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A Karima «Comme des phalènes éclairs, couleur de l'innocence, Et qui désespérément crient ne m'oublie pas !» L'histoire que raconte Voyage intérieur autour d'une géographie archaïque du temps (Voyage Intérieur) de Mikhaël Saada, publié aux Editions Persée, Aix-en-Provence en 2007, se déroule entre 'la grande ville provinciale de C...' en Algérie, et Londres façonné par les années Thatcher et qu'entrecoupent des réminiscences de pérégrinations dans deux autres villes, York l'anglaise et Paris la très française. Oscillant entre le roman autobiographique - l'auteur est, sous le pseudonyme qu'il adopte, né et a grandit sur les hauteurs du quartier d'El-Kantara à Constantine où il a fait ses classes y compris l'université avant de poursuivre des études supérieures à York et à Londres, et est un visiteur attentif et fréquent de Paris - et l'autobiographie romancée - «au désir d'une vie rêvée, ou d'une vie vécue autrement, correspond le besoin de tout transfigurer par l'écriture» (6)* -; entre quelques points de repères empruntés à la réalité et livrés à l'imaginaire; Voyage Intérieur dit, en une première partie, quelques souvenirs épars mais formatifs de l'enfance algérienne d'Abiod, de son école et de quelques unes de ses escapades juvéniles, avant que n'apparaisse en une deuxième partie un Abiod grandit et Londres, et filtrant ça et là comme des lueurs diffuses par les interstices de sa mémoire, York et Paris. A la luminosité de la première partie du roman, comme par exemple dans les 'Matins d'avril à Bougmar' - «ces matinées de printemps fondues dans le clair-obscur du souvenir, et aussi exaltantes, aussi insaisissables, au fabuleux pays des vacances où, par temps clairs, l'atmosphère vibrante de fraîcheur du petit jour fait frissonner le voyageur qui se hâte pour les espaces resplendissants d'azur [...]» (35) -, est contrastée l'atmosphère plus sombre et inquiétante de sa deuxième partie que rendent les errances d'Abiod «aux heures cendrées des quartiers bis et terreux» [1], dans son souvenir, même en plein jour, des quelques quartiers parisiens qu'il hante, comme par exemple cette 'rue de la Grande truanderie' - «son imagination galopante lui fit entrevoir, l'espace de quelques regards rapides chargés d'émotion, [...] à l'encoignure de deux pans de murs à la pierre noire, sans âge, une silhouette dérobée d'une espèce de grand malingre dont le visage était totalement plongé dans l'ombre [...] et qui piaffait d'impatience sur le vieux pavé inégal et humide comme s'il s'apprêtait à bondir sur un flâneur égaré. [...] un coquin de truand sorti tout droit d'un Moyen Age villonnesque [...]» (107) - ; mais surtout de nuit, dans sa dérive de pub en pub [2] dans ces ruelles indécises situées à la frontière d'un West-End riche et décadent et d'un East-End populeux et sale dans ce Londres qu'il affectionne tout particulièrement et dont le portrait, tout comme le personnage de Voyage Intérieur qui, selon ses états d'âmes, habite d'autres personnages, de la littérature surtout, que lui offre en pâture l'érudition de l'auteur, est nourrit, ici d'illustrations de fin du dix neuvième siècle d'un Gustave Doré - «les intérieurs des cours obscures, les rues sordides [...] où s'entassaient des grappes humaines [...] dans leur effroyable misère, engagées dans une lutte épique pour la survie, mais où le vice et le crime se trouvaient aussi représentés, parce qu'étant fatalement mêlés à l'innocence cruellement abandonnée à son sort [...] (90) -, là d'images empruntées à l'histoire terrifiante de la ville - «Whitechapel n'était pas aussi sans lui rappeler un magma de rues tristement célèbres [...] pour leur association avec les lieux où s'exécutaient la 'chirurgie' macabre de Jack l'Eventreur» (90) -, là encore de littérature «les nuits de Mayfair, comme [...] dans un récit d'Oscar Wilde, où les personnages semblent glisser imperceptiblement entre deux mondes, du monde réel au monde invisible» (85) -, et là enfin de références à quelques personnalités mythiques de la 'Nouvelle Babylone' comme «l'énigmatique Lilly Langtry qui, le visage à moitié voilé, était souvent accompagnée d'un mystérieux prince se déplaçant incognito vers quelques lieux de plaisir» (85). C'est dans ce Londres de la tourmente qu'apparaissent, «phalènes éclairs, couleur de l'innocence» (11), quatre femmes. Amanda au «visage à la beauté, souvent voilée de mystère, de femme fatale» (76), et qu' Abiod ne cessera jamais d'aimer; mais aussi, rencontrée le temps d'une taverne, Philippa, aux «grands yeux noirs que le khôl oriental rendait encore plus profond, brillants et mystérieux» (95) ; ou encore, au Fallen Angel, ce pub où Abiod s'échoue «après des heures d'errance dans Londres à la recherche d'Elle [...]» (116), cette inconnue au caban noir, ange déchu, «assise toute seule sur un tabouret au bout du comptoir» (116); ou enfin cette femme aux grands yeux clairs croisée au sortir d'une station de métro et qui, image vivante de la détresse du genre humain, lui demande dans un anglais impeccable, aristocratique : «j'ai désespérément besoin de deux livres sterling pour rentrer chez moi» (124). Trait commun à toutes ces femmes, ces mémoires d'étoiles dont le lecteur est en droit de se demander si elles ont jamais été bien vivantes ou si, comme cette femme qui naissait pendant le sommeil d'une fausse position de la cuisse du narrateur de Du côté de chez Swann et dont, pour peu qu'elle ait eu les traits d'une femme qu'il avait connu dans la vie, il se donnait entier à l'entreprise de la retrouver mais dont le souvenir inéluctablement s'évanouissait [3]; les femmes de Voyage Intérieur disparaissent toutes, presque aussitôt apparues, peut-être pour mieux laisser leurs traces là où les traces sont indélébiles, dans la mémoire, dans le temps. Le temps dans Voyage Intérieur Vie vécue, vie voulue autrement, Voyage Intérieur est une rêverie sur les noms de lieux et de pays qui, peut être pour le conserver, tente d'arrimer le temps à des espaces traversés, aimés; de lui faire épouser un tracé géographique, topographique parfois; le temps de l'enfance à l'insouciance lyrique y épousant la géographie de 'la grande ville provinciale de C...', comme par exemple quand l'auteur retrace les pas d'Abiod enfant quand venait «l'escalade des rues parallèles des quartiers mitoyens - un mélange de pavillons en pierre de taille envahis de lierre, et de petites villas avec jardins formant de véritables rideaux de verdure et d'arbres fruitiers - et si étrangement déserts, puis la rentrée triomphale dans ce haut quartier de la grande ville provinciale, là-bas, derrière les derniers pavillons de banlieue, sous l'amas confus de pins et de roches» (32); et celui de l'âge adulte à l'innocence perdue la géographie de Londres (et à un degré moindre celle des digressions yorkiennes et parisiennes), comme par exemple quand l'auteur décrit, «dans sa géographie secrète de pubs habituels ou de circonstances» (115), avec la minutie d'un arpenteur l'itinéraire d'un Abiod adulte vers ce pub, «'The Albert', au commencement de Gutter Lane, une petite rue qui ressemble à tant d'autres 'Lanes' de la City, avec pour seul décor les vieux pubs et leurs vendeurs de journaux ayant élu leurs quartiers sous de larges arches protectrices des intempéries, ou des porches désertés de buildings administratifs, à quelques dizaines de mètres de la cathédrale et débouchant sur Cheapside Street, une grande artère commerciale, [...]» (146), ou sortant de cet autre : «Ils sortirent du pub aux approches de 11 heures, prirent Coney Street et [...] passèrent peu après l'Ouse Bridge, le petit pont complètement désert de la très calme et abondante rivière Ouse, laquelle traverse York de part en part.» (103) Vain stratagème pourtant qu'expose peut être aussi une utilisation singulière par endroits dans le texte de l'imparfait et du passé simple - «alchimie mystérieuse qui brouille les temps [...]» (32) et qui, si elle peut dérouter le lecteur, participe à dire cette incapacité à maîtriser le(s) temps, à le(s) cerner. Alors, incapable de capturer ce temps ni même de le retenir, Voyage Intérieur s'essaie à le distendre; peut-être pour en préserver quelques bribes et les vouer à la mémoire. Méditation sur la mémoire et ce qu'en fait le temps, le roman de M. Saada peut en cela être lu comme un autre rappel, fréquent dans la littérature, de cette affirmation que proposait B. Quiriny quand, dans sa revue du roman Pluie Rouge de l'auteur néerlandais Cees Nooteboom, il écrivait: «Nous occupons dans le temps une place infiniment plus grande que celle que nous occupons dans l'espace.» [4] Ainsi, ce serait en définitive le temps - et non Abiod - qui serait le personnage central du roman de M. Saada ; ce temps qu'un autre écrivain de 'la grande ville provinciale de C...', aîné de l'auteur, comparait à un «[...] morceau de liège qu'on jette dans le ruisseau et qui s'en va avec le ruisseau, et qui suit le cours monotone des pentes non choisies, [...] qui file entre les doigts, entre les yeux» [5]; et que le narrateur de Voyage Intérieur décrit avec nostalgie comme «cette partie de lui-même qui s'éloigne à grand reculons, enveloppée d'un halo mystérieux.» (54) Indice supplémentaire de cela, les dix sept premières pages du roman qui, sous l'intitulé 'Couleur du temps' ouvrent sur un exergue de Nietzsche, sont consacrées à une longue digression sur le temps, la mémoire et le souvenir. Elles sont ponctuées de nombreuses références savantes empruntées à la littérature et à la philosophie qui préparent le lecteur à accompagner le narrateur dans son Voyage intérieur, dans sa «vision assez singulière de la carte intérieure du temps» (8), dans sa quête illusoire pour faire revêtir au temps quelques instants irremplaçables de bonheur connus, juste rêvés peut être, dans 'la grande ville provinciale de C...', Londres, York et Paris; mais d'abord et surtout dans 'la grande ville provinciale de C...'. Constantine plus que Londres, York ou Paris dans Voyage Intérieur Le lecteur l'aura compris, La 'grande ville provinciale de C...' - également nommée 'la ville de C...' ou 'la grande ville' - dans laquelle se situe la spatialisation narrative de la première partie du roman et que l'on retrouve aussi sous le mode du flash-back dans sa deuxième partie n'est autre que Constantine. Pas moins de cinquante trois (53) références qui disent certains des sites naturels ainsi que des lieux emblématiques de cette ville attestent de cela et permettent, malgré le petit jeu d'écriture de l'auteur, de situer l'ancrage de ces parties du roman à tout lecteur qui la connaît. De même, s'il est vrai que le premier indicateur spatial utilisé, «la ville et les hauteurs des faubourgs» (21), reste assez général, il est très vite suivi d'autres indicateurs qui permettent sans le moindre doute d'identifier Constantine en cela qu'ils relèvent de ce que Kevin Lynch définit comme «la lisibilité d'un paysage urbain [c'est-à-dire] la facilité avec laquelle on peut reconnaître ses éléments et les organiser en schéma cohérent.» [6] Indicateurs de certains sites naturels de Constantine - le M'cid surtout et ses «hauteurs inaccessibles» avec «leurs pins séculaires et leurs pentes rocailleuses tout près d'un ancien fort qui dominait la ville» (25) -, de sites qui l'entourent et en délimitent les frontières - «les monts du Chettaba» et «au nord est de la ville, les plaines du hamma» (28) -, de lieux dits et de saints tutélaires - «sidi M'hamed El Ghorab et sa koubba» (46) - se succèdent et se mêlent à de nombreuses références à des quartiers connus de la ville comme celles au 'faubourg' - «ce haut quartier de la ville» avec ses «rues montantes» et ses «basses maisons» (27) -, celles au «cimetière Israélite» - ce «grand cimetière abandonné depuis de nombreuses années» aussi nommé «cimetière du M'cid» (33) -, celles au «quartier d'Al Quantara (22)» - à son passage à niveau et surtout à son pont -, celles à l'école normale d'instituteurs et à l'avenue Forcioli. De même y est-il fait référence à la vieille ville, à Sidi El Djellis et à sa fontaine publique sur la place; au vieux quartier arabe contrasté à la ville européenne. Ces références sont empreintes d'une grande nostalgie dans le souvenir de ce qui fût, même quand elles disent ce que le temps - encore le temps - de son impitoyable truelle mais aussi la main de l'homme malmènent; comme par exemple quand le narrateur décrit, dans Constantine, la maison qui a vu grandir Abiod, sa «façade qui avait perdu sa couleur d'antan pour prendre, au fil des ans, un ton de grisaille repoussante; [et] la porte de la bâtisse, au fond du passage, [...] à deux battants de gros bois ouvragé [qui] avait depuis longtemps perdu sa couleur et son lustre, et [dont] l'aspect blafard augmentait la tristesse du jour» (49). Aussi, peut-on le supposer, le soin que prend l'auteur de Voyage Intérieur de ne jamais nommer Constantine alors même que l'un de ses soucis majeurs semble en être la lisibilité, tout comme la forme impersonnelle d'une énonciation où le 'je' est banni mais que dément une charge émotionnelle que confère un vécu, ne sont que des leurres galants, un peu comme ceux des joutes amoureuses d'un autre temps - encore le temps ! - où il était courtois de chanter les charmes de sa belle, son regard, ses yeux couleur de tristesse, mais sans ne jamais la nommer. Et puis, alors que Londres, York, et Paris se partagent la deuxième partie du roman, Constantine règne sans partage sur sa première partie et, plus encore, empiète dans la magnificence de son souvenir sur la partie de ses trois 'consoeurs' comme par exemple quand, dans Londres, face à la figure de femme enveloppée d'un halo de mystère qui, à la sortie du métro, lui demande l'aumône de quelques sous pour rentrer chez elle, Abiod se souvient d'une autre rencontre, faite par son père celle-là et qu'il avait raconté à toute sa famille, d'une femme/génie en haïk doré et aux bijoux fins apparût de nulle part et qui s'était mise à le suivre sur toute la longueur du pont d'El kantara et jusqu'au passage à niveau qui traversait la voie ferrée avant de disparaître mystérieusement; ou encore quand dans l'appartement d'Amanda, découvrant un petit rebab, sorte de vièle orientale, déposé négligemment sur un bord de buffet, Abiod ressent la nostalgie d'un air entendu, «un souvenir d'une musique moyen-orientale qui avait bercé une partie de son adolescence cirtéenne, du temps où il fréquentait assidûment le plus vieux et le plus pittoresque cinéma de la ville des ponts» (159). Alors, Voyage intérieur autour d'une géographie archaïque du temps dans la quête chimérique qu'il propose dans Constantine, Londres, York et Paris, mais d'abord et surtout dans Constantine, rappelle, dans cet attachement, une certaine «Ballade sur 3 notes» que chantait, voilà quarante cinq ans Malek Haddad quand, balançant en son temps entre deux autres villes et Constantine, il écrivait : «Le Caire, Paris et Constantine. Et surtout Constantine.» [7]. * Professeur à la faculté des lettres et langues, Université Mentouri à Constantine Notes : * Les passages en italique sont des citations directement prises du roman. Les pages suivent entre parenthèses. [1] M. Saada emprunte cette expression, en exergue du 10ème chapitre de la deuxième partie de son roman, p.143, à Léon-Paul Fargue, Haute Solitude, 1941. [2] Pub : Abréviation de 'public house' ; dans la tradition anglo-saxonne, maison ouverte au public principalement pour la vente de boissons alcoolisées pour être consommées sur place. [3] Marcel Proust, Du côté de chez Swan, Classiques Universels, Paris, 2000. [4] in Le Magazine Littéraire, n°481, décembre 2008, p.36. [5] Malek Haddad, Le Quai aux fleurs ne répond plus, Union Générale d'Editions, Paris 1961, p.28. [6] Kevin Lynch, L'image de la cité, 1976, Cité in Nedjma Benachour- Tebbouche, Constantine: Une ville en écritures - Dans les récits de voyage, les témoignages et les romans, Thèse de doctorat d'Etat en littérature, Université Mentouri, Constantine, 2002, p. 298. [7] Malek Haddad, 'Ballade sur 3 notes', in Revue Novembre, N°1, avril/mai 1964, p.27. |