Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Être ou ne pas être de gauche !- Réponse en périphrases à un journaliste conteur

par Kitouni Hosni*

Y a-t-il dans le monde d'aujourd'hui une gauche qui serait encore audible? Que signifie être de Gauche, après les échecs retentissants qui ont condamné à la mort lente des partis et des organisations socialistes, communistes, trotskistes, maoïstes, guevaristes? Ces mouvances n'existent pratiquement plus sinon sous la forme de noyaux coupés de la masse? En tous les cas ils n'ont plus la force de mobilisation d'antan. L'hégémonie idéologique vers laquelle la Gauche semblait tendre, après la Seconde Guerre mondiale, est en phase de reflux général. Même et y compris en Russie berceau du socialisme, le parti communiste est hors du pouvoir et ne représente plus que 5 % de l'électorat. La Chine communiste a renoncé à son prosélytisme militant, et sa référence à Mao tient plus du confucianisme que du marxisme. Ainsi partout dans le monde, la Gauche est-elle en déclin irréversible, mais est-ce pour autant que ses idées, ses espérances sont-elles hors d'usage ?

Si le socialisme, référent doctrinaire de la Gauche, comme théorie économique, idéologie et projet politique a finalement échoué dans sa mission historique, le capitalisme triomphant n'a pas pour autant réglé les problèmes dont souffre notre monde. Des crises globales de surproduction et de suraccumulation menacent l'humanité dans sa survie : paupérisation généralisée dans les pays de la périphérie, pollution, guerres. Plus que jamais nous sommes pris dans les rets d'un système prédateur, injuste, impitoyable pour les faibles. L'unipolarité n'a pas rendu notre monde plus harmonieux, plus égalitaire, plus démocratique. Bien au contraire, nous assistons à une accentuation sans précédent des injustices, des inégalités, du racisme et de la haine envers les autres, toutes choses contre lesquelles des millions d'hommes et de femmes de la Gauche se sont battus. L'expansion inédite du capitalisme révèle ainsi sa nature profonde de système de prédation et de mort.

LA CRISE DU LIBÉRALISME

1- Jamais, au grand jamais les différences sociales n'ont atteint un tel niveau d'inégalité. En un an (entre l'été 2016 et l'été 2017), la richesse mondiale totale a augmenté de 9 300 milliards de dollars, et 82 % de cette augmentation (7 600 milliards de dollars) sont tombés dans la poche des 1% les plus riches de la planète. La moitié pauvre de la planète se contente de moins de 1 % des richesses mondiales - et même 0,5% en soustrayant les dettes nettes.

2- Crise de la démocratie : le libéralisme n'a pas rendu le monde plus démocratique, plus ouvert, plus tolérant. L'ONU censée être l'instrument de gouvernance internationale est foulée aux pieds par la superpuissance américaine et ses godillots (France-Angleterre). On a vu ainsi comment la Serbie, l'Irak, la Libye, la Syrie, etc., ont été dépecées, laminées dans une indifférence quasi générale de l'opinion publique mondiale et sans que l'ONU puisse faire quoi que ce soit. L'hégémonisme impérial impose son diktat aux gouvernements et aux peuples.

3- Crise des valeurs libérales : la crise migratoire, consécutive de l'interventionnisme impérial, ajoutée aux graves difficultés économiques et sociales que connaissent les pays occidentaux, a fait monter les chauvinismes nationaux. L'Allemagne que l'on croyait vaccinée contre le fascisme voit prospérer des groupes ultra-droite qui menacent sa stabilité légendaire. En France, le Front national est devenu le deuxième parti, en termes d'électorat, alors qu'aux Pays-Bas, «le parti anti-islam de Geert Wilders dispose de 20 sièges sur 150 que compte le Parlement.» En Hongrie c'est le conservateur Viktor Orban violemment raciste et antisémite qui est Premier ministre. L'Italie, la Grèce, Chypre, l'Autriche sont toutes menacées par la montée de la «lèpre noire».

4- Crise des valeurs morales : Le libéralisme politique s'est accompagné de la montée du culte de l'individualisme. Sous prétexte de défendre le droit à la différence, le libéralisme s'est attaqué aux valeurs cardinales qui fondent la famille, premier pilier de toute société humaine. Après avoir rendu licite le «mariage homosexuel» ou «mariage pour tous» (4 000 en France depuis 2014) voilà que l'on s?attaque à la théorie des genres, accusant la société de fabriquer des «femmes» et des «hommes» au lieu d'offrir à chacun le choix de se libérer de sa propre biologie. Famille, parentalité sont ainsi mises à mal sans que l'on sache exactement ce que le bien-être social et l'émancipation humaine y gagnent au final. Même si la liberté individuelle trouve là son compte, ces remises en cause créent un profond malaise qui ne manque pas de se manifester publiquement.

5- Perte de confiance dans les élites : Les derniers scandales survenus en France et en Europe ont mis à nu les accointances coupables entre forces de l'argent et hommes politiques et intellectuels. Aujourd'hui l'infrastructure culturelle et médiatique du monde est le quasi-monopole de quelques groupes financiers. D'où une uniformisation de la création et une détérioration de l'image des élites qui ont perdu leur crédibilité et leur légitimité aux yeux du plus grand nombre. La crise de la représentativité que vit actuellement l'Europe n'est pas étrangère à cette dérive. L'avatar Macron est à ce titre une parfaite illustration de cette intrusion en force du monde de l'argent dans la sélection et la promotion des dirigeants nationaux.

La victoire à la Pyrrhus du libéralisme, en précipitant la disparition de la Gauche, a du même coup privé les peuples dominés, les exploités des instruments de leur libération ou pour le moins, des cadres organiques où ils pouvaient débattre de leur condition et penser leur avenir. Ce n'est pas sans raison que l'on assiste aujourd'hui à une stérilisation du champ intellectuel. Les sciences sociales, l'art en général, domaines les plus sensibles aux débats idéologiques, sombrent dans une sorte de nuit de l'âme. Une littérature du désespoir et de l'ennui fait florès alors que Michel Houellebecq triomphe avec ses manifestes de la décadence.

Que dire des pays du Sud et singulièrement du nôtre? Inutile de rappeler ici les analyses pertinentes sur la crise multiforme dont les médias se font l'écho, sauf qu'ici nous avons perdu, en raison de notre dépendance économique et financière, nos capacités décisionnelles. Notre avenir se décide ailleurs et faute d'une volonté politique réelle, il est douteux que le pays trouve en lui-même les forces pour sortir du système prébendier dont il est l'otage. Plus que jamais aux dominés et aux exploités se pose la question lancinante de l'alternative au libéralisme.

Le libéralisme est-il une solution pour nous ?

Or étrangement, alors que partout dans les pays avec lesquels nous partageons le même sort (Asie, Afrique, Amérique latine) le débat philosophique, politique s'oriente vers des recherches alternatives à la mondialisation libérale, explorant le champ de la «décolonialité» comme perspective de libération, voilà qu'en Algérie des voix s'élèvent pour nous dire « si cela va mal, si l'économie est en faillite, si les finances sont au rouge, c'est la faute à la Gauche, et son ostracisme antilibéral ».

Mettons les choses au clair. La Gauche en Algérie n'a jamais été un parti unique et n'a jamais été représentée par une mouvance exclusive, fut-elle numériquement la plus forte. Cette Gauche qui a marqué de ses engagements l'histoire de notre pays est plus riche de sa pluralité, elle compte d'innombrables militants illustres ou anonymes tels Ait Ahmed, Hadjeres, Boudiaf, Rachid Krim, Harbi, Benzine et des milliers d'autres dont il est impossible de donner les noms, parce que disparus sans visages et sans voix, victimes de la répression, de l'exil ou de l'épuisement. Oui, certes, cette Gauche se trouve à l'état de débris et ceux qui continuent à parler en son nom ne sont ni les plus habilités ni les plus éclairés.

Mais nonobstant son état organique, la Gauche demeure vivante par son capital d'idées, d'analyses, de prospective, d'exemplarité irréductibles aux descriptions qu'en font avec mépris ses adversaires. À titre purement illustratif je veux rappeler ici, brièvement, quelques propositions du PRS (Parti de la Révolution Socialiste) faites en 1977 pour engager le changement. Elles illustrent à mon avis à quel point la pensée de Gauche était en avance et combien elle demeure d'actualité. C'est sans doute en raison de cela qu'elle fut combattue par les moyens les plus inavoués.

Une pensée de Gauche toujours actuelle

«À ceux qui pour des raisons inavouées, opposent socialisme et démocratie, nous précisons que pour nous ( PRS) le socialisme n'est pas la «nationalisation» ou le centralisme étatique. Le socialisme c'est la répartition équitable non seulement des richesses, mais aussi des responsabilités. C'est le pouvoir exercé par le grand nombre, c'est pour cela que le socialisme c'est aussi la plus grande démocratie.

Au nombre des grands principes du programme minimum transitoire que le PRS propose à la discussion :

? La défense de l'indépendance nationale et la préservation du patrimoine de notre pays que la politique suivie depuis 1962 a largement hypothéqués aux puissances étrangères.

? L'instauration d'un pouvoir démocratique issu des larges masses aussi bien au niveau central, régional que local, sous la forme d'assemblées librement élues, sur la base de candidatures libres et avec campagne électorale libre. À tous les niveaux établir le droit de révocation des représentants élus qui seront ainsi responsables devant leurs électeurs.

? La protection des droits et des intérêts des travailleurs par la reconnaissance sans limites de la liberté et de l'autonomie syndicales, du droit de grève?

? La reconnaissance des droits au travail, au logement, à la santé, à l'éducation, etc.

? Établissement d'un système judiciaire autonome par rapport au pouvoir politique et dont les magistrats devront être élus.

? Institution d'un contrôle populaire sur les fonctionnaires de l'État qui seraient responsables de leurs actes devant des instances élues démocratiquement et pas seulement devant leurs supérieurs.

? Interdiction du cumul des responsabilités politiques avec des activités lucratives?

? Suppression de l'intervention étatique dans les affaires du culte et de la manipulation de la religion à des fins politiques. Garantie de la non-intervention de la religion dans les affaires de l'État.

? Suppression du contrôle monopolistique sur l'industrie et les finances exercé par l'impérialisme et les sociétés nationales. Élimination des appareils parasitaires improductifs qui sous couvert de gestion paralysent l'économie nationale?»

Ces propositions faites en 1977 étaient destinées à alimenter le débat national pour une sortie de crise. Largement discutées au sein du parti, elles ont fait l'objet d'une diffusion publique par l'organe du parti El Jarida et par de nombreux tracts. D'autres courants de la Gauche (communistes tendance IIIème et IVème Internationale) avaient leurs propres analyses et leurs propres propositions, mais on ne peut reprocher à aucune d'elles d'avoir manqué de générosité, d'engagement, de sacrifices.

Si organiquement cette Gauche a disparu, ses idées, ses idéaux demeurent une référence à partir de laquelle il est possible d'ouvrir de nouvelles perspectives au changement. La misère sociale et morale dans laquelle est plongé notre peuple; les injustices scandaleuses, l'outrecuidance baveuse des oligarchies, la toute-puissance de l'argent, la généralisation de la corruption, le mal-être des jeunes, les menaces multiples qui guettent notre pays ne peuvent trouver de solution que dans une perspective de Gauche. Pourquoi ? Parce que seule la Gauche place les intérêts des dominés et des exploités au cœur de son programme.

Sortir de la crise au profit de qui ?

La question centrale, cardinale qui se pose devant tout politique aujourd'hui est celle-là: sortir de crise au profit de qui? Parce qu'à y regarder de près, peuple et oligarchies mafieuses n'ont pas le même thermomètre pour mesurer l'état de fièvre de notre pays. Si pour les uns la crise ce sont le chômage, les bas salaires, l'érosion des retraites, le déclassement social, l'enseignement disqualifié, le désert sanitaire, etc., pour les autres c'est un peu moins de transferts illicites d'argent dans les banques étrangères, une moindre ristourne sur les contrats, moins de marchés publics surfacturés? Nouvellement enrichie, antinationale, sous-traitante de sociétés étrangères, sans ancrage social, notre «bourgeoisie» n'a d'autres projets en tête que profiter des marchés publics et vendre le pays et ses richesses au plus offrant. Cela exclu d'avance de cette qualification les véritables créateurs de richesse, les entrepreneurs innovants qui par chance existent en nombre et méritent tous les encouragements. Quelle que soit donc l'issue de la crise, l'avenir de cette « bourgeoisie compradore », comme l'appelait F. Fanon, et celui de plusieurs générations de sa descendance, sont assurés dans les paradis fiscaux.

Faut-il pour être crédible, moderne, pragmatique que la Gauche se mette au service de la « bourgeoisie » et s'efforce à « regarder de face les problèmes que constitue la surévaluation du dinar et l'impasse des subventions »? Faut-il pour être crédible, moderne, pragmatique souscrire à plus de privatisations, plus de marché, plus de déréglementations? Faut-il pour être crédible, moderne, pragmatique crier haro sur le peuple et l'accabler de sa haine et de son mépris? Faut-il pour être crédible insulter Novembre et ses espérances?

Pour ceux qui n'ont pas renié les valeurs qui furent celles de Ait Ahmed, Med Boudiaf, B. Hadj Ali, être de Gauche c'est placer l'intérêt des exploités, des démunis, des faibles, des laissés pour compte, des travailleurs, au-dessus de tout autre intérêt. Être de Gauche c'est militer pour l'État de droit ! Être de Gauche c'est œuvrer pour libérer l'économie, la justice, la culture, la religion du pouvoir politique ! Être de Gauche c'est œuvrer pour que l'Algérien reconquière sa dignité et sa liberté d'homme. Être de Gauche c'est défendre la souveraineté nationale. Être de Gauche c'est aimer son pays, son peuple tout simplement !

*Auteur. Son dernier livre Le désordre colonial est paru en 2018 chez Casbah.