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L'Amicale des Psychiatres de
Bejaïa (APsyB) a organisé, le 20 avril dernier, sa
7ème rencontre internationale, intitulée : «Psychiatrie, aux confluences de la
chronicité, de la comorbidité et du facteur de personnalité» [1]. Cela fut une
occasion d'amorcer un débat sur la question des troubles mentaux et leur prise
en charge. Dans cette perspective, diagnostic, comorbidité, recours aux soins,
stigmatisation et exclusion des personnes mentalement souffrantes sont autant
de thématiques qui ont été abordées. Une rencontre scientifique, disons-le, est
toujours un moment de réflexion et de débat, autour de la question sociale.
L'Algérie n'est pas dotée, à ce jour, d'une véritable politique de promotion de
la Santé mentale. Notre pays accuse même un net retard en ce domaine.
J'ai évoqué, lors de cette rencontre, la relation entre le traumatisme psychologique et le suicide. Il était question de présenter les résultats issus de l'enquête Santé mentale en population générale (SMPG) réalisée, en 2003, par le Centre collaborateur de l'OMS (CCOMS-Lille) et l'équipe de l'hôpital psychiatrique de Chéraga (EHS-Alger). Très peu d'études ont été menées, notamment sur le traumatisme psychologique et les conduites suicidaires. Or, l'Algérie, de par son histoire douloureuse, a connu des événements «hors du commun» sur une période, relativement courte. De la guerre civile aux catastrophes naturelles (inondation de Bab El Oued en 2001, séisme de Boumerdès en 2003, etc.), la vie des Algériens a été bouleversée, voire métamorphosée. Ces chocs psychologiques, qu'ils soient sécuritaires ou encore d'ordre écologique, engendrent parfois une souffrance nommée cliniquement «Trouble de Stress Post-Traumatique». Le TSPT, au même titre que la dépression, a été identifié par la communauté scientifique comme un facteur «suicidogène». Par ailleurs, le contexte multi-traumatique évoqué a mis en évidence la difficulté de l'institution de soins (problème d'infrastructures et de formation des professionnels de santé) à répondre à une forte demande, en matière de prise en charge. Au demeurant, le manque de projets d'aide et de soutien psychologique aura un impact sur la Santé mentale des victimes qui portent encore les séquelles d'un traumatisme enfoui à jamais : la violence terroriste. Aujourd'hui, les effets pathogènes de ce traumatisme ont pris la forme d'un malaise social. Ce qui est occulté, dramatiquement, revient sous forme d'une «souffrance en héritage», tel «un retour du refoulé». Le climat anxiogène actuel (corruption, violence, difficultés socio-économiques, chômage, pauvreté, précarité, insécurité, injustice sociale, banditisme, etc.) est source d'une souffrance partagée collectivement, laquelle se manifeste parfois dans des comportements suicidaires. Ceux-ci constituent l'une des échappatoires à un quotidien insupportable et morbide. D'ailleurs, le rapport de la Fédération internationale des ligues des Droits de l'Homme (2010) s'intitulant «La mal vie : situation des droits économiques, sociaux et culturels en Algérie» [2] a mis en évidence le contexte de précarité dans lequel le citoyen algérien vit. En 2014, le taux de chômage est estimé, selon l'Office national des statistiques, à 10,6% de la population active (9,2 % des hommes et 17,1 % des femmes) [3]. Un tel contexte d'oisiveté et d'insécurité fait de certains individus une proie facile pour le développement de troubles mentaux (dépression et anxiété notamment) et de comportements suicidaires. Il est bien plus aisé, dans une société de malaise, de fabriquer des malades et des «hittistes» [4] que de créer des emplois et des projets à moyen et long termes. Quoique tabou, le suicide est parfois l'expression des difficultés extérieures qui reflètent notre souffrance intérieure. Citons ici le témoignage poignant de Moussa, un jeune de 35 ans, hospitalisé pour une tentative de suicide : «Moi, j'en ai marre de ce bled, je suis jeune sans moyens et je n'ai aucun avenir ici. L'été dernier, j'ai déposé partout mon CV pour le boulot mais je n'ai eu aucune réponse. Une lettre morte». Dans de telles conditions, mourir s'impose comme un acte exutoire, quelquefois, volontairement recherché. L'immolation par le feu est aussi une pratique qui s'est développée et médiatisée, ces derniers temps. Il s'agit de révéler une souffrance indicible au monde, en manifestant son intention d'en finir avec une vie «sans valeur». Cette violence contre soi démontre à quel point le corps peut être utilisé comme un nouveau langage de dénonciation et de revendication d'une vie digne. On peut y voir une sorte d'offrande d'un corps «sacrifié» comme témoignage d'une souffrance profonde. À ce titre, les attentats-suicides qui ont eu lieu dans les années 90, entrent logiquement dans cette grille de lecture. Ces expériences suicidaires ont été alimentées, auparavant, par des discours «mythiques» augmentant chez le sujet l'envie de sacrifier sa vie. Merzak Allouache, à travers son film-documentaire Enquête au paradis, sorti en 2018, a développé, justement, une réflexion autour de l'idéalisation d'un Ailleurs fantasmatique - le paradis en l'occurrence - chez les jeunes Algériens, sans perspectives dans la «vraie vie» ! Au-delà de ces aspects, le suicide est une forme de renoncement à la vie, combinée à un sentiment de découragement. C'est tout un processus mortifère qui se déclenche dans le magma de la souffrance physique et/ou morale. Il en est de même pour l'immigration clandestine «harraga». Elle participe symboliquement d'un suicide collectif et travesti. Le mois dernier, par exemple, quinze candidats à l'émigration clandestine se sont noyés dans un silence quasi-total. Cette «mort solitaire [?] qui ne profite à personne, mort vide de tout contenu au bénéficiaire, responsabilité devant rien ni personne, cette mort stérile est peut-être ce qu'on appelle l'enfer» [5]. On assiste passivement à la fuite de l'individu vers d'autres horizons. À dire vrai, cette vague massive de départs n'est, au bout du compte, qu'une forme de résistance à l'invisibilité et l'effacement d'une jeunesse «désenchantée» qui vit hors-société, sinon hors-système. Mais ce dévoilement de la souffrance sociale a suscité une grande polémique, parce le «harrag» est perçu, socialement parlant, comme une honte publique : «Partir ou mourir». N'est-il pas urgent de secourir ces trajectoires de vie brisée dramatiquement sur les berges de la Méditerranée ? Notre jeunesse a-t-elle réellement besoin de discours moralisateurs et compassionnels pour se reconnecter à sa force et à son intelligence ? Dans notre société, la gestion de ces conduites extrêmes passe, paraît-il, par la répression et le déni. Or, cette vision «réductrice» de la complexité des phénomènes sociaux n'engendre, en fin de compte, que violence. En outre, tout refus de l'altérité et toute minimisation de la douleur individuelle et/ou collective serait vécue avec un sentiment d'abandon et d'injustice, «la Hogra». On peut, ainsi, légitimement se demander, dans ce contexte de double souffrance, si la violence extérieure visible à laquelle le sujet est exposé ne se transforme pas en violence intériorisée. Vraisemblablement, l'individu qui subit des événements traumatisants s'auto-approprie la logique de cette violence par des mécanismes psychologiques (identification, refoulement, projection, etc.). Cela étant, la violence externe, au même titre que la violence contre soi, s'oppose à l'auto-conservation et à l'amour de soi et de l'Autre. Difficile d'apporter des solutions adaptées à ces phénomènes extrêmes sans le développement d'approches rationnelles, orientées vers l'amélioration de la qualité de vie du citoyen algérien. Pour dire les choses plus clairement, notre société a besoin de créer, de toute urgence, un modèle de prévention «anticipatif» du suicide qui devrait être une priorité nationale. *Docteur en Psychologie Références et notes [1] Cette Association des psychiatres d'exercice privé, située à Bejaïa, organise des colloques autour de thèmes scientifiques : http://apsyb.org [2] FIDH, CFDA, LADDH. «/ La mal vie/»/ : rapport sur les droits économiques, sociaux et culturels. 2010. [3] Voir à ce sujet le rapport «Stratégie de Coopération de l'OMS avec l'Algérie 2016-2020». [4] Nom donné aux jeunes chômeurs adossés au mur toute la journée. [5] Jankélévitch V. La Mort. Paris : Flammarion ; 1993. 474 p. |