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Notre thèse est
la suivante : la vérité des prix ne porte pas, en elle-même, une perspective de
sortie de crise.
Après avoir opté pour un système social et politique qui refusait l'économie de marché, changer de cap, sans réviser le cadre dans lequel elle doit prendre place, équivaudrait à opter pour une économie de marché contre la société. Il faut cesser de se penser hors économie mondiale et il faut cesser de croire aux solutions magiques. Passer d'une société de consommateurs à une autre de producteurs, demande un sérieux étayage. Vérité des prix, vérité d'un système Si l'on considère qu'en Algérie, le système des prix actuel constitue le socle principal du désordre économique, que c'est lui qui encourage la consommation au détriment de la production, les importations au détriment des exportations, parce qu'il n'exprime pas la rareté des biens ni les conditions de marché, on pourrait être conduit à déduire qu'une révision du système des prix remettrait les choses en ordre[1]. En fait, une telle solution ne ferait que révéler la crise, sous son vrai visage : la réalité d'une économie algérienne dans le contexte d'une crise mondiale de la demande doublée d'une crise écologique. Aussi, chercher à établir une économie de marché, sans prendre en compte les conditions dans lesquelles elle va fonctionner consisterait à dénuder l'état réel dans lequelle la société se trouve. Et à nous ramener de devant une question que nous aurons essayé de fuir : quelle société désirons-nous ? La crise mondiale est une crise de la demande, autrement dit une économie qui souffre d'une offre excédentaire. Ceux qui raisonnent en économie ouverte et pensent diversifier les exportations, feraient bien de se le rappeler. Il faut une nouvelle distribution du pouvoir économique, un autre Keynes que des Amartya SEN préfigureraient, pour espérer établir un équilibre qui ne soit pas dommageable à la société et au travail. C'est pour cette raison que cette révision, parce que superficielle et porteuse d'une dégradation du pouvoir d'achat social dont le terme n'est pas évident, ne peut être acceptée par la société et ne peut constituer une solution. Elle constituerait l'ultime étape d'un système qui aurait épuisé ses moyens. Il faut rappeler qu'un tel système de prix est le résultat d'un projet de modernisation qui a mal fini (une sorte de bulle entretenue par l'économie mondiale, à l'échelle d'une « économie nationale »). La volonté de perdurer d'un système qui n'a pu industrialiser le pays, a réduit ses ambitions à celle d'une modernisation de la consommation : plutôt que de se remettre, il a profité d'une légitimité d'exercice que lui a donné la défense du pouvoir d'achat social. Lui, qui avait organisé une déresponsabilisation massive de la société, a cédé à la demande sociale de modernisation et a satisfait, à l'offre mondiale excédentaire qui en avait besoin (comme il peut le faire, aujourd'hui, avec l'offre excédentaire chinoise de ciment et d'acier). Voilà d'où il tient « son » keynésianisme et voilà d'où il peine à sortir, aujourd'hui, étant donné le peu d'espoir dans un retournement volontaire. Comment d'un système qui a compté sur l'irresponsabilité individuelle et collective pourrait sortir un système construit sur la liberté et la responsabilité ? Après la monopolisation, la privatisation ? Un tel espoir de retournement volontaire est faible, car comment, ceux qui ont profité du système, se sont faits à l'irresponsabilité et à la consommation, pourraient-ils accepter de s'en défaire, comment pourraient-ils en être contraints ou convaincus ? Se soucier du sort des catégories les plus faibles pour réaménager le système des prix est une préoccupation honorable, mais peu payante. Et soumettre les classes moyennes à une rigueur qu'elles n'accepteraient pas, n'est pas sans préjudice. Aussi, si le système continue à reproduire ses présupposés asymétriques, à ne viser qu'un redressement de ses comptes, il est, dans la logique des choses, qu'à la monopolisation des ressources qu'il a opérée, en se justifiant d'un projet de modernisation, suive un processus de privatisation de ces ressources dont la volonté politique n'a pas su faire bon usage. Au système de prix administré, il substituerait un système de prix qui exprimerait la rareté et le bon usage de ces ressources, rétablissant, ainsi, un certain ordre dans les finances publiques. Soit une politique d'achat de la paix sociale, en même temps que l'établissement d'une privatisation et d'une vérité des prix qui achèveraient de déposséder la société de ses droits, sur la propriété collective. Réforme et base sociale Comment, donc, faire accepter à ceux qui ont bénéficié, le plus, du système, à ceux qui ont été soumis à un régime d'irresponsabilité, de faire les frais d'une réforme, de faire preuve d'initiative ou de devenir ses clients ? Dans le cadre du système, la perspective sera celle d'une gestion de la dégradation du pouvoir d'achat social, dans le cadre d'un système global de protection sociale et de services publics qui résisterait à l'érosion. Pente que nous suivons jusqu'ici. Mais à terme, cela signifierait qu'une bonne partie des classes moyennes aient connu un certain déclassement. Ce qui exposerait le pouvoir d'État à un délitement de sa base sociale et transformerait le rapport de forces social, en faveur de la partie inférieure de la société. Une telle perspective défensive peut être adoptée, à court terme, à plus long terme, cela signifierait une contraction de la base sociale du pouvoir d'État et un renforcement de l'asymétrie de pouvoir. La situation sociale se présente, donc, ainsi : comment transformer une situation qui a tendance à déclasser la classe moyenne, à transformer le rapport de force, en faveur des démunis, à aggraver l'asymétrie de pouvoir, en situation où la classe moyenne puisse se transformer en base sociale de la réforme ? Sans cette transformation de la situation de la classe moyenne, de classe passive en classe active de la réforme, l'échec de celle-ci est programmé. Ici, comme ailleurs, l'État social est en train de perdre les classes moyennes comme base sociale du fait de la polarisation du marché du travail. Les sociétés nationales ont du mal à se protéger de la globalisation des marchés, elles se divisent en microsociétés ouvertes sur le monde qui profitent de la nouvelle révolution technologique et en d'autres qui se replient sur elles-mêmes. Xénophobie devenant l'apanage des unes et multiculturalisme l'apanage des autres : ces deux sentiments coexistent et divisent les sociétés unitaires, mettant en crise la démocratie représentative. La classe ouvrière ne sert plus de base à la social-démocratie, les classes moyennes qui ont pris sa place s'érodent, et ne peuvent plus faire contrepoids au capital mondialisé. Le problème de la réforme se transforme et devient : comment construire une société qui puisse prendre en charge les nouvelles données de la crise pour reclasser, de manière acceptable, ses différentes catégories sociales ? La crise de 1929, sous la pression des révolutions industrielles, avait produit une classe ouvrière et une social-démocratie. Elle avait donné lieu au fordisme comme mode d'organisation du travail et au keynésianisme comme politique économique. Un tel modèle triompha du socialisme autoritaire. Avec les nouveaux processus de polarisation du marché du travail (surqualification du travail à une borne et précarisation du travail à l'autre), le monde du travail se décompose, la productivité du travail se déconnecte de la répartition du revenu (elle augmente, alors que la part du travail, dans celle-ci, diminue) et la surconsommation menace la planète. Il n'y a qu'à regarder du côté des sociétés européennes dirigées par des partis de gauche pour constater que la base électorale s'effrite après s'être largement écartée de l'ancienne, populaire. La politique keynésienne de soutien de la demande et la polarisation du marché du travail, à laquelle a conduit l'automatisation du travail, jusqu'aux services, ont déplacé puis réduit la base sociale et électorale de ces partis. Les partis de gauche sont confrontés au dilemme suivant : que faire, étant donné que conduire une politique de rigueur pour rééquilibrer les comptes nationaux, suite à une politique keynésienne de traitement de la crise, équivaut à réduire davantage, leur propre base électorale ? Quelle base sociale pour la réforme donc, si elle apparaît aux classes moyennes comme accélérant leur précarisation, les déclassant, sans les reclasser ? Ensuite comment pourrait-elle être acceptée par des classes populaires qui seraient enfermées dans leur condition et de surcroît ne pourraient pas bénéficier de la solidarité des classes supérieures ? Et s'il n'y a pas de réforme, le point de vue des démunis dont les rangs auront été grossis se fera dominant, la rigueur sur les classes moyennes plus forte. Comment et pourquoi, donc, impliquer les classes moyennes dans les transformations en cours ? D'abord parce qu'elles seront les premières affectées, ensuite parce qu'elles doivent prendre part à ces transformations, afin de ne pas les subir. Fondamentalement, il faut trouver un équilibre, qui conserve sa cohérence à la société, entre le libéralisme que les classes supérieures ont tendance à promouvoir et la rigueur sociale qu'ont tendance à exiger les classes subalternes pour obtenir une solidarité des classes supérieures. Et cela n'est possible que dans une perspective de sortie de crise, si la pente qui est prise pour l'ensemble est positive. Autrement, c'est une rupture qui sera produite non un équilibre dynamique réhabilitant. Une passivité des classes moyennes de laquelle profiteraient les classes supérieures, avec une politique du laisser-faire, ne pourrait qu'accroître le camp des démunis et le radicalisme politique de ses positions. La réforme doit, donc, avoir sa base sociale, sa clientèle et celles-ci ne peuvent compter, en premier lieu, sur les catégories les plus démunies qui ne peuvent développer que des stratégies défensives. La formation de la classe ouvrière et l'institutionnalisation de la démocratie représentative ont été portées par un fort taux de croissance qui a rendu possible une certaine répartition du revenu national. La conjoncture actuelle est toute différente. Si les plus intéressés à une réforme peuvent être les plus démunis, ils ne sont pas ceux qui en ont les moyens. Aussi, si l'on veut mener et réussir une politique de réformes, ne peut-on pas la faire supporter aux classes moyennes et leur jeunesse, tout simplement. Pour qu'elles acceptent une réduction de leur pouvoir d'achat, il faut qu'elles puissent changer de préférence temporelle (Keynes), autrement dit qu'elles puissent préférer un avenir à un autre, un avenir autre que celui que préfigure le présent, sinon la réforme ne peut rencontrer que résistances et ruptures. Et changer de préférences collectives nécessite une claire conscience et des possibilités de choix, entre des avenirs probables, détestables et souhaitables. Alors que les sociétés vieillissantes peuvent céder au conservatisme, au repli sur soi, les sociétés jeunes, à défaut d'espoir et d'innovations, peuvent céder à la barbarie. Sortir du système asymétrique de pouvoir La réforme fondamentale vise à transformer, l'agent social, de consommateur en producteur, de rentier en contribuable, afin d'achever une modernisation qui n'a pu être que de consommation. L'urgence de cette réforme est dictée par une raréfaction des ressources, suite à la chute des revenus du secteur pétrolier. Pour que la raréfaction des ressources n'appauvrisse pas la société et n'entraîne pas de graves tensions sur leur répartition, il faut transformer les enjeux de la compétition sociale de sorte qu'elle puisse produire un classement social acceptable, qu'elle puisse impliquer la jeunesse des classes moyennes et populaires. Seule une mise à plat du système est en mesure de redistribuer les cartes et d'offrir un nouvel espace, au jeu social, pour les nouvelles générations. Vouloir responsabiliser chaque citoyen sans lui en donner les moyens, les capacités, consiste à le condamner. Vouloir responsabiliser une minorité cliente et oublier le reste, c'est consolider l'asymétrie de pouvoir qui empêche l'émergence d'une société concurrentielle, libre et juste. Il faut associer développement et liberté positive tel que le préconise Amartya SEN et sa notion de capacités, d'empowerment. Afin que la compétition sociale et ses résultats soient acceptables, il faut, donc, remettre en cause l'asymétrie fondamentale de pouvoir qui a été consacré aux lendemains de l'indépendance. Il faut sortir du système asymétrique de pouvoir et donner du pouvoir et des devoirs aux agents sociaux. Devoirs que dicteraient la solidarité et la compétition internationales. Penser les cadres nécessaires à une économie libre et juste Pour ce faire, comme nous avons, déjà, eu l'occasion de le soutenir dans un écrit antérieur, il faut d'abord sortir du système foncier colonial dont a hérité l'État post-colonial, afin de redistribuer le pouvoir économique, entre les individus, les collectivités locales et l'État[2]. Nous aurions, alors, une autre mobilisation des ressources et une certaine égalité, dans la compétition et devant le fisc. Si l'État est un mauvais propriétaire, comme le conçoit la doctrine libérale, sans ses devoirs sociaux, le privé n'est pas un meilleur protecteur de la propriété et des ressources. La mise à plat nécessite, aussi, de prendre en compte une autre exigence de l'État social : le marché est incapable de prendre en charge, par lui-même, les exigences de la solidarité sociale, la société a besoin de se protéger des effets négatifs du marché. Cela est davantage vrai avec la globalisation : il n'y a pas d'harmonie automatique, compétition et solidarité, entre concurrence des intérêts privés et intérêt national. Sur les traces de Karl Polanyi, il convient de définir les manières dont la société a, de s'incorporer les bienfaits de la concurrence et de neutraliser les effets négatifs du marché, sur elle. Si le libéralisme n'a pas pu éclore, dans notre pays, cela n'est pas le résultat d'un simple irrationalisme des citoyens et dirigeants. Il faut prendre en compte le rapport historique des populations à la propriété privée et l'aversion au libre échange qui en est résultée : on ne peut penser liberté d'échange, capitale pour l'économie de marché, sans avoir de pré-visions sur les conditions et effets de l'échange. C'est le contraire qui serait irrationnel. Les expériences nordiques sont, ici, bonnes à méditer. Dit brièvement, ce sont des sociétés qui ont su soumettre le marché à une certaine démocratie économique. Les penseurs de la doctrine ordo-libérale allemande qui ont inspiré son économie sociale de marché, soutiennent que l'économie de marché, bien que nécessaire, n'est pas suffisante (faisant référence au modèle libéral ancien et anglais), qu'elle doit être encadrée si l'on veut obtenir, par son moyen, une société libre et juste.[3] Pour eux la « politique sociale devait être moins une politique de redistribution systématique que le fruit d'une économie libérale dont la croissance profiterait à l'ensemble des groupes sociaux ».[4] Beaucoup d'entre eux (W. Röpke, A. Rüstow, A. Müller-Armack) « insistaient sur la nécessité pour l'État de créer l'environnement social, permettant aux individus de vivre en harmonie avec les lois du marché »[5]. En guise de conclusion, réformer, donc, dans le cadre actuel de l'organisation sociale et économique, pour rétablir les équilibres économiques, ne conduirait qu'à appauvrir la société. La vérité des prix ne ferait que révéler l'état réel de l'économie algérienne. Il faut penser le cadre de l'économie de marché afin que celle-ci soit au service de la société et non une nouvelle machine de guerre contre elle. Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétifdéputé du Front des Forces Socialistes, Béjaia. [1] Comme le soutient A. Benachenhou. « Algérie, sortir de la crise ». Alger, p. 25 [2] Voir les travaux de J. COMBY dont « Sortir du système foncier colonial » 2013. [3] « L'économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire, mais non suffisante d'une société libre, juste et ordonnée ? . Et Rüstow était, encore, plus explicite, quant à la primauté des valeurs sur les intérêts.» in François Bilger - L'école de Fribourg, l'ordolibéralisme et l'économie sociale de marché http://www.blogbilger.com/blogbilger/2005/04/lcole_de_fribou.html [4] Ibid p.9 [5] L' ordo-libéralisme allemand: aux sources de l'économie sociale de marché » Sous la direction de Patricia Commun, CIRAC/CCIC, Paris, 2003, p. 48 |
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