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Albert Hirschman,
grand économiste décédé en fin d'année dernière, avait le don de savoir
formuler des idées-forces en appréhendant un élément de comportement donné en
tant que moyen de transformer notre vision de tout un ensemble de problèmes
particuliers. L'un de ses travaux les plus ambitieux s'intitule Théorie de la
sortie, de la protestation et de la loyauté.
Initialement formulée à l'issue d'une expérience s'intéressant aux trains d'Afrique de l'Ouest, la théorie d'Hirschman suggère que tout système sociétal complexe voyant ses protagonistes s'en aller (sortie) est susceptible de voir son efficacité se détériorer; une solution plus judicieuse consistant à garder ces personnes (loyauté) afin que celles-ci soit incitées à faire valoir leurs exigences (protestation), ce qui améliorerait la performance du système. Il est facile de comprendre en quoi cette théorie peut être appliquée aux relations entre les personnes. Le lien du mariage est susceptible d'être rompu lorsque la perspective de divorce (sortie) apparaît trop aisée ; ce lien devenant d'un autre côté insupportable à défaut d'un sens de responsabilité mutuel et d'une discussion (protestation). Cette protestation peut également faiblir lorsque de nouvelles possibilités émergent : l'apparition d'un nouveau partenaire potentiel signifie qu'il n'existe plus de pression dont il serait nécessaire de discuter, ni de besoin d'améliorer les relations au sein de l'arrangement en place. Ce schéma peut également s'appliquer aux relations politiques : Hirschman a entre autres rédigé un article mémorable dans lequel il démontrait en quoi la possibilité de sortir de l'Allemagne de l'Est en 1989 avait engendré une soudaine rupture de loyauté. Les Européens auraient tout intérêt à repenser certains de leurs dilemmes actuels à la lumière de la théorie d' Hirschman. Certes, l'analogie du mariage est devenue une métaphore trop souvent utilisée à l'égard des efforts d'intégration en Europe. Il n'en demeure pas moins que protestation et loyauté sont aujourd'hui un problème pour l'Union européenne. De nombreux citoyens et gouvernements estiment qu'ils ne disposent pas d'une influence ou d'une voix suffisante, ce qui tend à éroder leur loyauté. Une possibilité radicale est aujourd'hui soulevée. Le Premier ministre britannique David Cameron a évoqué l'éventualité d'une « Brexit », à savoir d'une sortie de la Grande-Bretagne hors de l'Union européenne. Les polémiques ayant précédé et suivi le récent discours de David Cameron sur l'Europe ont révélé qu'à la fois les eurosceptiques britanniques et les plus fervents europhiles au sein de l'Union - parmi lesquels un certain nombre de personnalités emblématiques telles que l'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors - saluaient l'initiative britannique. Une sortie britannique peut-elle infliger à l'Europe une gifle qui permettrait à l'Union de retrouver ses sens, augmenter les probabilités de voir aboutir les efforts de réformes institutionnelles au Royaume-Uni, ou encore faire de l'Europe un régime plus stable ? Les travaux d'Hirschman, instructifs à notre endroit en ce sens qu'ils nous permettent de comprendre comment loyauté et affection se développent, suggèrent une réponse négative. Aucun État n'aime se sentir isolé. Chacun aspire à voir ses institutions et ses valeurs reflétées et reproduites chez ses voisins ? une dynamique génératrice de loyauté. C'est ainsi que l'UE est en constante expansion, tandis que les États-Unis se plaisent à encourager le monde à se démocratiser. Les États démocratiques ne sont pas les seuls à tenter d'étendre leur influence. L'Union soviétique aspirait elle aussi à s'entourer d'un tampon protecteur d'États aux vues similaires, et il fut un temps où l'Italie de Benito Mussolini se félicitait que le fascisme soit une marchandise d'exportation compétitive. La reconnaissance d'une possibilité de sortie inverse ce processus basique de construction de liens de loyauté, certaines autres attractions apparaissant. L'un des facteurs expliquant le sentiment de malaise du Royaume-Uni dans ses relations avec une Europe de plus en plus bureaucratisée réside dans l'impression que les valeurs et les institutions du pays seraient plus proches de celles des États-Unis, ou de celles d'autres anciennes colonies anglophones. Dans les années 1990, les eurosceptiques britanniques n'avaient-ils pas utilisé le terme « Anglosphère » pour décrire un modèle qu'ils estimaient plus fructueux et davantage voué à s'étendre que celui de l'UE. En tant que partenaires attirants, les États-Unis sont en quelque sorte cette «autre femme», responsable de l'érosion de la loyauté de la Grande-Bretagne à l'égard de l'UE. En cela, le pays de sa Majesté voit considérablement faiblir sa capacité à apporter une contribution efficace aux réformes européennes. En effet, la dernière fois que la Grande-Bretagne s'est exprimée d'une voix européenne forte remonte à plus de vingt ans. Au milieu des années 1980, le Premier ministre de l'époque Margaret Thatcher avait fait valoir avec succès l'idée d'un marché intérieur intégré. La libéralisation du commerce et de l'investissement prescrite par l'Acte unique européen fut en grande partie inspirée d'une vision britannique en faveur de la dérèglementation. À l'époque, Delors avait présenté l'instauration d'une monnaie unique comme un complément ou un achèvement du marché unique. Depuis, en revanche, le modèle américain en matière de finance (qui voit des institutions financières puissantes prospérer sur des marchés faiblement régulés) et le modèle américain dans le domaine de l'engagement militaire (en Iraq et en Afghanistan) sont apparus pendant un certain temps plus dynamiques et plus en accord avec les besoins d'une planète mondialisée. Ces deux composantes du rêve américain ont aujourd'hui perdu de leur superbe. L'intervention en Iraq s'est avérée fondée sur la tromperie. Le jeu de cartes financier s'est effondré. Mais la Grande-Bretagne reste attirée par quelque chose d'autre, et peu disposée à s'engager dans une « protestation ». Les États-Unis sont quant à eux mis en difficulté par les yeux doux de la Grande-Bretagne. Ils entendent rester au contact du monde entier, et pas seulement de quelques îles pointant au large des côtes de l'Europe. Il est plus facile pour les États-Unis d'appréhender l'Europe comme un ensemble, en particulier lorsque certaines réponses européennes aux problématiques sociétales courantes semblent constituer des solutions susceptibles de s'appliquer également en Amérique. L'issue de tout ceci ressemblerait presque à une comédie shakespearienne sur la confusion des identités. L'Europe et la Grande-Bretagne sont unies par le mariage, mais la Grande-Bretagne souhaiterait approfondir ses relations avec l'Amérique, tandis que cette dernière s'intéresse davantage à l'Europe. Les mécanismes incitatifs de loyauté ne sont pas faciles à instaurer. Les plus efficaces ne sont autres que des mécanismes positifs, tels que croissance économique rapide et prospérité grandissante, comme ceux qui fondèrent autrefois le rêve européen. Leur restauration reste aujourd'hui peu probable, au moins pour le moment. Il existe aussi des mécanismes négatifs incitatifs de loyauté, qui encouragent chacun à respecter la norme appropriée en matière de comportement. Le risque est que cette comédie d'affection mal avisée se dénoue dans une punition du tentateur comme du tenté. Quel est l'équivalent moderne de cette fameuse punition du «A» marqué au fer rouge, qui constituait la sentence de l'adultère dans la Nouvelle-Angleterre coloniale ? Peut-être nos agences de notation ont-elles la réponse. Traduit de l'anglais par Martin Morel * Professeur d'histoire et de relations internationales à l'Université de Princeton, et professeur d'histoire au European University Institute de Florence |