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NEW YORK - À l’issue de sept années de travail, qui ont abouti à la présentation de 12 dossiers réunissant preuves, découvertes, conclusions et synthèse analytique, le rapport de la Commission d’enquête sur le déclenchement de la guerre en Irak, plus connu sous le nom de rapport Chilcot (du nom de son président Sir John Chilcot), est désormais mis à la disposition de tous. Il faut s’attendre à ce que peu de gens le lisent en intégralité, le résumé de ce rapport (qui s’étend sur plus de 100 pages) étant si exhaustif qu’il en nécessiterait sa propre synthèse. Il serait toutefois dommage que ce rapport ne soit pas lu et, plus important encore, qu’il ne soit pas étudié par le plus grand nombre, dans la mesure où il renferme un certain nombre d’informations utiles sur la manière dont la diplomatie fonctionne, dont les politiques sont élaborées, et dont les décisions sont prises. Il nous rappelle également toute l’importance que revêtent cette décision qui consista en 2003 à envahir l’Irak, ainsi que le poids des événements qui suivirent, dans notre compréhension du Moyen-Orient à l’heure actuelle. L’un des axes majeurs du rapport réside dans le fait que la guerre d’Irak n’était pas une nécessité absolue, et encore moins au moment de son déclenchement. En effet, la décision d’une intervention militaire s’est en partie fondée sur des renseignements erronés. L’Irak constituait à l’époque tout au plus un début de menace, mais certainement pas une menace imminente. Les alternatives à l’emploi de la force militaire – en premier lieu desquelles un éventuel renforcement des efforts qu’auraient pu fournir la Turquie et la Jordanie pour faire respecter et pour soutenir les sanctions émanant de l’ONU et visant à faire pression sur Saddam Hussein – ont été à peine explorées. La diplomatie s’est ainsi précipitée. Plus problématique encore, cette guerre a été entreprise sans une préparation suffisante des lendemains de l’intervention. Comme le souligne à juste titre le rapport, nombre des acteurs des gouvernements américain et britannique avaient bel et bien prévu la possibilité que le chaos survienne à l’issue de l’effondrement d’un pouvoir exercé d’une main de fer par Saddam Hussein. Les décisions visant à dissoudre l’armée irakienne, ainsi qu’à interdire à tous les membres du parti Baas de Saddam d’occuper la moindre fonction au sein du gouvernement d’après-guerre (plutôt que de n’en exclure que quelques dirigeants), ont constitué de très graves erreurs. L’intervention en Irak n’a pas seulement été une guerre de choix (plutôt que de nécessité), mais également une démarche politique malavisée et piètrement mise en œuvre. Une bonne partie du rapport se concentre sur les démarches du Royaume-Uni, et sur le soutien du Premier ministre de l’époque Tony Blair en faveur de la politique américaine. La décision d’associer le Royaume-Uni aux États-Unis constituait une stratégie justifiable pour un pays présentant une moindre taille et tirant principalement son influence d’une telle relation bilatérale de proximité. Là où le gouvernement de Tony Blair a eu tort, c’est en n’exerçant pas davantage d’influence sur la politique menée, en échange de son soutien. L’administration de George W. Bush aurait peut-être rejeté de tels efforts, mais le gouvernement britannique aurait ensuite pu faire le choix de prendre ses distances par rapport à une politique que bon nombre considéraient comme vouée à l’échec. Nombreux sont les enseignements qu’il convient de tirer de la guerre en Irak. Une première leçon, étant donné combien les hypothèses de base influencent ce que les analystes ont tendance à relever lorsqu’ils se penchent sur les informations disponibles, réside dans cette réalité selon laquelle des hypothèses erronées peuvent conduire à des politiques dangereusement défaillantes. La quasi-totalité des acteurs ont supposé que le non-respect des inspections de l’ONU par Saddam s’expliquait par le fait que celui-ci dissimulait des armes de destruction massive. Ce qu’il cachait en réalité n’est autre que le fait qu’il ne possédait pas d’armes de ce type. De même, avant le déclenchement de l’intervention, nombre de dirigeants politiques considéraient que la démocratie triompherait rapidement une fois Saddam écarté. L’exercice consistant à mettre en opposition des hypothèses aussi fondamentales et aussi empreintes de conséquences avec les points de vue de l’ « opposition » – c’est-à-dire des acteurs s’inscrivant en défaveur d’une politique donnée – devrait faire partie de la procédure habituelle. Intervient également une réalité selon laquelle le fait de renverser des gouvernements, aussi difficile que cela puisse être, présente une difficulté bien moindre que de créer l’environnement de sécurité nécessaire à un nouveau gouvernement pour consolider son autorité et gagner en légitimité auprès de l’opinion publique. L’instauration du moindre semblant de démocratie, au sein d’une société dénuée de la plupart des prérequis fondamentaux à un tel concept, nécessite en effet plusieurs décennies, et pas seulement quelques mois. Bien que le rapport Chilcot n’évoque pas outre mesure l’héritage légué par la guerre en Irak, il est important de s’y intéresser. D’abord et avant tout, cette guerre est venue perturber l’équilibre régional des puissances. N’étant plus en position de faire contrepoids à l’Iran, l’Irak est tombé sous son influence. L’Iran a été non seulement libre de développer un programme nucléaire conséquent, mais également d’intervenir dans plusieurs pays de la région, de manière directe ou via des intermédiaires. Les conflits sectaires sont venus empoisonner les relations entre les sunnites et les chiites dans l’ensemble de la région. Le sentiment de mise à l’écart ressenti par les soldats et officiers d’une armée de Saddam dissolue a quant à lui alimenté l’insurrection sunnite, et en fin de compte abouti à la montée en puissance du prétendu État islamique. La guerre a non seulement profondément impacté l’Irak et le Moyen-Orient, mais également considérablement influencé par la suite le Royaume-Uni et les États-Unis. En effet, le vote parlementaire britannique de 2013 à l’encontre d’une participation à quelque effort militaire visant à pénaliser le président syrien Bachar el-Assad pour sa défiance face aux mises en garde explicites de non utilisation d’armes chimiques, dans le cadre de la guerre civile qui ravageait son pays, a très certainement à voir avec le sentiment que l’intervention militaire en Irak avait été un échec. Il est également possible qu’une part de l’actuelle défiance vis-à-vis des élites, qui a conduit une majorité d’électeurs à soutenir le « Brexit », puise sa source dans l’expérience de la guerre en Irak. La guerre d’Irak et ses lendemains ont de la même manière influencé la pensée de l’administration du président américain Barack Obama, qui s’est montré peu enclin à mener de nouvelles aventures militaires au Moyen-Orient à l’heure où de nombreux Américains souffraient d’une certaine « fatigue » face à de telles interventions. Le danger réside bien entendu en ce que les leçons sont parfois tirées à l’excès. L’enseignement majeur de la guerre en Irak ne doit pas consister en l’idée que toute intervention armée au Moyen-Orient ou ailleurs devrait être exclue, mais plutôt en ce qu’elle ne devrait être amorcée qu’à condition de constituer la meilleure stratégie existante, et à condition que les fins soient vouées à en justifier le coût. La récente intervention en Libye est venue violer ce principe, tandis que l’intervention en Syrie s’est révélée encore plus coûteuse, mais cette fois-ci en raison de ce qui n’a pas été fait. La guerre d’Irak s’est révélée suffisamment coûteuse, sans que par là-dessus nous venions à en tirer des leçons erronées. Il s’agirait en effet de l’ironie ultime, qui ne ferait qu’ajouter à la tragédie. Traduit de l’anglais par Martin Morel *Président du Conseil des relations étrangères. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé War of Necessity, War of Choice: A Memoir of Two Iraq Wars |
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