Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
« À te garder
aucun profit, à te supprimer aucune perte » Slogan Khmer rouge
P lus de trois décennies après la chute du régime sanguinaire de Pol Pot, quatre hauts cadres Khmers rouges sont actuellement jugés pour leurs responsabilités dans le génocide cambodgien. En 3 ans, huit mois et 20 jours, c'est-à-dire 1361 jours, ce régime a décimé approximativement 1,7 millions de personnes, soit près de 21% de la population cambodgienne (1). Parmi eux, des milliers de musulmans Chams. La colline empoisonnée Il y a un peu plus d'un an, Kaing Guek Eav, alias «Douch», ancien chef de la prison S-21, a été condamné à 35 ans de prison. Il m'a été donné l'occasion de visiter cette lugubre geôle, il y a de cela quelques années, à l'occasion d'un mémorable voyage qui m'a mené de Phnom Penh à Siem Reap, voguant sur le Tonlé Sap à bord d'un rafiot métallique n'inspirant aucune confiance. À l'origine, ce centre de détention était un établissement scolaire du centre de Phnom Penh, un lycée au nom bucolique de « Tuol Svay Prey » qui veut dire « Colline du manguier sauvage ». Considéré comme le plus grand centre de sécurité du pays sous Pol Pot, il fut rebaptisé « Tuol Sleng » qui signifie « Colline empoisonnée », nom révélateur des exactions, tortures et exécutions qui ont été perpétrées dans ce haut lieu de la monstruosité. Je me souviens m'être engouffré dans un charmant tuk-tuk au quai Sisowath où je logeais pour me rendre à ce lieu maudit transformé en « Musée du génocide ». Confortable sur les rues principales correctement asphaltées de Phnom Penh, mon moyen de transport révélait les limites de sa suspension dès qu'il empruntait les cahoteuses rues secondaires en terre battue de la capitale. À l'intersection des rues 113 et 348, un hideux édifice faisait office de musée. Laissé quasiment dans son état depuis que les forces vietnamiennes ont libéré la ville le 7 janvier 1979, il renferme les vestiges de la bestialité humaine. En fait, visiter le musée du génocide à Phnom Penh, c'est pénétrer dans l'antre du diable, aller à la rencontre de ce que l'homme a de plus vil, descendre dans les catacombes de la déchéance humaine et prendre conscience que la cruauté peut être érigée en système. On peut y voir, entre autres, des instruments de torture d'un autre âge, une collection d'ossements humains dont de nombreux crânes ainsi que les photos d'innombrables victimes. L'expression faciale des suppliciés a quelque chose de glacial. Ils n'ont pas l'air d'avoir eu peur durant la pose; ils donnent plutôt l'impression d'être déjà morts, les yeux ouverts. Des familles entières étaient décimées et même les bébés n'étaient pas épargnés. Entre 12 000 et 15 000 personnes y ont trouvé la mort (2), souvent après d'atroces tortures. Encore aujourd'hui, ce lieu est marqué par les stigmates des atrocités qui s'y sont déroulées. Cet endroit baigne dans une atmosphère quasi-irréelle, silencieuse mais pas muette de sorte qu'on croit percevoir, de temps à autre, le cri strident d'un humain qu'on charcute. Transformer un lycée en centre de torture, c'est choisir la mort comme modèle de vie. Les porcs de Pol Pot Phnom Penh se situe à la croisée de 2 grands fleuves mythiques: le Mékong et le Tonlé Sap. Le premier vient du Laos, traverse le Cambodge et le Vietnam pour se jeter dans la mer de Chine. Le second remonte vers le nord-ouest et finit dans un immense lac qui porte le même nom. Le fleuve et le lac représentent le système cardio-vasculaire du pays. C'est d'autant plus vrai que le fleuve inverse son cours au gré des saisons. Ainsi, lorsque les précipitations augmentent, le lac quadruple sa surface, inondant ainsi de vastes étendues de terres et de forêts. Malgré l'aspect boueux de ses eaux, ce système hydrologique est un des plus poissonneux au monde et représente le milieu de vie le plus ancien des cambodgiens. Afin d'admirer les sublimes temples d'Angkor, il faut se rendre à Siem Reap, au nord du Cambodge. Le moyen le plus sensationnel pour rallier cette ville à partir de Phnom Penh est de remonter le Tonlé Sap à bord d'une embarcation. Le voyage dure environ sept bonnes heures, mais l'aventure est passionnante. Paysages insolites, visages sortis de vieux films documentaires, villages lacustres, embarcations traditionnelles, maisons flottantes ou sur pilotis... Et tout cela ponctué par des signes de mains d'enfants se baignant dans le plus simple appareil, saluant le passage du bruyant bateau. Ce qui attire l'attention lorsqu'on contemple la rive ouest du Tonlé Sap, c'est le grand nombre de mosquées qu'on distingue nettement sur la berge, derrière les maisons sur pilotis. De couleur blanche et ornées d'arcades d'inspiration arabe, elles possèdent des minarets coiffés de coupoles et des dômes surmontés par le croissant musulman. Souvent, les coupoles et les dômes sont dorés, ce qui contraste avec la blancheur du reste de l'édifice. Le nombre de mosquées diminue à mesure que l'on s'éloigne de la région de Phnom Penh et qu'on se dirige vers le nord du pays. L'existence de ces mosquées est due à la présence d'une communauté musulmane, principalement les Chams, qui vit au Cambodge depuis plusieurs siècles. Cette communauté a subi un traitement particulier de la part du régime des Khmers rouges. Elle fut systématiquement persécutée, tyrannisée et décimée. Les chiffres les plus conservateurs mentionnent l'élimination de 90 000 musulmans sur les 250 000 que comptait le Cambodge en 1975 (3), soit 36% de la communauté. Ce taux est nettement supérieur que celui de la population en général (autour de 21%, comme mentionné auparavant). Étant donné l'inexistence de statistiques fiables, d'autres études montrent que ce taux dépasse allègrement les 50% (4). Mais ce n'est pas tout. Il a été établi que 85% des mosquées ont été rasées et que celles épargnées ont été transformées en porcheries. Des 113 imams présents dans les villages avant 1975, seuls 21 survécurent (5). Le Cambodge possédait 300 écoles coraniques et autant d'enseignants : seuls 38 d'entre eux ont eu la vie sauve. Alors que le pays comptait plus de 1000 hadjs, il n'en restait qu'une trentaine après le génocide (6). Des copies de Coran furent brûlées, les femmes musulmanes contraintes de couper leurs cheveux et de modifier leur habillement traditionnel et la langue Cham fut interdite. Comble du despotisme, les musulmans ont été forcés de manger du porc alors qu'à la même période d'autres Cambodgiens n'avaient droit qu'à un misérable bol de bouillon de riz ou se nourrissaient d'insectes et de racines pour survivre (7). Voici le témoignage du Dr Tin Youcef Abdelkayoum, médecin cham et survivant du génocide : « Chaque Cham devait manger du porc. Ceux qui résistaient étaient punis. La nourriture était disposée sur la table et tous les musulmans étaient assis en rangées. Une personne observait les musulmans et avait un cahier pour écrire les noms [?]. Si quelqu'un ne voulait pas manger de porc, son nom était noté dans le cahier. Ainsi, tout le monde essayait d'en manger, même si c'était difficile à avaler. Souvent, cela les faisait vomir car ils n'étaient pas capables de le manger. Une vieille dame musulmane de 85 ans nommée Sas est décédée après avoir été attachée plusieurs jours dans un enclos à cochons car elle avait vomi la viande de porc » (8). Actuellement, les musulmans du Cambodge sont répartis dans 372 villages et représentent approximativement 4% de la population. Leur nombre a été estimé a environ un demi-million de personnes, ce qui indique qu'il a presque triplé depuis la chute du régime des Khmers rouges. Cette communauté connait un certain regain de vitalité et des 21 mosquées qui avaient survécu à la folie des disciples de Pol Pot, on en comptait 280 en 2007 (9). Ce sont certaines d'entre elles qui sont érigées sur la rive ouest du Tonlé Sap et que l'on peut apercevoir lorsqu'on remonte ce fleuve. Plus de trois décennies après la chute du régime sanguinaire de Pol Pot, le procès hautement médiatisé des quatre hauts cadres Khmers rouges pourra-t-il à jamais effacer les traumatismes engendrés par le génocide des Chams et des centaines de milliers d'autres innocentes victimes? Références 1. Yale University, « The Cambodian Genocide Program», http://www.yale.edu/cgp/index.html 2. LeMonde.fr, « Douch, le zèle du bureaucrate tortionnaire », http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/infographe/2010/07/26/douch-le-zele-du-bureaucrate-tortionnaire_1391636_3216.html#ens_id=1391420&xtor=RSS-3208 3. Ben Kiernan, « The Pol Pot Regime: Race, Power, and Genocide in Cambodia under the Khmer Rouge, 1975-79 », Yale University Press, (1996). 4. Ysa Osman, « Oukoubah, Justice for the Cham Muslims under the Democratic Kampuchea Regime », DC-Cam, Phnom Penh, (2002). 5. Agnès de Féo, « Le royaume bouddhique face au renouveau islamique», Les Cahiers de l'Orient, n°78, 2005. 6. Cultural Survival, «The Survival of Cambodia's Ethnic Minorities», http://www.culturalsurvival.org/ourpublications/csq/article/the-survival-cambodias-ethnic-minorities 7. J. Boruszewski, Réforme, « Le génocide cham», http://www.reforme.net/une/monde/genocide-cham-0 8. Howard J. De Nike, John B. Quigley, Kenneth J. Robinson, « Genocide in Cambodia: Documents from the Trial of Pol Pot and Ieng Sary », University of Pennsylvania Press (2000), p.139. 9. Agnès de Féo, «Transnational Islamic Movement in Cambodia», International Conference on Dynamics of Contemporary Islam and Economic Development in Asia From the Caucasus to China, New Delhi, 16-17 avril 2007. |
|