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Suite et fin
Nature de la demande et de l'investissement Un double problème est éludé par l'analyse d'A. Benachenhou : il concerne la nature de la demande et la nature de l'investissement. Cela s'entend, soutenir une «demande définit par une offre mondiale» (un peu comme des «exclus», les algériens veulent consommer comme les autres citoyens du monde : on efface les trajectoires historiques des sociétés) ne peut avoir comme résultat qu'un accroissement des importations et un écrasement de l'offre locale. La dépense accroît la propension à importer. En ne posant pas le problème de la nature de la demande on n'a pas besoin de s'y arrêter et de voir que notre aliénation est d'abord dans cette aliénation de la demande sociale. Notre horizon n'est pas notre production mais LA consommation telle que définit ailleurs. On peut alors se focaliser sur l'offre. Mais là aussi, on va devoir sauter par-dessus deux autres problèmes : les causes de la non-industrialisation (de la non formation d'une offre locale disponible et efficace) contrairement à d'autres pays, et la nature de l'investissement dominant à l'échelle mondiale. Pourquoi l'investissement pourrait-il former, aujourd'hui ou demain, un capital qu'il n'a pu former dans le passé ? Et que signifierait-il pour l'Etat, les agents économiques nationaux et leurs partenaires étrangers ? De nouvelles capacités mondiales de production qui accroîtrait le déséquilibre de l'offre et de la demande mondiales ? Ou bien un investissement de spéculation dont l'objet serait de détruire une épargne excessive et une offre extérieure excédentaire ? La démarche de l'auteur ne nous éclaire pas sur les raisons qui conduisent l'Etat à dépenser vite plutôt que bien et les agents à spéculer. Est-il seulement question d'apprendre aux décideurs à bien dépenser en toute rationalité ? Notre épargne publique n'est pas sociale, elle est une partie de celle du monde, les raisons de l'épargne sont dissociées des fins de l'investissement (à quelle production présente renoncer en faveur de quelle autre future ?), comme dans les sociétés riches (on n'épargne pas aujourd'hui pour mieux consommer demain, mais parce que le revenu est élevé (Keynes)). Pourquoi donc l'aisance financière, l'excès d'épargne publique qui suppose une déconnexion de la production d'hier, une dépense publique indépendante de l'offre locale actuelle et à venir ne serait pas d'un type spéculatif ? Expliquant ainsi largement la médiocrité de la qualité de la croissance, de l'investissement : tout normalement, l'Etat s'attache davantage à son équilibre qu'à celui des producteurs nationaux, à l'effet multiplicateur de revenu qu'à l'effet capacités de production de l'investissement (Domar), contrairement aux producteurs nationaux (si l'on suppose que leur objectif est de former un capital productif, ce pourquoi ils ne sont pas encouragés, étant données les incitations et les tendances dominantes) et en accord avec les partenaires étrangers qui sont hostiles à l'installation de nouvelles capacités de production15. On a tort d'envisager le partenariat international sans envisager la question des capacités locales et mondiales de production (problème post-keynésien de Domar), leur restructuration. De notre point de vue le problème n'a de solution que dans le cadre d'une structure du capital mise en cohérence par le «capital humain» que l'auteur exclut de son champ d'analyse. On se rend compte, à partir de là, que la question est aussi valable pour nous : pourquoi une demande d'investissement se transformerait en offre locale puisque telle est la vraie question que saute Benachenhou dans le passage cité : nous n'avons pas de problèmes de demande mais d'offre, escamotant ainsi la question des acteurs sociaux. Ou la désignant mais sans la prendre en charge. Il est facile de voir que du point de vue des rentiers, une demande d'investissement n'a pas pour objectif de se transformer en capacités de production, ce dont nous souffrons depuis bien longtemps. Ou autrement dit, elle n'a pas pour objectif de constituer des profits de producteurs concurrentiels et une accumulation du capital mais des surprofits de monopolistes. Comme le disait Keynes, Harrod à sa suite, la crise est due au fait que les producteurs dominants et les banquiers exigent de trop grands profits, chose qui ne peut permettre à la production marchande et l'innovation de s'étendre dans le tissu productif. Ils veulent de grands projets qui ne produisent qu'un revenu immédiat et pas de capacité supplémentaire qui aggraverait le déséquilibre mondial de l'offre et de la demande. Ceci pourrait ressembler à un compromis entre le capitalisme mondial et le capitalisme d'Etat : effet keynésien de revenu plus surprofit ici contre amortissement et restructuration de capacités de production là-bas. Les infrastructures réalisent en cela un excellent exemple d'équilibre à court terme entre celui de l'Etat et des forces extérieures, équilibre dont on ne peut faire l'économie. Peut être, cet équilibre explique-t-il l'essentiel de la situation de l'investissement en Algérie. Il concerne notre mode d'insertion dans l'économie mondiale. Ni les acteurs nationaux, ni le secteur d'Etat n'ont développé de ressources propres particulières pour pouvoir peser sur les rapports de forces et les inerties internationales. La solution de Keynes (le soutien de la demande à court terme) était destinée aux sociétés riches où l'offre était en situation excédentaire et ne tenait pas compte des capacités de production et de leur restructuration. Elle a consisté à tirer la propension moyenne à consommer vers la plus forte et la propension à épargner vers la plus faible, l'épargne étant supérieur à l'investissement. Donner aux uns la possibilité de consommer davantage pour laisser à d'autres celle de produire en attendant la restructuration des offres et demandes. Pour les pays émergents, il n'est pas sûr qu'une bonne politique consiste à faire relayer par la consommation interne le ralentissement des exportations. Car il s'agira alors de structurer une demande interne : veut-on consommer ce que l'on n'a pas pu exporter ? Quel effet cela pourrait-il avoir sur le profilage de l'offre à moyen terme ? Cela serait définir une demande qui ne tienne pas compte des nécessaires restructurations à venir. Consommer de la voiture, entrer dans un modèle de consommation alors qu'il s'agit précisément d'en sortir pour les puissances d'hier ? Sans oublier les contextes particuliers du rapport de l'épargne sur l'investissement, donc de l'état des capacités de production, on peut dire que le problème ne concerne pas que les sociétés riches qui ont déjà une offre constituée, le problème de restructuration de l'offre mondiale se posant également pour les pays émergents et les anciennes puissances. Mais il est clair que le problème a désormais besoin d'une solution à long terme (restructuration de l'offre et de la demande) et non d'un ajustement à court terme (soutien de la demande). Pour les pays sans offre efficace et disponible, les choses se présentent différemment. Un réajustement de la propension à consommer en faveur de la plus forte reviendrait à corriger une répartition inégalitaire cause de tensions sociales, abstraction faite des capacités de production. Le problème de la non transformation de la demande locale d'investissement en capacité de production locale relève d'un ordre de problèmes qui n'est pas spécifiquement le nôtre. Nous voulons créer ex-nihilo de nouvelles capacités dans un contexte de surcapacités de production mondiales (étant donné certaines structures de production et de répartition). Il se précise cependant de manière différente, selon que nous sommes dans les centres d'accumulation ou sur les marges de l'économie mondiale : ici, il s'agit de restructurer et de redistribuer les capacités de production existantes (les anciennes économies dominantes et les nouvelles économies émergentes), là de détruire la production excédentaire et certaines épargnes (les économies rentières en particulier). Notre investissement public s'apparente davantage à une opération de destruction d'une épargne excédentaire et d'un excès de production mondial qu'à une opération de création de capacité de production locale. Je pense que bien des décideurs ont le sentiment de l'impossibilité d'une telle mission de création de nouvelles capacités de production locales en situation de surcapacités mondiales de production. Ce n'est pas l'installation de Renault à Rouiba qui contredira la règle : une plus grande proximité de la production de Renault et de ses marchés avec un petit effet revenu sans incorporation sociale de capacités de production durables. Comme piste de réflexion, on peut dire que pour ne pas être pris dans cette «division du travail», afin qu'un «transfert de technologie» puisse s'envisager, en dehors des stratégies des grands acteurs mondiaux, il faudrait plutôt se tourner vers certaines entreprises moyennes et certains actifs retraités. Arrivé à ce terme de la réflexion, je voudrais reprendre les choses en disant de manière simple et générale, que pour que puisse émerger une offre locale autonome, il faudrait tout d'abord apprendre à consommer de manière intelligente, de sorte que la consommation soit production, que la production d'offre soit l'affaire d'un tissu social et d'un environnement donné et que la démarche puisse réaliser un double objectif : un objectif mondial, en participant à l'équilibre mondial, la destruction de l'excès de production, tel qu'en investissant dans les infrastructures traditionnelles ; un objectif local, en incorporant de manière durable certaines capacités de production, ce qui passe par l'investissement dans le savoir et une production consommation locales. Cela suppose un autre rapport du politique, du social et de l'économique dont un Etat anticapitaliste au sens de Braudel, soit un Etat en mesure de favoriser la construction de marchés au service de la société et de ses producteurs consommateurs. A long terme, on le sait, Keynes laissait la question de l'équilibre en suspens («à long terme on est tous mort»). Sa solution ne voulait prendre en compte de l'investissement que l'effet revenu et non l'effet capacités de production (Domar). Elle se voulait nationale et redistributive. A long terme il souhaitait l'euthanasie des rentiers en même temps que des profits plus modérés. Je crois la solution keynésienne, corrigée par Harrod et Domar, dans une autre compréhension du rapport de l'économie et de la société (non pas investir pour investir mais en vue de servir une demande sociale), valable à l'échelle internationale. Une telle politique consisterait alors à poser premièrement, des structures en mesure de mobiliser l'épargne mondiale pour réorienter l'offre vers la satisfaction d'une demande mondiale et deuxièmement, mettre en place des structures en mesure de créer de nouvelles solidarités entre actifs et inactifs. Cela supposerait donc de notables changements en matière de structures politiques, sociales et économiques mondiales. La violence du monde provient très largement du fait que les humains ont du mal à s'extirper d'habitudes révolues et à s'en construire de nouvelles. Aussi, l'on comprend sans peine que le monde passé n'est pas tout à fait celui qui est en mesure d'accueillir celui qui vient. Il arrive à toute vitesse et nous y allons à petits pas. Si nous n'avions pas la tête baissée, il aurait pu s'agir d'une sage attitude. Pour Keynes, les sociétés industrielles qui disposaient d'une excessive offre devaient à court terme réajuster leurs différentes propensions à consommer et à épargner. Cela paraît de plus en plus difficile avec la financiarisation et la mondialisation de l'épargne qui s'autonomise de plus en plus vis-à-vis des systèmes de sécurité sociale. En effet avec le vieillissement des anciennes sociétés industrialisées, l'accroissement des inactifs qui doivent vivre du revenu de leur épargne, la constitution de fonds de pension et autres fonds souverains, un tel ajustement n'a plus la même acceptabilité sociale et internationale. Une épargne considérable échappe à un tel ajustement par la politique publique. Dans une grande mesure les anciennes structures de solidarités qui définissaient les cadres d'action de la politique publique en matière de sécurité sociale sont dépassées. Comme le signalait le professeur Benachenhou dans la citation présentée, il ne peut en être de même pour les économies périphériques. Alors que soutenir la demande au centre venait après l'existence d'une offre que l'on croyait en mesure de se donner une demande (la loi de Say), ici le problème est différent. Pour les keynésiens les traits principaux du sous-développement sont : la faiblesse de la demande globale, comme cela ne peut surprendre, mais aussi la préférence pour la liquidité et la rigidité de l'offre/l'inefficience du capital. Le problème central qu'il faut traiter est donc celui de la rigidité de l'offre comme on peut le voir avec le modèle d'inspiration keynésienne de Hollis Chenery (1966), un des grands experts passés de la Banque mondiale. Il ne s'agit pas d'un problème d'excès d'épargne mais de problèmes d'insuffisance de consommation, d'épargne, d'investissement tout à la fois, d'inefficience du capital et de trop grande préférence pour la liquidité d'autre part. On sait les résultats de l'expérimentation de ce modèle qui recourt à une épargne extérieure pour financer l'investissement interne : cette incapacité, précisément, à transformer l'investissement en capacités de production. En apparence donc, au niveau où production et consommation, offre et demande s'opposent, c'est donc du côté de l'offre qu'il faudrait traiter le problème, produire une politique. Pourtant, si on ne s'arrête pas devant une telle opposition, si on passe à un niveau où celles-ci cessent de s'opposer, on peut constater que le problème est dans la défaillance de la société et de l'Etat à construire des marchés où pourraient émerger offres et demandes cohérentes et stables. Opter tout simplement pour la construction d'une politique de l'offre, sans une politique de construction des marchés, c'est supposer trop vite que les marchés sont donnés parce que naturels (tout à l'avantage du capitalisme d'Etat qui ne s'empressera pas de démentir une telle vision), et c'est faire exploser les offres et les demandes parce que c'est les opposer en dehors de ce qui les unit. Un peu comme si une élite (du XIX° siècle) déterminait les modèles de production et de consommation selon les critères (valeurs bourgeoises et féodales) et les coûts quelle désire (exploitation coloniale et de classe). Et non pas comme si une dynamique sociale et économique produisait les ajustements et désajustements des offres et demandes. Le modèle de l'offre a pu être supposé acquis dans le cadre d'une société de classe où la diffusion des modèles était descendante. Il ne peut en être de même dans des sociétés dont, pour les unes, la différenciation suit des voies moins évidentes, pour les autres, le modèle arrive à l'épuisement de ses ressources. L'entreprise et le marché sont des organisations qui ne sont pas encore tout à fait libéré de l'emprise de classe, mais il y a fort à parier que le XXI° siècle va la mettre à forte épreuve. En guise de conclusion. Nous avons soutenu la thèse que c'est la production de demande qui en s'incorporant une offre et se différenciant est l'élément moteur d'une dynamique vertueuse. Nous avons essayé de montrer que cette production n'était pas une simple affaire d'économistes, qu'elle mettait en jeu un rapport de la société, de l'économie et du politique, que c'était à partir d'elle que pouvaient être construits les différents marchés, que peuvent être développés les différentes dispositions sociales nécessaires à une démarche économique efficiente. On pourrait soutenir que c'est l'orientation de la demande sociale qui donne une unité aux différentes formes de capitaux sociaux. L'investissement réel, qui n'est pas simplement économique comme le montre la notion de capital telle qu'elle est définit aujourd'hui (Bourdieu, Becker, Putnam), va, pour ce qui concerne notre formation sociale, essentiellement à cette production et non pas à la production d'offre, comme on peut l'observer. A l'aliénation de cette demande et non à sa libération. Car c'est elle l'enjeu réel : les hommes ne se posent que les problèmes qu'ils peuvent résoudre, disait en substance un penseur célèbre. Le résultat actuel c'est que cette production de demande (penser aux souks el fellah de la révolution agraire pour représenter cette notion) aboutit au détournement de la demande des productions locales. Ce n'est pas une raison pour changer de direction. Il faut aller plus avant dans cette direction, ni rester à mi-chemin ni aller à contre-courant. Cela paraît de manière plus évidente quand il s'agit de construire l'organisation financière à même de fournir les ressources à l'investissement : il faut qu'il y ait une demande sociale de capital humain pour qu'il puisse y avoir une épargne et un investissement performant dans l'éducation et la formation mais aussi dans l'économie en général. Il faut aussi qu'il y ait capital social pour que puissent s'établir des relations de coopération qui ne découragent pas la production. Unité et cohérence de la demande sociale du point de vue d'une dynamique de différenciation, unité des capitaux sont deux conditions pour l'existence d'une offre efficace non dissociable de la demande. 15- Le syndrome hollandais que transforme l 'auteur en maladie (à mi-distance de la malédiction) suppose une offre locale disponible qui devient inefficace à la suite de l 'effet intersectoriel de la rente. Par cette cause, notre problème se distingue de celui hollandais, puisque pour ce dernier il s 'agit d'une offre disponible et pour nous d 'une offre supposée en voie d 'émergence. |