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Avec une bande de camarades, nous avions appelé les lions de la place
d'armes, Romulus et Remus. Que pouvait-on associer d'autre à la gémellité que
ces deux noms spontanément reliés dans notre esprit aux jeux du cirque à Rome
puisque de vrais lions, nous n'en avions jamais vu ailleurs qu'au cirque Amar ?
Nous avions écorché la vraie histoire en écartant la mythique louve romaine
mais c'est ainsi que les gamins travestissent leur monde.
Romulus, le plus espiègle des deux, s'était perfidement installé du côté d'un cinéma et d'un disquaire à la mode aujourd'hui disparus. C'était lui que nous rencontrions en premier lorsque nous descendions en ville pour prendre les plaisirs de la jeunesse. Il nous lançait alors un coup d'œil complice de celui qui tient la garde mais qui n'en est pas moins prompt à la rigolade. Remus, le plus austère, était du côté du théâtre municipal comme pour bien nous signifier le sérieux qu'il doit à sa majesté. C'était lui qui nous faisait face à notre retour à la maison. Planté comme un surveillant général, le regard figé et glacial de la désapprobation de nos turpitudes et du conseil sévère et silencieux d'un retour aux devoirs scolaires. Mais nous savions que ce coquin, le soir tombant, jetait un regard furtif vers la naissance d'une rue sombre, à quelques pas du théâtre, dont nous tairons l'une des activités coupables qui devait remplir sa solitude de tous les fantasmes interdits. Si nous évacuons la question du nombre et de la position qui ne sont que les conséquences d'une symétrie bien fréquente en architecture, pourquoi des lions ? De nombreuses légendes ont traversé les décennies sans qu'on puisse en déterminer réellement la véracité historique. L'explication la plus vraisemblable, en tout cas la plus retenue, est l'origine sémantique déduite du nom de la ville d'Oran, traduite de l'arabe dans sa déclinaison duelle. Mais en attendant la vérité historique, attachons-nous aux faits objectifs qui peuvent guider notre curiosité. Les deux lions de la place d'armes sont l'œuvre d'Auguste Nicolas Cain, né à Paris en 1821 ; restons sur cette piste. Certes, le nom répertorié de l'œuvre érigée au pied de la mairie d'Oran est bien « Les deux lions de l'Atlas », ce qui réconforte l'hypothèse d'un lien avec l'histoire et le nom de la ville. Pour autant, est-ce la raison première qui a motivé les commanditaires de la statue ? Rien n'est moins sûr. Auguste Cain est un sculpteur de l'école animalière aux œuvres monumentales que requiert une installation au pied des édifices officiels et dans les parcs publics. Les grands carnivores sont les représentations les plus connues du sculpteur et ont été reproduites à travers de nombreuses villes dans le monde. Donc rien de plus banal à priori pour le créateur. Si nous avançons dans la réflexion, les carnivores de l'artiste sont le plus souvent des lions car ils représentent l'un des symboles les plus utilisés dans les civilisations pour glorifier un pouvoir. Le lion est la symbolique de la force majestueuse, de l'invulnérabilité et de la magnificence. Le règne animal compte peu d'élus parmi les animaux-rois, au-dessus de tous les autres par leurs beautés et leurs puissances. Pas étonnant que le lion soit la représentation privilégiée des commandes publiques et donc d'une municipalité qui veut signifier la force républicaine du suffrage populaire. A cela se rajoute, comme toujours, l'influence de l'époque. En 1888, lors de la pose des deux statues en bronze, la troisième république triomphante installe durablement son régime politique et ses symboles marquent plus que jamais la majesté des lieux publics. La période néo-classique napoléonienne du dix-neuvième siècle (Napoléon III) était déjà dans la symbolique des grands ouvrages mais, lors du retour de la république, certains déterminants du style précédent (colonnades antiques, allégories mythologiques?) s'effacent peu à peu pour des représentations plus compatibles avec le nouvel ordre institutionnel. Quoi de plus républicain qu'un Hôtel de ville, lieu du pouvoir populaire incarné ? Et quoi de plus républicain qu'une place d'armes, lieu de commémoration dédié au lien républicain ? Tous les lieux qui marquent l'esprit ou l'autorité républicaine sont susceptibles d'accueillir des lions comme représentation symbolique. Nous n'avons d'ailleurs jamais pu connaître les opinions politiques de Romulus et Remus. Cela dépendait du point de vue où l'on se plaçait, puisque de celui de la municipalité l'un était à gauche et l'autre à droite, alors que du point de vue du public dans la rue, c'était l'inverse. Romulus et Remus s'en fichaient éperdument car ils ont traversé toutes les époques sans jamais exprimer le moindre attachement aux passions politiques du moment tant ils étaient intemporels et qu'ils en avaient vu d'autres, balayés par le vent des retournements. Les explications légendaires créent souvent des liens sociaux dans les communautés citadines, d'autant plus que dans le cas des lions l'une des explications légendaires est plutôt vraisemblable. Mais le républicain doit toujours avoir la réalité historique comme objectif de connaissance, en tout cas dans toutes ses facettes si les origines sont multiples. C'est comme cela que se construit une conscience éveillée et avertie dans les dangereux régimes autoritaires, que ce soit pour les lions de la place d'armes, un sujet mineur, purement sentimental et intime, que pour bien d'autres, éminemment plus importants. Revenons à nos lions et précisément au jour douloureux qui les a marqués d'une profonde cicatrice. Le présomptueux Remus voulut attester de la noble naissance des deux frères comme certaines familles de notables de la région veulent se persuader de l'origine ottomane de leur patronyme à la moindre syllabe à consonance turque le composant. Il eut la malheureuse tentation d'entrer à la mairie pour la première fois afin de demander son 12S mais celui-ci lui a été refusé pour cause d'origine bâtarde, selon le langage animalier. Remus s'est effondré de chagrin en apprenant que deux répliques sculptées par Auguste Cain, absolument identiques aux deux frères félins, à l'exception de la position des queues des deux animaux, veillent sur l'une des entrées de l'hôtel de ville de Paris. Et qu'ailleurs, bien d'autres ont une ressemblance qui ne laisse aucun doute sur une naissance par moulage reproduit ou inspiré presqu'à l'identique. Depuis cette époque se lit dans leur visage une tristesse inconsolable. Que nos deux lions se rassurent, la noblesse se mesure par la hauteur de l'estime que portent les autres à votre égard. Et pour nos deux héros, leur noblesse est inscrite au sommet inaccessible de la mémoire intime. Nos lions sont les plus nobles du monde à nos yeux et c'est cela l'essentiel. Si vous passez un jour à côté du fier Remus, chuchotez lui de ma part à l'oreille que je ne l'ai pas oublié. Il feindra vous ignorer avec arrogance mais je sais que ce vieux brigand vous écoute. Dites-lui que c'est lui le plus beau et que son parvenu de cousin de la place Denfert-Rochereau à Paris n'est qu'un imposteur puisque c'est en fait une réplique du lion de Belfort. Son impressionnant volume n'est dû qu'à sa prétention démesurée et sa célébrité cabotine qu'à son effronterie à offrir le spectacle de son arrière-train au public en voiture qui entre dans Paris. Remus se souviendra avec amusement, tellement nous en avions ri ensemble à l'époque, de l'histoire scandaleuse du cheval de l'Emir qui osa présenter le sien face au siège politique algérois du parti unique (tiens, quel bel oxymore !). Mais lui, rien ne pouvait l'atteindre, sa protection était assurée par celui qu'il porte sur le dos. Et si Remus n'esquisse jamais de sourire en public, soyez persuadés qu'en son for intérieur il en sera ému. * Enseignant |