Il est deux heures du matin. La nuit est toujours derrière
mes volets et le froid accompagne mes pas vers la salle de bain. J'ai encore du
sable dans les yeux mais le savon me fera du bien, chassant le manque de
sommeil hors de mon corps. Trente minutes plus tard et un bon café chaud dans
le ventre, je sors de la maison sans avoir jeté auparavant un dernier regard
tendre sur mes enfants. J'en ai trois et l'aînée vient de fêter son sixième
anniversaire. Ce sont des gosses merveilleux. Les miens. A trois heures, je
dois être derrière le volant de mon autocar. Aujourd'hui, le patron m'a changé
de ligne. Plus de trois cents kilomètres sur mon itinéraire traditionnel. Son
chauffeur a démissionné, il y a deux jours, pour je ne sais quelle raison, et
il m'a proposé de le remplacer. Vu la différence de salaire, je n'ai pas hésité
à accepter. Mes enfants méritent que je me sacrifie pour eux. Ils méritent le
meilleur. Arrivé à la gare routière, je prends quelques minutes pour discuter
avec le receveur. Il me renseigne sur la route mais se tait sur les raisons de
la démission de l'ancien chauffeur. Au fond, tout cela ne m'intéresse pas, je
voulais simplement causer du pays avec lui. Le bus est bondé, c'est normal, on reprend
la semaine. Je me sens en forme, l'âme en paix, impatient de tailler la route
et de retrouver ma famille. Les voyageurs sont silencieux, quelques-uns
retrouvent leurs rêves. D'autres sont plongés dans leurs pensées et je constate
qu'il y a beaucoup d'enfants dans la cargaison. Je récite un verset du Coran et
je mets le contact. La machine s'étire, la bête en moi se réveille. La première
pour sortir de la gare, la deuxième pour quitter le quartier, la troisième
mange la craie sur le bitume. La route est déserte. Elle est à moi. Aucune
indication ne m'a été donnée sauf de faire vite. Et ça, je sais faire. Comme
dirait Omar Sharif, la vitesse est mon dada, s'il préférait les voitures aux
canassons. J'appuie sur le champignon et le changement d'allure n'est pas
perceptible par les passagers. J'accélère encore plus. Je veux impressionner
mon boss et battre le record. Derrière un volant, je suis le maître, le Dieu de
la route qui a droit de vie et de mort sur les autres automobilistes. Je prends
l'autoroute, il est cinq heures. De plus en plus de voitures, minuscules
insectes sous mes roues. Ils me doublent, je suis trop lent. Je passe la
sixième, la machine sursaute. Quelques voyageurs aussi. Le compteur marque 140.
La vitesse me grise. J'accélère. Les kilomètres défilent sous mes yeux.
Quelques contestations se font entendre par derrière. Je ne les entends même
pas. La route est là, s'offrant à moi. Je veux arriver rapidement pour
retrouver le sourire de mes enfants. Je double un semi fainéant, je slalome. Une
Mercedes, un autocar, mon reflet sur le rétroviseur. Je double tout le monde.
Le temps et le destin. Puis un nid de poule, je me rabats. Un camion sort de
nulle part. Puis la route laisse place à mon enfance. Mon père qui me
réprimande parce que j'ai cassé la vitre en jouant au ballon. Mais mon père
nous a quittés l'an dernier. Puis moi, le jour de mon mariage. La naissance de
ma première gosse. Puis. Puis. Puis un voile blanc qu'on ramène sur mon visage.
La route m'a tué parce que je voulais la tuer. Et j'ai tué dans mon délire 18
passagers, dont certains dormaient encore. Parmi les linceuls, cinq enfants.
Ils devaient avoir le même sourire que les miens.