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Historiquement, ce sont les
grandes puissances qui définissent les règles de jeu et les puissances moyennes
sont plus ou moins contraintes de suivre. C'est ce que nous confirme une fois
de plus la crise syrienne.
Les pays du Golfe et la Turquie ont rapidement été appelés à se ressaisir par leur allié américain. Pour se faire comprendre, l'OTAN a clairement fait savoir à Ankara que l'Alliance ne se laissera pas entraîner dans une guerre ouverte avec la Russie. Le paysage de sécurité dans cette partie du monde est extrêmement volatile alors que chacun a déjà le doigt sur la gâchette. La stratégie poursuivie par les acteurs impliqués dans ce conflit (y compris européens, américain, et en particulier turc, saoudien, qataris) considérant le terrorisme comme, pour paraphraser Carl von Clausewitz, «la continuation de la politique par d'autres moyens», a montré ses limites. De la même façon qu'il est vivement déconseillé d'exhorter un militaire à désobéir au civil/politique et cela quels que soient le contexte et l'urgence par crainte de créer un précédent, il est vigoureusement conseillé de bannir le terrorisme comme une stratégie. Car, il est impossible de manipuler le terrorisme sans en subir les conséquences. Dans cet article, un accent sera mis sur la Turquie et la Russie. La faillite du récit stratégique en Syrie La nature ne supporte pas le vide aussi longtemps. C'est mauvais pour les affaires. Le vide laissé par le renversement du régime irakien fut une occasion pour les puissances régionales d'investir le terrain dans un contexte marqué par la diversité des enjeux et la multiplicité des acteurs. Comme chacun des acteurs impliqués y voit un jeu à somme nulle, le chaos était inévitable. Damas en a payé le prix. La Syrie est un mélange explosif fait de rivalités géopolitiques régionales; luttes pour les ressources; jeu des grandes puissances; instrumentalisation de la religion et manipulation de l'identité; difficultés économiques et sociales; changements structurelles et aspirations démocratiques des populations de la région. Nombreux sont ceux qui se sont trompés sur la Syrie. Dès le début de ce qui est appelé par euphémisme le «printemps arabe», les pays du Golfe, la Turquie et certaines capitales occidentales prévoyaient (et parce qu'ils travaillaient à) l'effondrement du régime syrien dans quelques semaines, voire mois. La suite est connue. Ce que subit la Syrie est une version plus subtile améliorée du «changement de régime» à l'irakienne. Dire cela, on vous fait sortir, comme à chaque fois, la «théorie de complot» pour discréditer toute lecture qui conteste le discours dominant véhiculant les bienfaits du «militarisme» humanitaire démocratique. Est-il nécessaire de citer l'ancien secrétaire à la Défense Robert Gates. «La démilitarisation de l'Europe», dit-il le 23 février 2010, constitue «une entrave à la réalisation de la sécurité réelle et d'une paix durable dans la 21e siècle». Les dirigeants américains changent rapidement de logiciel lorsqu'un autre pays comme la Chine modernise ses forces. Dire cela n'est pas une indifférence à l'égard de la souffrance du peuple syrien. Mais c'est pour dire que la réalité est complexe et les solutions ne sont pas toujours aussi simples. Après tout, ce sont ceux qui parlent trop de la souffrance des Syriens qui soit font peu pour la soulager, soit l'aggravent davantage. Certains justifient le régime syrien qui est une dictature qui réprime sa population. Mais, enfin, la population au Bahreïn a connu le même sort. Mais personne n'en parle. D'autres exemples peuvent être cités. La réalité est que la révolte en Syrie (ainsi qu'en Libye) était dès le début militarisée et soutenue par des acteurs extérieurs avec un agenda géopolitique bien précis. Ces deux pays font partie de ceux que l'administration Bush fils a prévu de renverser militairement dans le cadre de son projet de reconfiguration géopolitique et géo-économique du Grand Moyen-Orient. Comme le rappelle le général Wesley Clark, les pays dans la ligne de mire du Pentagone en 2003 étaient l'Irak, l'Iran, la Syrie, le Soudan, la Somalie, le Liban et la Libye. L'insurrection irakienne a modifié les plans initiaux. Aujourd'hui, on est face à des versions ajustées de la stratégie de «Changement de régime». Bref, ici n'est pas le lieu d'aborder cette question. Ce que l'on constate est simple: pour les grandes puissances le terrorisme «est la continuation de la politique par d'autres moyens». Une organisation aussi abjecte que le «Front al-Nosra», par exemple, est considérée comme modérée. Ce qui différencie la Syrie des autres endroits où le terrorisme est utilisé comme une stratégie, c'est qu'en Syrie les masques sont tombés. En Syrie, le récit stratégique de la guerre a perdu sa cohérence, devenant incapable d'assumer et de rationaliser les contradictions qui lui sont inhérentes. Le récit d'un conflit est en effet un aspect important de légitimation et création d'un consensus sur l'utilisation de la force. La tâche est plus compliquée avec la connectivité mondiale et (qui intensifie) l'«effet CNN». Théoriquement, le contexte politique des guerres irrégulières contemporaines (pour être justifiées) nécessite que le but et la pratique des forces militaires soient régis par les valeurs libérales. La réalité est autre. Il s'agit d'un enfumage. Comme l'explique Lawrence Freedman, l'intégration des guerres avec la société civile rend l'application des valeurs libérales difficile et ce défi devient plus facile à y faire face lorsque les opérations militaires sont comprises pour contribuer à l'élaboration d'un récit fascinant sur l'évolution et les conséquences probables d'un conflit dans lequel ces valeurs sont exposées pour être respectées. Ainsi, les récits sont «stratégiques parce qu'ils ne surgissent pas spontanément, mais sont délibérément construits ou renforcés sur les idées et les pensées qui sont déjà en cours. Ils expriment un sentiment d'identité et d'appartenance et communiquent un sens de la cause, de but et de mission». En outre, les «récits stratégiques ne sont pas analytiques et peuvent, lorsqu'ils ne sont pas fondés sur des preuves ou de l'expérience, compter sur les appels à l'émotion, ou sur des métaphores suspectes et des analogies historiques douteuses». Le stylo devient chaque jour plus puissant que l'épée. «Les mots sont importants et comment nous les utilisons dans notre dialogue est extrêmement important», prévient le général américain James Jones. En effet, l'importance de la langue est nette dans la guerre. Elle qui «est utilisée pour isoler et confondre les ennemis, rallier et motiver les amis et obtenir le soutien des spectateurs hésitants». Plutôt d'être simplement un outil de guerre, le discours peut façonner une guerre. «Le même langage dirige -ou dirige mal- l'effort militaire; la rhétorique du conflit politique devient la réalité de la théorie stratégique». Le processus et le choix des mots sont d'une importance vitale. Par-dessus tout, le commandant doit établir le genre de guerre qu'il mène car «les noms donnés à un conflit peuvent influer sur le conflit lui-même». Le processus de nomination et l'utilisation de la langue a «la conséquence involontaire de contraindre ou de mal orienter l'action». Fréquemment, les types de mots et de caractères utilisés sont nécessaires pour maintenir le soutien politique à la maison ou à consolider la cohésion dans une coalition multilatérale. Une erreur d'appréciation et de formulation pourrait empêcher non seulement l'État, mais aussi son armée, de faire les choix opérationnels les plus astucieux ou optimaux. De manière général, l'importance qu'accordent les systèmes politiques et militaires à la création, la diffusion et le contrôle du langage dans la guerre est un élément clé du conflit. Une fois introduits dans le discours politico-militaire, les mots peuvent façonner un champ de bataille. En Syrie, les contradictions sont telles qu'elles ne peuvent pas être rationalisées. Comment convaincre les gens que le Front Al-Nosra fait un bon boulot ? L'Arabie saoudite lutte contre le terrorisme ? C'est une blague ! Qui pourrait croire que les pays du Golfe, parmi les régimes archaïques et sclérosés au monde, défendent la démocratie en Syrie ou ailleurs ? Même les Etats-Unis avec leur capital moral sont incapables de jeter le discrédit sur l'action de la Russie. L'écart entre la réalité (les objectifs cachés) et le discours (objectifs déclarés de la coalition Etats-Unis, Turquie, Golfe persique et quelques capitales européennes) est tellement grand qu'aucun ajustement n'est possible sans remettre en cause la stratégie en cours. Les discours élaborés pour des raisons politiques ou militaires peuvent avoir des effets très différents de ceux que visait le discours qui a été introduit. Le discours joue un rôle essentiel dans les conflits, direct ainsi qu'indirect. Le discours peut prendre une vie propre, forçant les dirigeants politiques et militaires et leurs institutions associées à être victimes d'un piège de discours. «En temps de guerre», explique Michael Vlahos, «le récit est beaucoup plus qu'une simple histoire. Le ?récit' peut sembler un mot littéraire extraordinaire, mais il est en fait le fondement de toute stratégie, sur laquelle tout le reste -la politique, la rhétorique et l'action- est construit. Les récits de guerre doivent être identifiés et examinés de façon critique sur leurs propres termes, pour qu'ils puissent éclairer la nature intime de la guerre elle-même». Plus clairement, le «récit de la guerre fait trois choses essentielles. Premièrement, il est le cadre de l'organisation de la politique. La politique ne peut pas exister sans une base de verrouillage des ?vérités' que les gens acceptent facilement, car elles semblent être évidentes et indéniables. Deuxièmement, cette ?histoire' fonctionne comme un cadre, précisément parce qu'elle représente justement une telle vision existentielle. Les ?vérités' qu'elle affirmait sont culturellement impossibles à démonter ou même à critiquer. Troisièmement, après avoir présenté une logique de guerre qui est incontestable, le récit sert alors pratiquement comme le manuel rhétorique oint pour la façon dont guerre doit être débattue et décrite». La Turquie : La quête d'une «profondeur stratégique» Depuis 1945, au moins, l'ancrage de la Turquie en Occident s'est progressivement affirmé et assumé. Durant les décennies suivantes, les impératifs de la guerre froide ont largement déterminé la politique étrangère et la stratégie de défense du pays. La Turquie ne conçoit en aucun cas sa stratégie de défense en dehors de l'OTAN. L'évolution de l'environnement international suite à l'effondrement de l'Union soviétique, les changements subséquents en l'Europe centrale et orientale, la poursuite de l'intégration et de l'élargissement de l'Union européenne, entre autres, ont profondément affecté la politique turque. Ainsi, dès le début des années 1990, Ankara est venue à réévaluer son environnement de sécurité régional. Toujours attachée à l'Alliance atlantique, la stratégie de défense de la Turquie prend la forme de «deux guerres et demie» ; les principales menaces étant la Grèce, la Syrie et une insurrection à l'intérieur du territoire national, en l'occurrence kurde. Cette doctrine est en partie confortée par l'accord gréco-syrien de sécurité en 1995, la présence d'Abdullah Öcalan (le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan actuellement en prison) en Syrie et les relations de l'organisation séparatiste avec Athènes. Cela exige le maintien d'un important appareil de défense dissuasif. Faisant également partie de cette stratégie, l'établissement d'une alliance avec Israël face à la Syrie, celle-ci étant déclinante depuis l'arrivée au pouvoir en 2002 du Parti de la Justice et du Développement. *Consultant, chercheur en Histoire militaire et chef de la Rédaction d'African Journal of Political Science |