sur un village agro-pastoral à réaliser. Il y a des constances sociodémographiques qui défient le temps. L'injonction divine :» croissez et multipliez-vous « contenue dans la Genèse s'adresse au peuple juif certes, et Michel Onfray s'empresse de conclure que la sentence paulinienne va dans le sens inverse, celle de la castration. Il oublie que la formule nataliste de l'Ancien Testament est revendiquée aussi par les prêtres catholiques, que cette question est gérée différemment selon des régions du monde et des latitudes. En Amérique latine par exemple, la devise biblique d'une progéniture abondante est vécue comme une bénédiction divine malgré la misère paysanne, sans parler de la communauté des Mormons d'Amérique du Nord, qui pratiquent à ce jour la polygamie, et sans parler, enfin, des églises protestante et anglicane où le mariage des pasteurs est obligatoire. En conclusion, le livre de Michel Onfray ne nous apporte rien de substantiel sur l'état du monde. Sa critique fondamentale, en stigmatisant les deux seules religions que sont le christianisme et l'islam, c'est de les accuser d'avoir voulu soumettre la planète à leur Doxa. Ce qu'il appelle Césaro-catholicisme a poursuivi son hégémonie religieuse en la plaçant sur le Char de l'impérialisme européocentrique. L'islam n'a pu poursuivre ce combat qu'il a perdu il y a plusieurs siècles. En même temps l'Occident repose sur ses lauriers, assuré de son progrès technique et économique. Mais le repos du guerrier s'érige en somnolence et en frivolité à mesure qu'il invente le libéralisme des idées et le multiculturalisme, au moment où l'islam, longtemps méprisé, sort de son silence et entend prendre sa revanche, non par la plume mais par la kalachnikov. Voilà en gros la morale de l'histoire que nous délivre Onfray, un Nietzschéen de gauche qui fait le bonheur des Lepénistes en herbe. *Professeur émérite de l'Université de Picardie -Jules Verne |