|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Pourquoi ne
peut-on pas penser à un nouveau modèle de développement alors que l'on va répétant
depuis longtemps qu'il faut sérieusement envisager l'après-pétrole ? Pourquoi
ne peut-on pas détacher le regard du cours mondial du prix du pétrole et
pourquoi l'espoir ne semble être attaché qu'à son horizon ? Parce que l'on n'a
pas les moyens de se représenter une société fonctionnant avec d'autres
recettes et d'autres dépenses ? On a beau répéter qu'il faut diversifier nos
recettes, rien n'y fait, le recul des unes ne s'accompagne pas du progrès des
autres.
Une réponse relativement simple à ces questions peut être proposée : nous n'arrivons pas à penser une politique du développement qui le soit du point de vue des ressources de la société ; nous n'arrivons pas à passer du point de vue d'un État hyperactif et d'une société relativement passive, l'un en charge de transformer l'autre, à celui d'une société active en charge de se transformer. On pourrait comme dire que l'État importé, anciennement concepteur de la politique de développement, bloque sur sa capacité à adopter une politique du développement qui soit socialement centrée. Il n'arrive pas à passer d'un régime de croissance des ressources étatiques à celui d'un régime de croissance des ressources sociales. On peut même dire qu'il s'y est jusqu'ici opposé et qu'aujourd'hui encore il espère ne pas en convenir. Il nous faut ici distinguer entre une politique qui se conçoit de l'extérieur de la société, inspirée par des experts, bien étayée par une expertise internationale, mais relevant d'une démarche étatiste de type top-down et une politique inspirée par une démarche sociale réflexive de mobilisation des ressources. Dans le premier cas, les autorités politiques peuvent obtenir une politique de développement à la carte, inspirée par des doctrines et des expériences étrangères pourvu qu'elles puissent décliner précisément leur demande. Ce qui n'est pas évident. Dans le passé une telle politique, qui perdure du reste jusqu'à nos jours, ambitionnait de transformer la société à son image[1]. Dans le second cas, la conception d'une politique consiste moins dans une formulation a priori que dans une recherche collective qui soit une politique d'ajustement de moyens et d'objectifs concrets, de mise en ordre précise de besoins et de moyens de les satisfaire. Il faut relever que les deux démarches ne sont exclusives que dans le cas particulier où les acteurs choisissent l'occultation de leur stratégie. Elles peuvent devenir complémentaires dès lors que les agents choisissent de coopérer, leur mise en rapport permettant alors de combiner une expertise locale et mondiale et une capacité sociale à s'approprier de telles expertises et à innover. Une politique au fil de l'eau, de réduction des dépenses au fur à mesure de la diminution des ressources peut constituer une bonne démarche. À condition qu'elle ne soit pas aveugle, n'obéisse pas tout simplement au cours des choses qui lui-même a tendance à se perdre dans les sables plutôt qu'à se renforcer. Si elle ne prend pas en compte cette nécessaire translation du point de vue, ce nécessaire détour par les ressources de la société, donc les nécessaires sauts d'un parcours à un autre pour construire le nouveau circuit économique, elle finira par enclencher une spirale infernale. Plutôt que d'aboutir à une démarche de substitution d'importations du fait de la persistance de la rigidité des offres locales, elle va se traduire par une réduction des recettes fiscales et donc une nouvelle réduction des dépenses. Chaque pas effectué dans la réduction des dépenses et l'accroissement des recettes fiscales constituera alors une mesure de contraction du revenu national. Une politique active au fil de l'eau qui soit donc au plus près des conditions de terrain, en mesure d'exploiter le potentiel de transformation et de réduire les coûts de restructuration, est certainement préférable à une thérapie de choc qui peut disloquer l'ensemble social plutôt que de raffermir les structures sociales et économiques. L'une implique une population consentante qui a tendance à renforcer sa cohésion, les autres (passive au fil de l'eau ou thérapie de choc) une population contrainte qui a tendance à se disperser. Ceci étant, qu'y aurait-il de nouveau en rapport à la crise des années quatre-vingt, abstraction faite des quelques années de répit que nous accordent le Fonds de régulation des recettes et les réserves de change ? Autrement dit, ce répit va-t-il servir à mettre en œuvre une transformation de la politique de développement ou à masquer encore la rigidité structurelle du système, la rigidité et la surdétermination extérieure des offres et des demandes sociales ? À l'arrivée du président Bouteflika au pouvoir, les caisses de l'État étaient vides, il semble qu'à son futur départ, il puisse en être de même. Dira-t-on alors que la parenthèse Bouteflika n'aura servi à rien ? Sinon à opérer quelques réformes superficielles, quelques reclassements au sein de la société dominante sur le dos d'une réconciliation nationale qui servit de justification à une généreuse politique de dépense publique ? Incontestablement il y a quelque chose d'inachevé dans le programme du président Bouteflika : la paix sociale n'a été qu'à la mesure de la politique de dépense publique. J'aimerai croire qu'une telle fin de règne supposée ne soit pas celle dont peut rêver un président. Alors quelle sortie de crise et quelle politique de développement ? Comment faire admettre à la société qu'elle doive accepter une dégradation brutale de son pouvoir d'achat étant donnée la chute de son pouvoir d'achat international ? Comment lui permettre de se recentrer sur la production, les ressources locales et les solidarités sociales plutôt que de se disputer celles publiques ? Comment passer d'une politique de dépense publique aux effets sociaux centrifuges à une politique de développement aux effets sociaux centripètes ? Comment et pourquoi les riches pourraient-ils concéder de leur pouvoir d'achat, ne pas surenchérir sur le pouvoir d'achat des mal nantis, orienter leur épargne vers une production de masse plutôt que vers une consommation de luxe ? Comment une remise en ordre des besoins et des moyens de les satisfaire peut-elle produire de la cohésion plutôt que de la dispersion ? La translation du point de vue de la politique économique n'est ni facile pour l'État, ni pour la société. Il ne peut y avoir de grand saut, une fois pour toute. Passer des socialisations à dominante étatique à des socialisations privées marchandes et non marchandes, demande de nouveaux cadrages, des inflexions précises et maîtrisées sans quoi les articulations du corps social pourraient céder et les ruptures s'enchaîner. Les importations massives n'alimentant plus la vie marchande, la vie sociale va devoir se rabattre au plus près de la vie matérielle pour trouver ses centres de gravité. Il faut envisager une réforme profonde de la vie marchande qui jusque-là était organisée autour des importations. Vers quelles productions locales la vie marchande pourra-t-elle orienter l'épargne et l'investissement, lesquelles d'entre elles pourra-t-elle intensifier ? Du fait de son affaissement, la vie marchande ne pourra plus soutenir un certain nombre d'activités improductives qui auront elles-mêmes à subvenir à leurs besoins. Il faudra regarder d'une nouvelle manière la pluriactivité, la cohérence de l'activité sociale et ses divisions. Ce qu'il importe par-dessus tout, c'est de faire société et non pas de s'attacher à un modèle quelconque de société, chacun s'efforçant alors de vendre sa marchandise, de surcroît importée. Ensuite, il faut rendre à la vie marchande sa place dans la société, à la société le plaisir d'échanger, sans faire du marchand et de l'argent de nouveaux maîtres. La situation de crise à laquelle nous parviendrons bientôt, toutes choses égales par ailleurs, fera oublier la crise des années quatre-vingt. L'explosion sociale pourra développer des effets de diffraction qu'elle ne pouvait pas connaître alors. En effet, le développement des besoins est sans commune mesure comparativement aux années quatre-vingt. Les politiques de l'habitat et de l'enseignement supérieur attestent de leur pression qu'elles ne pourront plus contenir[2]. Il est compréhensible que certains puissent préférer fermer les yeux et ne pas l'imaginer. Mais fermer les yeux ne pourra qu'accroître la violence du choc qu'une diminution brutale des ressources pourrait occasionner. Il faut pouvoir transformer la gravité de la situation en opportunité, un état de crise en point d'inflexion : car les drames antérieurs ne sont rien par rapport à ceux qui menacent. Les exemples de fragmentation sociale se multiplient à l'échelle internationale. Peut-être leur menace nous fera-t-elle comprendre qu'un sursaut national s'impose pour nous défaire de nos anciennes habitudes. Il faut se rendre compte aussi qu'un tel effort social ne peut être demandé par n'importe qui à n'importe qui. Celui qui a autant fait pour la paix sociale au mépris des lois économiques, celui qui a autant fait pour l'enrichissement d'une certaine catégorie de la population, est peut être le seul en mesure de demander à l'administration et aux nouveaux riches de s'engager et d'accompagner le mouvement de décentrement et de rééquilibrage des ressources et des capacités. Si comme l'affirme le poète « là où croit le péril, croit aussi ce qui sauve », peut-on espérer que ce qui sauve triomphera de ce qui peut faire périr ? Quels pourraient en être les hérauts ? Le camp de l'État est aujourd'hui dans la société, les wilayas, si celui-ci veut survivre à la tourmente qu'elles pourraient traverser. Note : [1] En bien des points confrontation, l'Etat s'efforce toujours d'imposer sa socialisation, une asymétrie de pouvoir à la société, plutôt que de composer avec les collectifs sociaux. [2] Voir A. Benachenhou, L'Algérie, sortir de la crise, 2015. |
|