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Politique de l'offre ou politique de la demande ?

par Derguini Arezki

2ème partie

De l'offre et de la demande

Après ce passage par l'histoire sociale et économique, revenons à la mécanique économique de l'offre et de la demande et à Keynes. Signalons tout de suite qu'il convient de distinguer, de manière générale et en particulier chez Keynes, entre ce qui est de l'ordre des problèmes et ce qui est de l'ordre des solutions. Dans un article de presse où le professeur A. Benachenhou reprend les vues qu'il développe dans son livre, il oppose les politiques de l'offre et de la demande dans les termes suivants:

 «Ces politiques de soutien de la demande locale d'investissement et de consommation veulent remplacer une demande extérieure languissante. Ces politiques peuvent toutes compter sur une offre locale disponible et efficace, comme le sup­posait Keynes. Le cas de l'Algérie est évidemment différent : pour elle, la politique de sortie de crise ne peut pas être une politique de la demande mais une politique de l'offre; pour l'Algérie, Keynes est bien mort. 9»

 Tout d'abord, constatons les deux glissements opérés par l'auteur concernant l'offre vis-à-vis de ses contextes : nous savons que pour Keynes l'offre disponible est excédentaire par rapport à la demande globale (et ce d'autant que le revenu est élevé pour cause de préférence pour la liquidité), d'où la crise. En passant des pays riches, contexte de réflexion de Keynes, à celui d'aujourd'hui et se rapportant aux pays émergents, il passe de l'offre excédentaire à une autre non excédentaire mais disponible et efficace, donc en mesure de s'accroître. Il passe ensuite au contexte des pays à l'offre indisponible parce qu'inefficace où il conclut à la mort de la solution keynésienne et à la nécessité de la construction d'une offre. Voici un raisonnement dont on comprend mal le but : s'il y a une offre, on peut soutenir la demande, s'il n'y a pas d'offre, il faut construire une offre. Pourquoi partir d'un point de départ (l'offre que l'on sait dans notre cas inexistante parce qu'inefficace) pour en faire son point d'arrivée ? Toutes les opérations de translation ressemblent à un tour de passe-passe.

 On peut affirmer sans se tromper, si l'on s'en tient à la citation sur laquelle s'appuie la démonstration, que Keynes sert d'alibi. Ceci étant, pour le politique non-économiste armé d'une croyance particulière, ce que ces quelques lignes délivrent pourrait fort ressembler à une sorte de légitimation scientifique d'un sentiment qui considère l'investissement public comme supérieur à un investissement privé qui passerait par l'épargne privée et le crédit public. Sentiment qui opposerait, tout compte fait, la société et sa direction quant à la possibilité de choix éclairés et donc reproduirait leur rapport d'extériorité. On peut même prêter à ce sentiment qui s'accommode fort bien, par ailleurs, d'une certaine appropriation privée du produit national et d'une inefficacité réelle de l'investissement public, de vouloir évincer le sentiment encore dominant qu'a produit cette dernière réalité. Malgré la mise en cause de la croyance en la supériorité de l'investissement public sur celui privé par l'inefficacité du premier dans l'expérience antérieure et actuelle, qui nous a amené à un capitalisme d'Etat plutôt qu'à un certain libéralisme dans lequel nous hésiterions encore pour entrer, le travail du professeur Benachenhou, contre toute apparence, aurait pour but d'évincer un tel sentiment d'échec en évitant le court circuit qui se produirait entre la croyance et son résultat. L'adoption d'une nouvelle terminologie, politique de l'offre plutôt que politique industrielle, n'étant pas indifférente. Du reste cette crainte explique probablement pourquoi on n'a pas eu beaucoup de mal, sans l'aide de la rationalité économique mais sur les conseils d'une certaine science économique, à donner à l'investissement son orientation actuelle vers les infrastructures tout en acceptant des coûts fort élevés.

 Les pays opposés dans la citation précitée sont les pays émergents et le nôtre que distingue l'existence d'une «offre locale disponible et efficace», soit les pays dotés d'une «machine économique» en mesure de passer successivement d'un moteur externe (les exportations) à un moteur interne (la consommation interne de masse) de la croissance. Or chez nous, il faudrait peut être rendre compte de l'inefficacité passée de l'offre et du fonctionnement des marchés avant de parler de la construction d'une politique de l'offre ou de la demande. Qui construira cette offre et comment ? Les nouveaux entrepreneurs et leurs partenaires étrangers ? D'où tiendraient-ils eux-mêmes leurs ressources et leurs objectifs ? Il faut avouer que sans une dynamique sociale les objectifs de ceux-ci n'ont pas de raison de varier considérablement par rapport à ce qu'ils étaient et la prégnance de la logique rentière et de la prédation capitaliste ne peut être contrecarrée.

 Notre propos est donc de défendre une politique de la demande mais pas telle que l'entend l'auteur qui se sert un peu trop, à notre sens, de Keynes pour les besoins de la démonstration, c'est-à-dire pour réintroduire une politique de l'offre dont on a du mal à oublier les échecs10 et les tares actuelles.

 A partir de la fin des années quatre-vingt, nos dirigeants avaient une peur bleue de l'investissement aussi ne pouvait-il mieux faire que de se rabattre sur une politique de consommation pour conserver stabilité sociale et légitimité politique. On sautait par-dessus l'importation de machines pour stabiliser la société après que l'Etat ait échoué à monter sa machine technique et économique. Comme le font aujourd'hui les pays émergents mais pour nourrir une machine économique efficiente, c'est-à-dire au service de fins sociales (sécurité, stabilité et prospérité) avérées. L'auteur regrette que la rationalité économique ne puisse entrer dans le champ de la rationalité politique dominante, alors qu'il crie, peut être avec Lucas, à la mort de Keynes par ailleurs. Je regrette pour ma part qu'il n'y ait pas de rationalité sociale que puisse servir les diverses rationalités, politiques, techniques et économiques.

 Ma démarche s'articule donc autour de trois axes. Le premier concerne l'unité et la différenciation de la société et de l'économie, le second celles de l'offre et de la demande, le troisième la construction des politiques d'offre et de demande. Pour les deux premiers axes, il s'agit de penser la dynamique de différenciation (identité différence). Pour le troisième, comme processus terminal, de montrer que c'est dans et par la construction de la demande que se détermine la construction de l'offre. Car c'est au travers de la demande sociale qu'est réaffirmée l'unité de la société et de l'économie, et comme le pensait Keynes, c'est la demande effective qui fixe et doit fixer l'horizon de la production et des entrepreneurs. C'est la seule façon d'éviter son problème: une dissociation finale de l'épargne et de l'investissement et toute la cohorte de problèmes qui s'ensuivent : les attentes excessives des investisseurs, une défiance vis-à-vis de l'évolution des taux d'intérêt, la préférence pour la liquidité, la spéculation à mesure de l'accroissement de l'épargne, etc.. De perdre une telle perspective conduit la compétition à emprunter des voies très coûteuses pour les sociétés et le monde. Plutôt que d'opposer une offre et une demande qui n'ont à proprement parler aucune consistance propre puisque prises indépendamment du fonctionnement des marchés (on est allé de l'une à l'autre sans que cela n'ait de conséquences), il faut les restituer dans leur unité dynamique où chacune est produite à sa place et articulée à l'autre. Poser le primat de la demande est la condition de poser l'unité de l'offre et de la demande, et d'internaliser le revenu et la manière de le produire. Poser le primat de l'offre c'est un peu vouloir suivre le chemin parcouru par les puissances d'hier (la loi de Say fonctionnant en même temps que la domination de classe) et celles émergentes aujourd'hui, alors que cela ne correspond pas à notre contexte social et semble être dépassé par le nouveau contexte technique et économique mondial. Cela nous conduirait à aliéner nos demandes et nos marchés parce qu'étant incapables de situer précisément les offres que nous voulons promouvoir.

De la dissociation capitaliste de l'offre et de la demande à la nouvelle différenciation

Je poursuis ici une réflexion commencée ailleurs, autour de l'université et du «capital humain» dont l'offre précisément ne saurait être dissociée de la demande sociale, plus, ne pourrait trop la précéder. Je voudrai soutenir que l'on ne peut plus partir aujourd'hui, avec le capital humain (G. Becker), le développement des capacités (Amartya SEN) ou ce que certains appellent le capitalisme cognitif (Y. Moulier-Boutang et autres), d'une dissociation de l'offre et de la demande. Il faut concéder un rôle plus actif à la société. La dissociation (initiale) de l'offre et de la demande qui établit le primat de la première sur la seconde (lors de l'ajustement final) s'explique par une histoire occidentale de classes qui oppose la production à la consommation, les ajuste de manière fordiste et keynésienne dans un second temps pour entrer en crise aujourd'hui. Fondamentalement, c'est le capitalisme (toujours au sens de F. Braudel) qui oppose la société et le marché, qui dispute à la société la construction et la direction des marchés. Dans un premier temps, la production de masse a détruit les autres productions et s'est appropriée leurs marchés. Dans un second temps, suite à la contraction de la demande externe, elle s'est créée une demande interne pour soutenir et approfondir son offre. Elle s'est donnée un moteur interne avec le fordisme et le keynésianisme, ce à quoi s'emploient les pays émergents aujourd'hui. Face à l'intensification de la compétition mondiale, l'offre est en cours de restructuration et de redistribution mondiale. L'offre industrielle essaime aujourd'hui hors de l'occident toute en contractant sa base sociale. Par la crise de l'environnement, les faiblesses des rendements sociaux et économiques de l'investissement productif, l'ancien modèle de consommation dominant apparaît désormais comme non universalisable en même temps que l'ancienne dichotomie entre offre et demande sur laquelle il était bâti, à mesure que la machine s'approprie davantage le travail social, que le vif se réfugie dans l'esprit humain. D'autres identités de la production et de la consommation, de l'économie et de la société sont requises, d'autres différenciations sont en cours.

 Le modèle industriel basé sur la production mécanique et électronique de masse ne peut être généralisé à l'ensemble du monde et son extension accroît ses tensions internes (concentration du capital) et externes (externalités et durabilité). Le nouveau modèle ne devrait plus opposer la production et la consommation comme il l'avait fait, c'est-à-dire en opposant la classe des producteurs et celle des consommateurs et en opposant l'occident et le reste du monde. Le nouveau modèle devrait se construire sur un autre modèle de distribution du savoir que celui de la monopolisation par la classe des producteurs et la prolétarisation des consommateurs11, sur un autre modèle de marché que celui de la consommation et de la production de masse (la nouvelle production consommation d'électricité pourrait être un exemple emblématique), sur un autre modèle que celui qui oppose marché (pouvoir économique) et démocratie (politique). Et nous en venons à notre deuxième axe concernant le rapport de l'économie et de la société.

De l'économie et de la société

Un des grands verrous de la pensée est celui qui dissocie marché et démocratie, fonctionnement de la société et fonctionnement de l'économie, bien qu'au marché comme institution naturelle s'est substitué depuis quelque temps la notion de marché comme institution sociale, comme construction ou accident historiques. On vote en démocratie mais pas économie marchande. Le bulletin de vote ajuste les offres et les demandes sociales, mais l'intervention citoyenne s'arrête là, elle ne gagne pas le marché économique où le billet de monnaie des consommateurs citoyens ne sanctionne pas telle production ou telle autre, il obéit à sa propre logique : la maximisation de l'utilité individuelle. Le citoyen ici obéit à des lois qu'il n'a pas choisies. Si donc le marché politique autorise l'expression de préférences collectives, les marchés du système économique ne le permettent pas. J'impute cette différence entre le billet de banque et le bulletin de vote à la division de la société en classes, en dominants et dominés, qui sépare la production et la consommation, qui pulvérise, conformément à la théorie économique, le pouvoir des consommateurs mais pas celui des producteurs monopolistes ; qui sépare le fonctionnement des marchés du fonctionnement démocratique de la société, quand elle ne tend pas à soumettre le fonctionnement de la société à celui du marché ; qui interdit au «pouvoir social» d'orienter les marchés, d'inscrire le fonctionnement des marchés dans une rationalité sociale. La science économique bien entendu, tout comme les croyances sociales, comme on commence à le comprendre, participe d'une telle construction des institutions marchandes (voir «la performativité des sciences économiques», M. Callon et autres). Il est vrai que le «pouvoir social» est historique et que ceux contre lequel et pour lequel s'est édifiée la science économique et son objet ne sont plus les mêmes aujourd'hui. De même, le contenu du libéralisme d'aujourd'hui ne peut être celui d'hier.

 Il y a donc une unité de la société et de ses marchés, une unité construite. Nous avons appris avec Fernand Braudel que pour l'occident c'est le capitalisme qui a construit ses marchés. De sorte que marxisme et libéralisme européens ne distinguent pas capitalisme et marché12. On ne pourrait en dire autant pour la Chine et le monde musulman dont l'histoire est bien différente. Et on aurait tort de ne pas prendre au sérieux le «socialisme de marché» chinois ou notre «capitalisme d'Etat», chacun construisant ses marchés et faisant face à sa manière au capitalisme de classes occidental.

 Il faut considérer le marché comme une machine sociale, c'est-à-dire une organisation qui fonctionne avec des automatismes sociaux, une machine qui facilite le travail social en l'automatisant. L'inertie importante que peut posséder une telle machine et qui peut faire son indépendance, ne la soustrait pas moins à sa réalité de machine sociale, en prises avec d'autres «machines sociales» ou institutions, inscrite dans des habitudes et des comportements, et comme toute machine ne possède pas sa propre fin en elle-même. Elle n'est pas pour autant neutre puisqu'elle est configurée pour fonctionner d'une certaine manière et porte donc une fin inscrite dans son programme, distinct d'elle (logiciel) ou pas (instinct). Il faut entendre les marchés en tant que complexe de machines sociales au sens de la sociologie et de l'économie : la mécanique économique s'inscrit dans des mécaniques sociales et autres fonctionnements. Les compétitions économiques sont des compétitions sociales et on devra distinguer entre les compétitions sociales proprement dites, la définition de leurs règles et les fins qu'elles réalisent (le champ, le moyen et la fin). Les compétitions définissent des hiérarchies sur le déclinement d'une norme. Les pratiques économiques sont des pratiques sociales et ne peuvent être exclues d'une économie générale des pratiques (P. Bourdieu). Il faut rétablir l'identité et l'opposition de l'économie et de la société dans leur unité dynamique comme il en a été question plus haut avec l'offre et la demande. Pour reprendre une formule de l'auteur de la «Grande Transformation», les marchés, l'économie sont encastrés dans la société. Selon Polanyi, il faut une certaine violence pour les séparer, pour transformer le travail, la terre et la monnaie en marchandises. Il reste que la différenciation de la société en champs divers ne peut se poursuivre sans récapituler leur unité.

 Revenons à Keynes et rappelons pour commencer quel est «son» problème. Il est fondamentalement celui d'un excès de l'offre sur la demande du fait d'un excès de l'épargne sur l'investissement. Cet excès de l'épargne des sociétés riches, coextensif d'une certaine incertitude sur le rendement de l'investissement, conduit à une thésaurisation, à une spéculation. De ce point de vue Keynes est toujours vivant. La récente crise financière montre à l'évidence que la spéculation financière qui résulte du désajustement de l'investissement et de l'épargne avec lequel doit faire une classe nouvelle de rentiers internationaux (les actionnaires et les fonds de pension), se substitue à l'investissement productif. La fonction de spéculation de la monnaie prend une importance accrue. Le désir d'oubli de Keynes et de sa théorie de la monnaie en particulier, n'est pas désintéressé : il vise à détourner l'attention du fait que le centre de gravité de la dynamique économique se trouve déplacé de la demande d'investissement à celle de spéculation de sorte que les «bulles», à l'image de l'inflation, détruisent certaines épargnes au profit d'autres. Ainsi peut se comprendre la fébrilité de certains gouvernements disposant de fortes liquidités à dépenser de manière peu efficace ce qui pourrait s'évaporer13. Il vise par là même à éviter que la réflexion ne s'établisse à une nouvelle échelle, ne pointe la nécessité de nouvelles solidarités internationales en mettant en rapport deux réalités apparemment disjointes, l'excès d'épargnes et de liquidités d'un côté et le déficit de satisfaction des besoins fondamentaux de l'humanité d'un autre, sur fonds d'essoufflement d'un modèle de développement et d'une rupture des solidarités sociales à l'échelle nationale. Il voudrait donc écarter la volonté d'un désir de réajustement d'un certain nombre de structures, de certaines offres et demandes mondiales14. On peut dire qu'au problème de Keynes (surabondance de l'épargne qui ne voit pas son avenir dans un élargissement de la production consommation) se surajoute celui de Ricardo (la rente et la difficulté de production entravent l'accumulation).

 Du fait de la liberté de circulation des capitaux à l'échelle mondiale, de leur fébrilité, une classe de rentiers domine celle-ci et empêche l'accumulation de se poursuivre à l'échelle de productions moins massives et moins rentables financièrement.

A suivre

Notes

9- El Watan, édition du 20 janvier 2009.

10- Dans les chapitres sur le gaz, l 'auteur s 'attaque à un de ces échecs, pour expliquer qu 'il n 'était pas inéluctable, qu 'il se rapporte à une erreur d 'appréciation pour cause de non prise en compte de la rationalité économique, cause qu 'il déplore mais n 'explique pas. Ainsi s 'attache-t-il à une rationalité théorique qui l 'empêche de découvrir une rationalité en œuvre. Chez les économistes le penchant normatif est corrigé par un affinement des outils d 'analyse et ces dernières décennies ils ont connu un réel développement que l 'on ne retrouve pas dans l 'ouvrage.

11- Le savoir est de plus en plus incorporé aux machines constituant comme un méga-machine autonome. La grande partie des consommateurs, au savoir déclassé, ainsi dit se prolétarise, se retrouve sans savoir autonome . L 'avoir s 'identifiant de plus en plus au savoir, les sociétés du tiers monde se délestant du savoir traditionnel et se détournant de son développement, par l 'école en particulier, se prolétarisent. L 'aliénation par l 'école est souvent perçue mais pas de ce point de vue. Voir le livre de R. Oulebsir, les derniers kabyles, 2009.

12- Les choses ont certes évolué aujourd 'hui pour la science mais pas autant pour la conscience sociale et ses croyances.

13- Mais n 'explique pas par contre la fébrilité à convertir de ressources naturelles en ressources monétaires.

14- Un tel sentiment me semble se retrouver dans «l 'Appel pour une gouvernance mondiale effective» , par Michel Camdessus, Kofi Annan et Amartya Sen .