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Thomas Porcher,
docteur en économie à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur en
Marchés des matières premières à l'ESG Management School et enseignant en
économie et géopolitique de l'énergie à l'université Paris-Dauphine, donne,
lors d'une interview par Paris-Match, le 15 décembre 2014, sa vision sur
«l'effondrement des cours du pétrole».
Selon cet économiste, les causes se trouvent dans le développe ment des pétroles non conventionnels, notamment les pétroles de schiste, la baisse de la croissance mondiale à laquelle la demande de pétrole est directement liée, et enfin une surproduction de pétrole d'un peu plus de 1,5 million de barils/jour. Quant à l'OPEP, il est surpris qu'elle ne soit pas intervenue alors que le prix baissait. «C'est s surprenant. Quand les prix baissent trop, l'OPEP intervient toujours : après le 11 septembre 2001, en 2006 lorsque la consommation de pétrole se stabilisait et en 2008, alors que le prix est passé de 148 dollars à moins de 40 dollars, l'OPEP a retiré plus de 3,5 millions de barils par jour pour faire remonter les prix. On s'attendait à ce que l'OPEP intervienne, elle ne l'a pas fait et c'est la vraie surprise », dit-il. L'ENIGME DES HAUSSES ET DES PLONGEONS DU COURS DU BARIL DE PETROLE Ce qu'énonce Thomas Porcher sur la conjoncture pétrolière est aussi l'avis de la plupart des experts occidentaux. La non-rentabilité des investissements dans le pétrole de schiste compte tenu du seuil minimal de 75 dollars et vu les prix faibles de pétrole, amènera, comme cet économiste l'affirme, les investissements dans les pétroles non conventionnels à se réduire, ce qui entraînera une contraction de l'offre et de nouvelles tensions sur les prix. Les prix pétroliers viendront de nouveau à remonter. Mais si c'est le cas, quel intérêt les Américains ont dans ce contrechoc pétrolier si, en juin 2015, les prix recommenceraient à monter ? L'«axe États-Unis-Ryad» n'aurait pas beaucoup de sens puisque la Russie comme l'Iran auraient de nouveau à bénéficier de la hausse des cours pétroliers à partir de l'été. Et on pense beaucoup que dans ce contrechoc pétrolier, ce sont ces pays qui sont visés, le premier pour la crise ukrainienne, le second sur le dossier nucléaire. D'autre part, le pétrole de schiste de nouveau compétitif aura à concurrencer le pétrole conventionnel. Les Etats-Unis, déjà un grand pays producteur de pétrole de schiste, ont produit 8,5 millions de barils jours en 2014, et prévoient de produire 9,5 millions de barils/jour en 2015, ce qui les mettra en compétition avec l'Arabie saoudite et la Russie. Certaines voix annoncent déjà qu'ils deviendront le premier producteur pétrolier mondial. Evidemment, c'est une explication, mais, en réalité, n'est qu'apparente. De plus, elle n'explique pas les chocs pétroliers antérieurs et fait l'impasse sur la «donne monétaire», c'est-à-dire le dollar en tant que monnaie de facturation du pétrole. Toute la crise du Moyen-Orient relève de cette donne qui est au centre de la stratégie planétaire des États-Unis. On comprend pourquoi l'Arabie saoudite a toute l'attention de la première puissance du monde. L'Arabie saoudite a le pétrole, en plus, est le membre le plus influent de l'OPEP. Ainsi on a ce duo, une Amérique qui a le dollar (monnaie de compte et de facturation du pétrole), et une Arabie saoudite qui a le pétrole et son influence sur l'OPEP. Et ce qui est intéressant c'est la «masse monétaire en dollar que les transactions pétrolières de l'OPEP mobilise sur le plan mondial». C'est peut-être là l'énigme dans l'effondrement des cours pétroliers mondiaux, depuis l'été 2014. Si on se réfère aux injections monétaires massives dans le cadre des QE (quantitative easing) opérées par les Banques centrales occidentales, depuis le sauvetage des banques suite à la crise de 2008, on est en droit de se poser la question pourquoi les prix pétroliers ont atteint un pic de 147 dollars le baril de pétrole le 11 juillet 2008, pour plonger ensuite, en moins de six mois, à 35 dollars, en décembre 2008. Aujourd'hui, le même processus est en train de jouer. En six mois, le cours du baril de pétrole Brent est passé de 115 dollars, le 23 juin 2014, à 47 dollars, le 12 janvier 2015. Ce qu'on remarque aussi dans ces hausses et baisses, c'est que «contrairement aux années 1970, les injections massives des puissances monétaires ne créent pas de l'inflation ?» A l'époque, on avait incriminé les krachs pétroliers de 1973 et 1979 qui ont provoqué une forte inflation (à deux chiffres). Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, le taux d'inflation en Europe et aux États-Unis ne dépasse pratiquement pas les 2%. L'Europe est même considérée en déflation. Il y a donc une nécessité d'analyser ce qui a prévalu sur le plan financier et monétaire entre les deux époques pour mieux comprendre les phénomènes qui se jouent aujourd'hui sur le marché pétrolier. Il est évident qu'à tout effet, il y a une cause et non une interprétation vague comme ce qu'avancent les experts, «la concurrence du pétrole de schiste», une donnée très récente et que l'on a beaucoup médiatisé. On a cherché à lui donner corps alors que, en réalité, elle ne tient pas la route, un pétrole de schiste joue un peu l'arbre qui cache la forêt. Sinon comment comprendre le plongeon du pétrole en 2008 de 147 dollars à 35 dollars, en quelques mois ? A l'époque, on ne parlait pas du pétrole de schiste. La chute de la demande mondiale pouvait-elle justifier, à cette époque, une telle baisse des cours du pétrole ? Une baisse des cours qui donne l'impression qu'une grande partie de l'industrie du monde s'est arrêtée, avec l'arrêt de dizaines de millions voire des centaines de millions d'emplois détruits dans le monde. Alors que ce n'est pas l'industrie mondiale qui s'est arrêtée, mais le système financier occidental qui a décéléré, et encore le temps d'un sauvetage urgent, à coup de centaines milliards de dollars. L'industrie n'a commencé à décélérée qu'en 2009, et a touché surtout l'Occident. La crise financière de 2008 n'était absolument pas la crise de 1929 avec ses millions de chômeurs qui ensuite ont mené à la Deuxième Guerre mondiale. 2008 était certes la plus grave crise après celle de 1929, mais l'explication du plongeon du pétrole et de la remontée qui a suivi en quelques mois reste incomprise. Comment comprendre que le cours du pétrole au plus bas en décembre 2008, a atteint, après 10 mois, 80 dollars le baril, en 20 octobre 2009, alors que l'Europe, les États-Unis et tous les autres pays occidentaux étaient en récession généralisée, en 2009 ? Les prix de pétrole auraient du stagner dépassant à peine les 35 dollars de la fin de l'année 2008. Or c'est le contraire qui a joué, et comme si la donne pétrolière n'a pas suffi, le cours de l'or-métal qui a plongé à près de 700 dollars l'once en 2008 est lui aussi remonté à plus de 1000 dollars en 2009. En outre, cinq années durant (depuis sa remontée en 2009 jusqu'à l'été 2014), le baril de pétrole a fluctué entre 90 et 120 dollars. Rappelons que même les prix alimentaires mondiaux ont explosé au cours de cette même période. Que s'est-il passé ? Qu'en est-il réellement de ces énigmes économiques et financières dans les hausses et plongeons des prix des matières premières, de l'or-métal et surtout du pétrole ? Le pétrole dont on sait qu'il constitue une énergie tellement stratégique que les États-Unis n'ont pas cessé d'embraser le Moyen-Orient, depuis plus de soixante ans ? L'INFLATION, DE LA «CACOPHONIE» EN EUROPE AU «PARLER D'UNE MEME VOIX» Pour comprendre ces mystères, il faut revenir au début des années 1970 lorsque les États-Unis, sous la pression des pays d'Europe, changent complètement le système monétaire international, en suspendant la convertibilité du dollar en or, le 15 août 1971. Les Européens reprochaient à l'Amérique de financer ses déficits commerciaux par la «planche à billet». Des dollars qui n'étaient plus adossés à l'or donc sans garantie requis du poids fixe d'or pour chaque dollar émis par la Réserve fédérale américaine. A partir de cette date, le Gold Standard ou étalon-or (accords de Bretton Woods en 1944), était désormais moribond. Le système ne fonctionnant plus, il s'est produit une «cacophonie des pays européens qui luttaient en rang dispersé contre le dollar». Les crises monétaires et la fin de la convertibilité du dollar en or, amenèrent les monnaies européennes à flotter sur les marchés monétaires. Toute injection monétaire ex nihilo américaine était contrée par des injections monétaires massives de francs, de deutschemarks, de livres sterling, de lires, de florins, de couronnes, etc., créant une instabilité sur les marchés financiers internationaux. Un dispositif monétaire, le «Serpent monétaire européen» crée par l'accord de Bâle, le 10 avril 1972, pour stabiliser le système monétaire, est mis en place. Mais les fluctuations des taux de change entre les pays occidentaux continuent leur mouvement erratique, et le système demeure toujours instable. «Les deux krachs pétroliers ont encore attisé les frictions entre les États-Unis et l'Europe, provoquant inflation généralisée (à deux chiffres).» L'inflation monétaire était telle que les banques occidentales proposaient des prêts à tout va, évidemment, les grands nigauds que furent les pays étrangers furent conviés à la soupe monétaire occidentale. Des prêts proposés à tous les pays du reste du monde à des taux d'intérêt tous négatifs, eu égard à la forte inflation monétaire. Les pays du reste du monde croyaient faire une bonne affaire ne sachant pas que le «nœud de l'endettement va les enserrer jusqu'à les étouffer» lorsque les États-Unis procédèrent, et surtout sans crier gare, à une hausse drastique des taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation. Pour ces pays, s'ils apprendront la leçon, il demeure qu'ils la payeront cher. Mais cette décennie d'inflation a néanmoins ouvert les yeux à l'Europe, cela ne pouvait continuer. Cela n'avait pas de sens une spirale inflationniste, sinon à aller droit vers l'hyperinflation, et surtout aller vers un troisième choc pétrolier. Autrement dit aller droit dans le mur. L'inflation généralisée durant la période 1977-1978 rendit nécessaire pour l'Europe non seulement de lutter contre l'inflation, à l'instar des Etats-Unis, mais aussi d'encadrer le flottement des monnaies dans un nouveau dispositif monétaire, le «Système monétaire européen», qui est mis en place en mars 1979. Ce système va innover, en mettant une monnaie virtuelle, l'ECU (european currency unit), mais qui sera néanmoins un étalon monétaire cible, durant la décennie 1980, et un Fonds de coopération monétaire européen, qui devait mettre en commun les réserves de changes des pays de la communauté européenne. A partir de cette date, il se produit un processus logique, progressif, normatif, historique peut-on dire comme inscrit dans les «gènes de l'évolution de l'Europe». Et c'est cela qui est incroyable, le parcours d'une Europe progressant, jalon après jalon, du «traité de Rome» en 1957, le «Serpent monétaire» en 1972, le «Système monétaire européen» en 1979, l'«Acte unique» en 1986, l'«abolition des restrictions de mouvement des capitaux entre les Etats membres» en1990, le «traité de l'Union européenne» ou traité de Maastricht en 1992, instauration de la «Banque centrale européenne» en 1998, et le lancement de l'«euro» le 1er janvier 1999, qui termine la cacophonie de l'Europe et ouvre une nouvelle ère pour l'Europe et l'humanité. L'Europe va parler d'une même voix à travers l'euro au monde. L'inflation des siècles et des décennies du XXe siècle est-elle passée ? Il reste pourtant que le pétrole a longtemps fluctué autour de 100 dollars depuis près d'une décennie, pourtant l'inflation en Occident est restée très sage. Même les pays du reste du monde qui ne disposent pas de «monnaies, dotées du droit seigneurial» (1), n'ont pas une inflation excessive. Conclusion : «Le pétrole est une matière comme une autre, il n'a pas véritablement d'impact sur l'inflation quand on sait que les pays de la zone euro qui sont des importateurs nets de gaz et de pétrole sont en déflation, le taux d'inflation est moins de 1%. Cependant il a une valeur stratégique». LES PAYS D'OPEP, PIERRE ANGULAIRE DU SYSTEME FINANCIER ET MONETAIRE AMERICAIN Si l'inflation aujourd'hui ne pose pas de grands problèmes aux pays occidentaux, et même pour le monde, c'est parce qu'elle s'appuie sur l'indexation sur les salaires. D'autre part, un autre paramètre encore plus important joue dans la maîtrise de l'inflation. Ce sont les «contreparties physiques nécessaires pour les émissions monétaires ex nihilo de la Banque centrale américaine (Réserve fédérale ou Fed) pour financer les déficits courants étasuniens». On sait que les déficits américains sont structurels, et paradoxalement sont nécessaires à la croissance économique mondiale. (2) En effet, la monétisation des déficits courants qui nécessitent une création de liquidités ex nihilo sur fond d'endettement américain viennent alimenter en monnaies de facturation les ventes de pétrole, des matières premières, des produits alimentaires et des métaux dont l'or. Les pays du reste du monde n'ont pas de monnaies internationales pour facturer leurs exportations. Et le dollar joue ce rôle. Dès lors que ces liquidités en dollars qu'émet la Fed ont des contreparties physiques réelles puisqu'elles sont absorbées par les transactions internationales, il est évident qu'elles ne provoquent pas d'inflation. Il est évident aussi que s «sans ces contreparties physiques, la monétisation des déficits américains engendreraient inévitablement de l'inflation et une dépréciation très forte de la monnaie américaine». Ce qui poserait un problème aux autres grandes monnaies internationales, à savoir l'euro, le yen et la livre sterling. Il est évident que l'on retomberait à la situation du début des années 1970, et les trois Banques centrales se retrouveraient eux aussi à injecter des liquidités internationales pour dégonfler l'appréciation de leurs monnaies. Conséquence : un excès de liquidités occidentales ex nihilo, sans contreparties monétaires, va se loger dans toutes les transactions internationales. Il parasiterait le système financier mondial et engendrerait inéluctablement une hausse des prix, donc une inflation au niveau mondial. Justement les matières premières, le pétrole, l'or, etc., constituent les contreparties physiques dont a besoin la Réserve fédérale américaine pour pondérer ses émissions monétaires. Car le problème majeur pour l'Amérique n'est pas seulement de s'endetter en créant des liquidités pour financer ses déficits, elle doit surtout convaincre les investisseurs étrangers que le dollar est une «devise-centre, dominante du monde» et, pour cela, elle a besoin du pétrole comme «contreparties physiques». Sans celles-ci sur lesquelles s'adossent les dollars émis, il est impossible que la dette fédérale américaine année après année augmente comme si de rien n'était, et les déficits courants ne pourraient rester structurels. L'Amérique sera obligée d'arrêter de s'endetter et de financer ses déficits par ses propres ressources, c'est-à-dire ses contribuables. Et évidement situation qui se généralise aussi à l'Europe, au Japon et aux autres pays occidentaux. Et c'est là, «le dilemme des États-Unis et de l'Europe, le pétrole est l'assise même de leur puissance économique, financière et monétaire». Evidemment, tous les pays du monde ne sont pas astreints à facturer leurs exportations de pétrole, de matières premières? en dollars. Tout dépend des relations politiques et économiques que les États-Unis nouent avec chaque pays du reste du monde. Il existe cependant une exception, les pays arabes du Golfe dont l'Arabie saoudite ont l'obligation de libeller leurs ventes de pétrole en dollar. Ce faisant, les pays du Golfe entraînent tous les pays membres du cartel pétrolier, l'OPEP, à libeller les ventes en dollar. On constate néanmoins que le dollar a commencé à se déprécier depuis 2002 et a même atteint un pic baissier au plus haut de la crise financière, à l'été 2008, à 1,60 dollar pour un euro, et il n'a commencé à remonter que depuis le deuxième semestre 2014, cela s'explique simplement par le fait que la dépréciation de la monnaie américaine est due à un excès de liquidités injectées qui ont dépassé les besoins des transactions commerciales des matières premières, du pétrole, etc. D'autre part, une partie de ces liquidités en dollars retournent sur les marchés via les importations (en provenance d'Europe, du Japon?) des pays exportateurs de pétrole, et de matières premières. Pays qui importent en euros, en yens? et donc convertissent des dollars sur les marchés monétaires. Une dépréciation tout à fait normale de la monnaie américaine mais néanmoins maîtrisée. Aussi, on peut dire que les pays du Golfe, qui sont les pays les plus influents de l'OPEP, constituent la «pierre angulaire du système financier et monétaire américain». On comprend dès lors l'importance que revêt le Moyen-Orient dans la stratégie planétaire américaine pour dominer le monde. Mais ce n'est là qu'une partie du mystère du système financier international. Il va même au-delà de la domination américaine, au-delà des crises dans les pays d'OPEP, d'autres facteurs montrent qu'il y a d'autres nécessités qui font que le dollar comme l'euro, la livre sterling et le yen, y compris la «monnaie internationale naissante», le yuan, joue un rôle central dans la croissance économique mondiale. *Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective. Note : 1. Du «Droit de Seigneuriage» des Rois du Moyen-Âge au «Droit des Puissances Occidentales» (États-Unis, Europe, Japon) sur le Reste du Monde, 10 novembre 2014 www.sens-du-monde.com, 2. Pourquoi les Déficits Extérieurs Occidentaux sont Nécessaires à l'Equilibre Economique Mondial ? L'Exemple de la Zone Euro, 22 septembre 2014 www.sens-du-monde.com |
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