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Georges Corm, intellectuel libanais de renom vient de nous quitter,
ce 14 août dernier à Beyrouth où il résidait.
Il représentait après l'économiste égyptien Samir Amin, l'un des esprits éclairés et lucides actifs au sein de la communauté scientifique et intellectuelle arabe. Proche de l'Algérie où il avait séjourné à maintes reprises au point même d'établir avec le monde académique algérien des rapports étroits, couvrant des enseignements et donnant des conférences portant sur l'économie et la politique du monde arabe. Il s'était beaucoup intéressé à l'expérience d'industrialisation de l'Algérie et avait noué des relations suivies avec les responsables économiques de l'Algérie des années 1970. Lorsque nous lui avons rendu visite en octobre 2021 dans son appartement situé dans une résidence à quelques pas de l'ambassade d'Algérie à Beyrouth, trônait sur sa bibliothèque une photo d'une personnalité économique de l'époque Boumédiene ainsi que des publications ayant trait à l'Algérie. Il a publié plus d'une bonne dizaine d'ouvrages en français et autant en arabe portant sur l'histoire, l'économie et la géopolitique de la région méditerranéenne. Dans le cadre d'une étude sur la Méditerranée à l'horizon 2050 conduite par le Plan bleu et publié en 2023, sur ma proposition, Georges Corm avait été choisi parmi les personnalités interviewées afin de recueillir ses sentiments sur le projet d'Union pour la Méditerranée et sa vision du futur de cette région ». Nous observons qu'il dénonce non seulement les dogmes néolibéraux imposés aux Etats de la région, mais aussi les interventions des forces de l'Atlantique Nord dans la région méditerranéenne. Son soutien à la cause palestinienne qu'il réaffirmait avec force et conviction a été, faut-il le signaler, constant. Nous proposons ces propos recueillis lors d'une interview exclusive accordée en octobre 2021 en présence d'un de mes collègues libanais, juriste à l'international et politologue, le Pr. Hassan Jouini bien connu des médias locaux et arabes. La voie du libre-échange, une fausse solution pour les pays sud de la Méditerranée Le processus mis en place par la Déclaration de Barcelone n'est pas réalisé. L'écart s'est accentué avec une rive sud déchirée par les conflits et des questions environnementales qui ne sont pas prises en charge face aux menaces climatiques et à la dégradation des ressources naturelles. Il y avait quelque chose d'utopique dans cette déclaration de Barcelone de 1995 qui pensait que le libre-échange allait régler tous les problèmes du développement et rapprocher les niveaux de vie entre les deux rives. Inspirée par l'idéologie néolibérale dominante, cette hypothèse que le libre-échange allait être la solution n'a pas été vérifiée avec le temps, pire elle sera à l'origine de l'accentuation de l'écart dans le développement entre les pays du Nord et du Sud et de l'échange inégal, dont les sources avaient été analysées par les économistes latino-américains, notamment Raoul Prebisch, le premier secrétaire général de la Commission des Nations Unies pour l'Amérique latine qui prêchera le développement par une politique de substitution des importations. Nous devons aussi rappeler ici les travaux du Club de Rome qui prêchera la sobriété énergétique en raison de la finitude des ressources, et notamment le rapport Meadows de 1972. En adoptant cette voie du libre-échange, on ne pouvait objectivement pas résoudre les problèmes du développement rencontrés par les pays du tiers monde. L'abaissement des droits de douane, le libéralisme commercial et l'ouverture des marchés ont conduit à un développement inégal. L'expérience des zones franches (en Tunisie, en Egypte ou au Maroc) n'ont pas donné grand-chose, et il n'y a eu aucune réflexion au niveau de l'Union européenne sur les processus d'industrialisation à engager dans les pays de la rive sud. L'histoire économique de nombreuses nations du monde développé a montré quel'industrialisation par substitution à l'importation a été une des voies historiques de l'industrialisation.Prenons l'exemple de l'Allemagne. C'est par le dirigisme et le protectionnisme, préconisés au XIXème siècle par le chancelier Bismarck ou par l'économiste Frédéric List, que ce pays a connu un réel essor économique, et a effectué très rapidement son rattrapage avec l'Europe de l'Ouest alors beaucoup plus développée. En fait, la Déclaration de Barcelone a été à l'avant-garde du néolibéralisme, et c'est l'Union européenne qui par sa profession de foi pour le libre-échange a freiné les possibilités de développement autocentré des pays de la rive sud. Les mécanismes mis en place ont ainsi aggravé le fossé entre les deux rives. Il faut ajouter aussi l'influence des grandes institutions internationales (BM, FMI) qui ont préconisé cette voie libérale et qui ont en fait également interdit de penser une industrialisation de ces pays de la rive sud. L'élargissement de l'UE aux pays de l'Est européen, une priorité qui n'a pas servi le dialogue avec les pays de la rive sud. Les pays balkaniques marginalisés. Par ailleurs, l'Union européenne intégrant la Pologne, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie et en fait un ensemble des pays de l'Est européen a été dans l'incapacité de conduire un dialogue suivi et fructueux avec les pays de la rive sud. Encouragée par l'Allemagne, cette volonté d'élargir l'Union européenne aux pays du centre et de l'Est de l'Europe s'est faite fondamentalement au détriment de l'Union pour la Méditerranée. Par ailleurs, on n'oubliera pas la puissance commerciale des Etats-Unis et de l'Angleterre -pays de l'Atlantique Nord - dans leur présence en Méditerranée. Rappelons aussi que l'ensemble des pays balkaniques à façade méditerranéenne ont été effacés dans le processus de construction méditerranéenne, à la fois les pays balkaniques qui ont une large façade méditerranéenne, mais aussi la Russie, voisin proche de l'Europe. Ainsi, la Méditerranée de l'Est qui est l'un des carrefours parmi les plus stratégiques du monde a été absente des visions de l'Union européenne. La Méditerranée, rappelons-le avec force, n'appartient pas à l'OTAN. Ce ne devrait être ni de près ni de loin une mer américaine, et l'on doit noter que ni l'Angleterre ni les Etats-Unis n'ont contribué au développement économique, social ou scientifique des pays de la rive sud. A titre d'exemple, j'évoquerai les universités américaines du Caire ou de Beyrouth, qui ont servi de lieux de formation des élites arabes, sélectionnant les meilleurs qui sont par la suite recrutés aux USA comme l'a montré l'intellectuel palestinien Edward Saïd. De quelques autres problèmes majeurs faisant obstacle au dialogue de l'UE avec la Méditerranée Les institutions méditerranéennes disposent d'un portefeuille de projets intéressants dont beaucoup ne sont pas réalisés compte tenu, d'une part, du manque de financement, et d'autre part, des situations de conflits. Parmi les problèmes majeurs sur le plan humain et politique, figure le régime d'apartheid d'Israël qui occupe les terres palestiniennes, et ceci en infraction totale de la légalité internationale. Cette situation, dont sont victimes les Palestiniens, est similaire à celle vécue autrefois par l'Afrique du Sud ou à celle de l'Algérie coloniale. Il n'y a en fait aucune différence entre ces situations. Et le conflit israélo-palestinien est un sérieux obstacle à la réalisation de l'Union pour la Méditerranée (UPM). Les évènements qui ont marqué les pays balkaniques ont contribué aux difficultés. Ces pays ne sont pas impliqués dans l'Union pour la Méditerranée, alors que dans le même temps l'on a englobé tous les pays de l'Est (Pologne, Hongrie, Slovénie ) dans la construction européenne, ce qui a fait perdre tout sens au dialogue euro-méditerranéen. L'usage de la violence exercée contre certains peuples comme ceux de Syrie ou de la Libye a constitué également un obstacle à la réalisation de l'UPM. La présence russe dans un pays comme la Syrie ne vient en fait que combler un vide politique effrayant de l'Union européenne. Certains pays ont non seulement violé les principes des droits de l'homme, mais aussi financé des milices islamistes issues de tous les pays musulmans. La Syrie n'est pas la seule dictature au monde que je sache, à moins d'affirmer comme Kennedy dans les années 60 « qu'il y a deux sortes de dictateurs, ceux qui sont sous notre influence que nous aimons et les autres ». Une autre question majeure est celle des migrants qui en soi est un problème humain scandaleux à mes yeux. Seule l'Espagne se distingue dans l'accueil fait aux migrants ainsi que l'Allemagne, mais pour d'autres raisons, qui sont d'ordre économique et démographique. Combien de ces malheureux migrants périssent en traversant la Méditerranée dans des conditions très précaires. Il faudrait d'ailleurs que la Banque mondiale cesse d'affirmer que les migrations vers le Nord constituent une solution viable et souhaitable, d'autant que l'on assiste à une fuite des cerveaux et compétences du sud de la Méditerranée vers le Nord et les Etats-Unis ou le Canada. Cette vision des migrations actuelles ne fait pas cas de la souffrance vécue par les migrants du Sud et des pays sahéliens dans leurs parcours, ceci lorsqu'ils ne sont pas bombardés comme c'est le cas dans certaines régions de conflits. Une autre grande source de tensions et de rivalités nationales en Méditerranée provient du développement des richesses et pétrolières et gazières que recèle de sa rive sud. Ce serait donc dans l'ordre des choses que l'UPM s'occupe de protéger la Méditerranée de conflits additionnels. Il convient à l'avenir de faire un bien meilleur usage de ces ressources gazières. L'économiste d'origine palestinienne Antoine Zahlan qui a vécu au Liban ainsi que moi-même avons a écrit des ouvrages sur les mauvais usages de la rente gazière ou pétrolière que les pays arabes qui produisent une forte paresse industrielle et technologique, et qui sont donc en opposition totale avec tout processus de développement économique. Visions pour l'avenir L'UPM a un portefeuille de projets très intéressant pour la Méditerranée. Certains sont difficiles à réaliser dans la conjoncture difficile de la rive sud, mais pas tous, et le Plan bleu peut apporter ici une contribution décisive, et notamment pour promouvoir les projets à dimension environnementale. Si les pays de la rive nord ont pris de nombreuses mesures environnementales en dépit des difficultés de financement, la rive sud est en attente de ressources financières suffisantes pour réaliser les projets développés par l'UPM. Il est difficile d'avoir une vision optimiste de l'avenir en examinant les problèmes humains auxquels font face les pays de la rive sud, et notamment ceux relatifs aux migrants. Si l'on examine ces problèmes nous constatons que la Banque mondiale a une large part de responsabilités dans les difficultés dans lesquels se débattent des pays comme le Liban ou la Tunisie. Des pays de la rive nord ont été complices dans l'émergence de mafias dans la sphère de l'économie, et je rappelle que c'est la BM qui a accompagné leur politique économique. En référence aux difficultés actuelles de la société Electricité du Liban (EDL) qui est dans l'incapacité d'assurer aux villes un approvisionnement en énergie -je signale que la société française EDF a été longtemps le conseiller de EDL, et je sais par mes anciennes fonctions de ministre qu'elle a même essayé d'acquérir à peu de frais les infrastructures et les actifs d'EDL.Tout cela se fait aujourd'hui au nom de la mondialisation et de l'idéologie libérale que ce processus sous-entend. La crise de la Covid19 a remis en question bien des dogmes de cette idéologie et des stratégies de délocalisations qui s'étaient déployées, et je rappelle que la reterritorialisation des systèmes productifs est aujourd'hui un objectif déclaré dans un certain nombre de pays du Nord. Il convient ainsi de changer de paradigme dans l'énoncé des politiques publiques économiques, sociales et environnementales. Des signaux faibles de ce changement sont observés, et cela va dans le bon sens. Une attention est, par exemple, accordée aux préoccupations environnementales (stress hydrique, pollution de la mer, consommation en énergie fossile ), à la nécessaire transition énergétique mobilisant les sources d'énergies alternatives, aux menaces du changement climatique, à la littoralisation des activités et à la bétonisation des espaces naturels. L'énergie solaire doit devenir, selon moi, une source importante d'énergie. En conclusion Le Plan bleu devrait être doté de davantage de moyens afin de poursuivre sa mission de lutte contre toutes les formes de pollutions, engager plus énergiquement le nettoyage des fonds marins et des côtes, le traitement des déchets et la multiplication des aires protégées. Il y a un potentiel en énergie solaire à exploiter, de même qu'un potentiel en ressources gazières à valoriser en Egypte, au Liban, ou en Turquie. Il convient de relancer le dialogue Nord/Sud entre les deux rives et à l'élargir à d'autres cadres.Il existe différentes structures qui ont émergé dans le monde, en particulier dans les régions asiatiques, ce qui ouvre de nouvelles perspectives et incite à faire évoluer les coopérations économiques dans la région. En Méditerranée, il faut réfléchir au rôle que pourrait jouer la Chine, à la route de la soie qui donne un signal important sur le plan de l'économie. Et là aussi, il importe de ne pas avoir une attitude hostile aux investissements qu'elle pourrait réaliser, mais il conviendrait de bien examiner l'utilité pour les économies locales des investissements que les firmes multinationales, y compris chinoises et russes, réalisent aujourd'hui dans les pays méditerranéens. La Banque mondiale et le FMI pourraient mettre davantage leurs compétences et leurs ressources pour financer le portefeuille de projets innovants de l'UPM. Il faut toutefois qu'ils abandonnent le paradigme libéral qui les a conduits à préconiser les privatisations aux Etats méditerranéens de la rive sud, mesures qui ont contribué à détruire dans le passé leur capital productif. En quelques mots, il faut aujourd'hui préserver les patrimoines économique et naturel des Etats de la région méditerranéenne. *Intellectuel libanais **Professeur d'économie au CIHEAM de Montpellier |
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