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Enonçons ce qui est désormais compris partout comme un truisme. Le massacre de Gaza n'est pas le seul fait des Israéliens. Il n'a pu être commis que grâce à la bienveillance, non seulement des Etats-Unis, mais aussi de l'Europe. Il faut aussi s'interroger sur le rôle trouble de l'Egypte ou de la Jordanie. Alors, bien que légitime, la rhétorique désormais banale des condamnations et des invectives contre Israël doit céder le pas devant l'interrogation suivante : pourquoi Israël bénéficie-il d'une telle indulgence ? Mieux encore. Est-il question d'indulgence ou de complicité ? Faut-il continuer de croire que les généraux de cet Etat voyou ont planifié seuls l'attaque et que les Européens, les Etatsuniens, accessoirement les Egyptiens et les Jordaniens n'ont eu d'autre solution que de faire profil bas en faisant mine de condamner ? Certes non. Question subsidiaire : Israël pouvait-il, tout en frappant le Hamas, son ennemi déclaré, épargner les civils ou a-t-il délibérément décidé de refaire « Dresde » ? Pour mémoire, Dresde est cette ville allemande détruite par l'aviation britannique en février 1945, le bilan humain s'étant élevé à des centaines de milliers de morts. Ce massacre fut commis de sang-froid. Il ne correspondait à aucune nécessité stratégique. Il était simplement destiné à frapper d'effroi ce qui restait du Troisième Reich pour hâter la fin de la guerre. Bien sûr, le bilan de l'attaque de Gaza n'est pas du même ordre. Question d'échelle d'abord. La population de Gaza est beaucoup plus faible que la population allemande de l'époque. En termes de ratio, le nombre de victimes de Gaza est comparable à ce qu'on a connu lors des grands massacres de l'Histoire. Mais sortons des querelles de chiffres. La vraie question est la suivante : la brutalité de l'agression était-elle voulue, comme à Dresde, et quel but avait-elle ? La politique criminelle de l'Etat d'Israël n'est pas nouvelle. Toutefois, dans un passé récent, l'armée israélienne a montré qu'elle pouvait frapper avec beaucoup de précision des cibles choisies. Que l'on se souvienne de l'assassinat de Cheikh Yacine suivi, peu après, de celui de son successeur à la tête du Hamas, le Docteur El-Rantissi. Bien sûr, ces deux assassinats étaient condamnables, les exécutions extra judiciaires (véritable peine de mort préventive, selon le mot de la juriste Monique Chemillier-Gendreau) étant interdites par les conventions de Genève. Néanmoins, les dégâts collatéraux auwquels ils ont donné lieu se « limitaient » à la mort des eux gardes du corps du Docteur El-Rantissi. L'attaque du 27 décembre 2008 sur Gaza marque un changement important dans la stratégie israélienne. Revenons sur sa dénomination, « Plomb durci ». Contrairement à ce que son apparente rudesse laisse entendre, cette dénomination renvoie à une image très enfantine. Le plomb durci est la matière que les juifs privilégient pour la fabrication de... toupies pour leurs enfants à l'occasion de la fête juive de Hannouka (fête des Lumières). Il y a une comptine que tous les enfants juifs connaissent et qui se rapporte au plomb durci avec lequel leurs parents leur promettent de leur confectionner ces fameuses toupies (les dreidels en yiddish, langue du grand écrivain et Prix Nobel Isaac B. Singer). Quel paradoxe entre cette image qui renvoie à l'enfance et la cruauté du massacre des innocents de Gaza, pourrait-on croire. En fait, depuis longtemps, la tendance à déréaliser le tragique est en marche. C'est ainsi que les pires exactions sont en quelque sorte masquées par des noms lénifiants. Souvenons-nous. Il n'y a pas si longtemps, des bandes armées écumaient la Sierra Leone. Ils arrêtaient des voyageurs et leur posaient les uns après les autres une question d'apparence bénigne : « Manches longues ou manches courtes ? ». En fait, ceux qui répondaient 'Manches courtes » étaient amputés des deux avant-bras. Les autres étaient amputés des deux bras... En ce qui concerne l'opération israélienne sur Gaza, le propos est encore plus cynique. Le « plomb durci » représente ainsi un symbole de joie pour les enfants israéliens et de mort pour les enfants palestiniens. Souvenons-nous des images insupportables de ces fillettes israéliennes bien mises, faisant sagement la queue pour avoir le droit de griffonner un message de haine sur les missiles destinés aux enfants du Liban. Rappelons-nous enfin ces images de familles israéliennes venant pique-niquer avec leurs enfants aux abords de la bande de Gaza et applaudissant à chaque explosion, à chaque nuage de fumée. Le rabbinat de l'armée israélienne a distribué aux soldats durant l'offensive «Plomb durci» une brochure appelant au nom de la Bible «à ne pas avoir pitié» des ennemis d'Israël, a révélé une organisation de défense des droits de l'Homme en Israël. «Avoir pitié envers un ennemi cruel revient à se montrer cruel envers nos justes soldats (...) Nous sommes en guerre contre des assassins. A la guerre comme à la guerre», est-il écrit dans la brochure. Le texte cite longuement des déclarations d'une figure du nationalisme religieux et de la colonisation en Cisjordanie occupée, le rabbin Shlomo Aviner, opposé à tout compromis avec les Palestiniens. «La Torah nous interdit de remettre un seul millimètre (de la Terre d'Israël) à des non-juifs, que ce soit par des enclaves, des zones autonomes ou d'autres concessions manifestant notre faiblesse nationale», souligne la brochure. La brochure juge tout à fait légitime de «faire un parallèle entre les Palestiniens d'aujourd'hui et les Philistins de la Bible» contre lesquels le roi David avait combattu, affirmant dans les deux cas qu'Israël fait face à des «envahisseurs étrangers» qui n'ont aucun droit à la Terre promise. L'association Yesh Din, «Il y a une loi», a réclamé la destitution du rabbin en chef des armées Avihaï Rontzki, dans une lettre au ministre de la Défense, Ehud Barak. Par ailleurs, le quotidien libéral Haaretz rapporte que des groupes d'extrême-droite ont distribué sans entrave des tracts «appelant les soldats à ne pas tenir compte de consignes (de retenue) et d'exterminer l'ennemi». Le livre de Josué accompagne les soldats israéliens dans leurs expéditions. Ce livre raconte, en prenant des libertés avec l'Histoire, la conquête sanglante du pays de Canaan. Il est largement enseigné dans les écoles israéliennes, en dépit de la réfutation de l'historicité des écrits bibliques par l'archéologie moderne. Il sert aussi, il sert surtout, au conditionnement psychologique des recrues dans l'armée. Lors de l'invasion du Liban, en 1982, l'aumônerie militaire des rabbins ne cessa de prêcher la guerre sainte. «Nous ne devons pas oublier les sources bibliques qui justifient notre guerre et notre présence ici. Nous accomplissons notre devoir religieux juif (Mitzva) en étant ici. Selon ce qui est écrit...», expliquait un rabbin du grade de capitaine [Ha'aretz, 5 juillet 1982]. C'est ainsi que le massacre de Gaza n'a engendré aucun sentiment de culpabilité dans la société israélienne. Jusqu'au dernier jour de bombardement, 95 % de la population juive d'Israël exprimait son soutien à l'attaque. Visiblement, les images d'enfants déchiquetés qui ont ému le monde entier n'ont pas eu beaucoup d'effet en Israël. Comment ne pas évoquer, à cet égard, la phrase monstrueuse de Golda Meïr, si révélatrice de l'autisme d'une société persuadée d'avoir, quoi qu'elle fasse, le magistère de la morale. S'adressant aux Arabes (on ne disait pas Palestiniens à l'époque !), elle disait : « Nous vous pardonnerons de tuer nos enfants. Nous ne vous pardonnerons jamais de nous obliger à tuer les vôtres ». Comment, dès lors, pouvait-il en être autrement ? Il y a plus de soixante ans que cet Etat bafoue le droit international, qu'il piétine les résolutions onusiennes, les conventions de Genève, l'avis de la CIJ, alors même qu'il doit son existence à une décision d'une ONU à une époque où les pays du tiers-monde, sous domination étrangère, ne donnaient pas leur avis... Il y a une véritable culture de l'impunité en Israël et, comme le souligne Michel Warchavski, l'impunité pousse au crime. Cette impunité n'est pas seulement scandaleuse. Elle est étrange et mérite que l'on s'y attarde. Les promoteurs de l'Etat d'Israël, Herzl et ses successeurs, expliquaient que la création d'Israël obéissait à la nécessité de créer un foyer pour les juifs persécutés de par le monde. Ils estimaient que ces persécutions étaient en quelque sorte structurelles et que la cohabitation entre juifs et « Gentils » (ainsi appelaient-ils les non juifs) était impossible. Sur la réalité des persécutions subies par les juifs durant des siècles, il n'y a aucun doute. Cela a fortement contribué à populariser l'idée de la création de cet Etat, notamment après la destruction de juifs d'Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, cet Etat s'est constitué sur le malheur des Palestiniens, mais il est clair que ces souffrances n'ont, hélas, pas pesé lourd sur les consciences d'une Europe aussi taraudée par le souvenir récent de son immense crime qu'indifférente au sort de populations qu'elle maintenait sous sa férule. Cette préoccupation est-elle toujours d'actualité ? Si oui, Israël aurait accepté avec enthousiasme la proposition arabe, formulée une première fois à Fès en 1982, puis répétée en 2002 et en 2005 en étant endossée par la Ligue arabe dans son ensemble. Quelle garantie de paix pour Israël et quel gage pour son intégration dans le Proche-Orient ! Pourtant, Israël refuse. Mieux encore, il balaie la proposition avec un souverain mépris. Il faut rappeler qu'il a aussi torpillé la «feuille de route» émise par le Quartette et qu'il a vidé de sa substance le plan conçu à Annapolis, plan qui lui faisait pourtant la part belle. Dans ce cas, il faut retourner à la prémisse pour la remettre en cause. Israël n'a pas pour fonction principale d'être un havre de paix pour les juifs du monde entier puisque toute son attitude conduit précisément à augmenter leur insécurité. Quoi d'autre alors ? La réflexion qui suit peut éclairer le débat. Une députée européenne raconte que, s'en étant prise à Nicolas Sarkozy à cause de la décision de la Commission européenne de rehausser l'accord de coopération entre l'UE et Israël contre la volonté du Parlement européen, celui-ci lui répondit qu'»il fallait choisir son camp». Qu'est-ce à dire ? Israël, citadelle avancée de la civilisation occidentale ? Cette fonction est de plus en plus ouvertement revendiquée par les dirigeants israéliens. Elle est relayée en Occident par une grande partie de la classe politique et médiatique. Dans un éditorial récent, l'Express, sous la plume de Christophe Barbier, soulignait la «justesse» de la guerre menée par Israël en insistant sur le fait qu'il la menait pour «notre [les Occidentaux] tranquillité». Les politiques les moins cyniques dénoncent, non l'agression, mais la catastrophe humanitaire qu'elle a provoquée. Il semblerait donc que cette guerre menée contre Gaza soit un acte de la guerre des civilisations. Une telle guerre «autorise» la mise entre parenthèses du droit, de la morale et de la justice puisqu'elle se fait au nom de la survie de l'Occident «menacé». L'Occident, en crise morale, économique, se révèle de plus en plus incapable de faire passer le message qui lui a permis de construire une suprématie assise sur un discours fait de morale et de séduction. Aujourd'hui, il apparaît presque comme un repoussoir, un vulgaire club de riches dont la seule préoccupation est de monter des cordons sanitaires et, éventuellement, d'opérer de véritables opérations de brigandage international comme en Irak pour préserver leur train de vie. Israël, Etat occidental autoproclamé, est l'instrument privilégié de cette nouvelle guerre. Il ne manque, ni de compréhension, ni d'armes, ni de supplétifs. Toutefois, il s'agit d'un combat d'arrière-garde. L'Histoire évolue avec des ruses, des pas de côté, bégaie parfois. Il est peu probable qu'elle recule. Le centre de gravité du monde se déplace insensiblement du coeur de la vieille Europe et d'une Amérique qui mérite de moins en moins l'appellation de Nouveau Monde vers des contrées nouvelles. Les tentatives désespérées d'arrêter la course du temps sont vouées à l'échec. L'intérêt bien compris des Occidentaux serait plutôt de négocier cette transition afin qu'elle soit la moins douloureuse possible. C'est le seul moyen de préserver, non les intérêts d'une minorité, mais le devenir de l'Humanité, une Humanité débarrassée des scories d'un long passé de domination coloniale, esclavagiste, et qui n'a nulle envie de continuer à servir la soupe à ses anciens seigneurs. |