Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Notre rapport aux berbérophones ne doit pas être juridique mais fusionnel

par Sid Lakhdar Boumediene*

Parler du droit de nos compatriotes berbérophones c'est comme parler du droit d'être, de vivre ou de s'exprimer. Il ne s'octroie pas, il existe. Un démocrate qui poserait l'exclusive question de l'insertion dans le texte constitutionnel ou les dispositifs législatifs ne soulève pas l'intégralité de l'enjeu.

En ce vingt avril passé, on a encore vu resurgir la frustration de nos compatriotes berbérophones. C'est bien la preuve que la Constitution ne préserve pas des profondes traces de la société algérienne quant à son incapacité à reconnaître les différences.    Il le faudra pourtant, car l'humanité n'est pas autocentrée sur les fondements qu'un régime politique et une éducation déviante ont forgé dans les esprits.

Non berbérophone et après un quart de siècle de combat pour la reconnaissance entière des droits de nos compatriotes, je n'avais pas un seul instant cru que les nouvelles dispositions constitutionnelles étaient la solution. Il y a bien longtemps maintenant, chargé de ce dossier dans un parti politique, je ne pouvais cependant rejeter cette demande générale qui est sans doute nécessaire mais certainement pas fondatrice de la solution.

La question plus fondamentale est de savoir si au fond de leur esprit les Algériens sont capables d'extirper ce qu'ils ont de plus résistant dans leur ADN culturel, le «eux» et le «nous». Et c'est seulement à ce moment que le droit constitutionnel trouvera un sens et une autorité morale et juridique.

La question du tamazight n'est que l'arbre qui cache la forêt, car les malentendus, les craintes et les rejets sont enracinés dans la plupart des réflexes culturels et sociaux de la société qui a développé des certitudes rigides. Nos compatriotes berbérophones sont nos compatriotes, ils sont nous, un point c'est tout. Aucun texte juridique ne réglera l'affaire si des sentiments profonds d'acceptation (et de fierté) ne nous habitent pas.

Une question de conscience intime

La reconnaissance des droits de nos compatriotes berbérophones demande un effort sur soi beaucoup plus significatif que la simple transcription dans les normes juridiques. L'effort souhaitable est autrement plus profond, car il s'agira pour les Algériens d'aller très loin à l'intérieur d'eux-mêmes pour effacer les fichiers cachés, dans tous les recoins de la mémoire accumulée. De la simple plaisanterie, en famille ou entre amis, que l'on croit anodine à propos des usages et des coutumes des «autres» jusqu'aux quolibets et insultes dans les stades.

On n'acquiert cet état d'esprit qu'au prix d'un certain reniement de son propre environnement lorsqu'il faut y faire le tri et se débarrasser de l'inacceptable. Tout le monde se déclare être pour la reconnaissance des droits culturels et linguistiques, même la constitution le déclame, mais rien n'avance puisque les rancœurs sont plus que jamais présentes dans les manifestations protestataires.

Dans ma jeunesse, en tout territoire du pays, le «eux» et le «nous» ponctuaient toutes les analyses, comme un argumentaire tranchant contre lequel il n'y avait plus rien à dire. Lorsqu'il était exprimé, avec le ton sentencieux qu'on lui connaît, on était averti par l'interlocuteur qu'il ne fallait pas aller plus loin sous peine d'une terrible accusation de traîtrise à son origine, à sa culture, à sa terre, à sa religion, à ses ancêtres et à je ne sais quoi d'autre.

Il ne s'agissait pas seulement de la discussion linguistique mais de n'importe quel sujet, du football à la préparation du couscous. Comme le dit un détestable homme politique français «je préfère ma fille à ma cousine, ma cousine à ma voisine, ma voisine aux étrangers». La vérité se trouvait toujours au point égocentrique de l'interlocuteur, impensable qu'elle soit ailleurs.

La jeunesse est parfois une forteresse imperméable aux préjugés. Il m'a fallu presqu'une décennie pour me rendre compte que mes amis de la petite école à Oran, Arezki et Mohand, étaient des compatriotes aux origines familiales kabyles. Une région aussi éloignée de mon monde de gamin que ne l'était le Pôle Nord. Il nous aurait d'ailleurs paru invraisemblable de mesurer notre affection en fonction d'une origine géographique que nous ignorions puisque la seule qui comptait était celle de l'univers de notre relation. L'insouciance et l'ignorance des enfants protègent souvent de la bêtise.

Mais la jeunesse ne protège pas longtemps, il fallait s'armer d'une carapace en même temps que l'on s'instruisait. Heureusement, à cette époque du moins, il était insupportable à l'esprit d'admettre que toutes ces grandes choses que nous apprenions en classe se heurtent aux positions sectaires de notre environnement social. Alors nous avions adopté la seule stratégie possible, s'instruire au lycée et prendre à plein poumons la vie à l'extérieur en fermant hermétiquement un clapet. Aussitôt le portail du lycée franchi vers la ville, nous entendions mais nous n'écoutions plus. L'heure solennelle de Cheikh Zoubir ou le discours interminable de celui qui porte mon prénom, le clapet ne laissait plus rien passer, tout nous passait au-dessus de la tête.

A l'exception du domicile familial qui fut sans faille pour une éducation ouverte, j'entendais le brouhaha de la ville pérorer sur notre socle «civilisationnel» sacré, sans chercher le moins du monde à le contredire. Dès lors que la minute d'après nous allions courir les filles, écouter les Beatles ou jouer au football, nous pouvions bien supporter l'instant austère de la grande morale identitaire, culturelle et religieuse dont nous accablait chaque adulte que nous rencontrions. Notre esprit était blindé, ils pouvaient dire et menacer de tous les courroux du ciel, rien n'y faisait.

La pluralité des langues et cultures, richesse de l'humanité

Certes, la diversité est toujours très difficile à gérer. Ce serait bien plus facile s'il n'y avait qu'une seule langue nationale, que nous soyons tous de la même taille, droitiers, du même bord politique et avec la même vision oculaire mais il ne serait sûrement pas bon de vivre dans une telle société. Ce n'est pas la diversité qui est un problème mais le niveau d'instruction. D'ailleurs, quelle que soit la langue utilisée, la plupart des jeunes parlent un charabia incompréhensible, presque comique, et personne n'a été ému jusqu'à présent du désastre linguistique profond de la jeunesse algérienne.

Les berbérophones doivent vivre leur langue comme ils l'entendent avec la plus grande intelligence possible car c'est de cette intelligence que le statut de langue nationale (au plein sens du mot et non seulement juridique) aurait des chances d'aboutir. Pour le reste, personne ne peut prédire l'avenir linguistique et culturel des communautés humaines. Les langues font leur vie et essaient d'apporter ce qu'il y a de mieux sans préjuger de ce qu'il en sera à travers les siècles à venir.

L'affaire est très paradoxale car la langue ce n'est rien et en même temps elle représente l'essentiel. Ce n'est rien car elle n'est qu'un support d'expression phonique qui véhicule une éducation et des sentiments qui, eux, sont fondamentaux. Elle est également essentielle car c'est avec elle que se transmettent ces valeurs. La solution est donc de bien différencier le support du contenu et lorsque ce sera fait, la langue reprendra sa place et nos compatriotes celle qui n'aurait jamais dû être entachée de tels malaises.

L'optimisme est dans la jeunesse algérienne

La bêtise n'a d'ailleurs pas de langue attitrée, elle est universelle. Dans ce parcours pour la défense des droits de mes compatriotes berbérophones, j'ai certainement compris qu'elle était largement partagée. C'est bien la preuve que les langues et les cultures ne préservent pas de la déviance et de la non-éducation. Mais comme souvent, je suis le plus optimiste du monde lorsque je constate le monde dans lequel évolue la jeunesse algérienne. Son monde ne connaît qu'une seule langue, celle de l'universalité et du partage qu'offrent Internet et les réseaux sociaux. On y trouve le pire mais il côtoie le meilleur et les très jeunes Algériens ont déjà quitté les débats anciens de notre vielle société. Ils savent plus que quiconque, car ils sont plongés dans cet univers quotidiennement, que le mal et le bien, le bon et le mauvais, clivent l'être humain universel. Ils ne sont déjà plus dans ce monde du « nous » et du « eux » mais dans celui du défi unique de l'être humain face aux grands enjeux de la planète. Si le lecteur a eu un doute jusque-là, qu'il soit rassuré, mon propos sur la terrible césure culturelle algérienne n'est qu'un constat pour l'immédiat, les restes d'une génération perdue que la jeunesse ne connaît pas. Et c'est un grand bien pour elle de s'en extirper à jamais. Devant ces défis colossaux et merveilleux qui attendent cette jeunesse, l'arabophone et le berbérophone ne seront pas de trop pour les affronter. Pour cette jeunesse, le mode opératoire ne connaîtra que l'addition et la multiplication lorsqu'il s'agira de se confronter à la diversité des histoires culturelles individuelles.

Le paravent constitutionnel

C'est pour toutes ces raisons que je renie aux dispositions constitutionnelles toute vertu à solutionner quoi que ce soit si ce n'est, pour le cas algérien, à les empirer. Les constitutions des régimes autoritaires sont d'ailleurs les plus extraordinaires du monde. Les rédacteurs bénéficient d'une bibliothèque universelle très prolixe en exemples pour que le moindre des droits, la plus petite des garanties légales, ne leur échappe. Le droit de la libre expression est dans la constitution, celui des droits de la femme également et nous pourrions citer des centaines d'autres droits insérés dans le corpus légal algérien. Le statut de langue nationale se rajoute aux tonnes de prescriptions légales garantissant les libertés des Algériens sans que le moindre début d'un État de droit ne s'installe. Nous remarquons d'ailleurs que les rédacteurs de la Constitution prennent une infinie précaution en affirmant que l'établissement du droit de l'article 3bis est tributaire d'une action impulsive de l'État sans laquelle il est vidé de son contenu (L'État œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national). Le problème du trouble identitaire algérien est donc ailleurs, dans la capacité à « œuvrer » dans le sens d'une intégration volontaire, sincère et fière. Le statut des berbérophones est dans la raison et l'acceptation du cœur. Pour moi, cela ne fait aucun doute et aucune constitution au monde ne pourra m'enlever l'idée qu'ils sont mes compatriotes. Ce point n'est ni plus ni moins l'une des manifestations nombreuses des rigidités sociales. Le droit de la femme, l'acceptation de la liberté de conscience et bien d'autres relèvent du même ressort bloqué que celui des multiplicités culturelles. La jeunesse algérienne les débloquera tous en même temps car ils sont liés. En attendant, que nos compatriotes berbérophones continuent à être ce qu'ils sont, pas ce que certains voudraient qu'ils soient.

*Enseignant