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Mercredi 18 août.
Nous prenons, ma femme et moi, la route vers Miliana. Nous avons ressenti ce
voyage comme une nécessité impérieuse, comme un devoir et peut-être comme une
sorte de pèlerinage. Pourquoi ? Un acte de solidarité ?
La moindre des choses que nous pouvions faire? Dire notre reconnaissance, notre respect, notre admiration au père du martyr Djamel et sa famille? Peut-être aussi atténuer cette douleur infinie, insondable, cette mélancolie, cette amertume qui avaient pris possession de nos vies depuis le terrible spectacle du martyrologue de Djamel, que Dieu ait son âme pure. Nous voulions savoir quelle était la région, quelle était la famille qui avait produit un jeune aussi bon, aussi innocent, aussi fragile, aussi vulnérable, aussi fort. Des images nous faisaient particulièrement mal: celles de Djamel, dans le fourgon de police, qui tendait les bras à ses bourreaux, qui les implorait de l'entendre, qui leur disait que ce n'était pas possible, qu'il y avait sûrement un malentendu, et qui tentait d'éviter, en même temps, leurs coups cruels. Nous étions partis avec un groupe d'une organisation de jeunesse. Ils représentaient les régions du pays : le Constantinois, le Sud, les Aurès, la Kabylie, l'Oranie.. et ils ont eu l'idée de s'habiller chacun avec les habits de sa région, tenue du Targui, burnous de Kabylie, etc.. pour symboliser la diversité et l'unité du pays. Ils ont confectionné un magnifique drapeau national de satin chamarré pour l'offrir au père de Djamel. Après la fureur, le désordre et les embouteillages de la route de Blida, c'est l'autoroute enfin plus fluide. Tout autour, le spectacle majestueux de forêts boisées, vertes, pleines de vie, mais qui nous font penser maintenant à celles qui ont brûlé. Il n'est plus possible de les voir avec le regard distrait d'antan. Arrivés à Khemis Miliana, on croit avoir presque atteint le but, mais il faut encore continuer à monter, vers Miliana, à travers les lacets de la route. Je songe à Djamel qui avait pris la même route si longue jusqu'en Kabylie, et à tout son mérite et toute la force de sa compassion. Je regarde la route si paisible, pleine de cette douce lumière du milieu d'après-midi, si propre à notre pays. Comment penser à un drame devant tant de beauté. J'imagine Djamel dévalant la route, ce jour-là, impatient d'arriver en Kabylie et d'aider, plein d'amour pour le pays et pour les autres, pressé de baigner dans cette atmosphère d'échange fraternel qu'il aime par-dessus tout. Crispation du cœur. Nous traversons Miliana. Tous les jeunes ressemblent à Djamel, comme dans tout le pays, même jean, même t-shirt imprimé. Au passage, je lis, comme un rappel historique, «Musée de la manufacture d'armes de l'Émir Abdelkader», écrit sur un fond de faïence. Le domicile de la famille Bensmail est sur les hauteurs, tout au bout de la ville, là où la route s'arrête. Un immeuble entre deux âges, simple à l'extrême, une façade cimentée, une porte en fer de celles toutes identiques fabriquées, chez nous, par le ferronnier, des escaliers sommaires, une modestie extrême mais aussi le luxe de la propreté. En bas de l'immeuble, une sorte de cour commune, de convivialité pour les habitants, qu'on voit aller et venir. Deux tentes ont été dressées pour recevoir les visiteurs. Ceux qui sont là nous accueillent chaleureusement et nous font patienter. Mais le père de Djamel arrive bien vite. Si Noureddine Bensmail est exactement comme des dizaines de millions d'Algériens ont pu le voir sur les écrans de télévision et les vidéos. Un homme bon, vrai dans chaque geste, chaque expression. Il a porté la main au cœur en s'inclinant pour nous saluer l'un après l'autre et nous remercier d'être venus. Chacun lui a parlé pour lui dire son admiration pour sa grandeur d'âme, sa reconnaissance pour ce qu'il a fait pour la nation, mais aussi la souffrance que nous continuons d'éprouver du martyr de Djamel. Parfois un sanglot était étouffé. C'est lui qui apaisait chacun, en lui tapotant doucement l'épaule ou la main. Et j'ai soudain compris que nous étions venus aussi pour qu'il nous réconforte comme si nous étions persuadés qu'il avait ce pouvoir. Ma femme monte à l'étage voir Mme Bensmail. Jusqu'à présent, j'étais resté en retrait. En vérité, j'étais impressionné et même intimidé. Cela ne m'était pas arrivé depuis très longtemps. Il a remarqué mon hésitation et il m'a convié d'un regard amical à lui parler. J'ai parlé exactement comme les autres de ma douleur, de cette douleur présente, lancinante et du message d'espoir qu'il nous a donné. La langue arabe est magnifique. Douleur et espoir sont constitués des mêmes lettres. Comme l'envers l'une de l'autre. Et alors j'ai voulu lui parler de quelque chose qui me semblait hors de propos m'adressant au père de Djamel. J'avais peur de le choquer et puis j'ai osé. Je lui ai dit que j'avais aussi de la peine, de la compassion pour ces jeunes qui ont commis ce crime abominable. Certes, il fallait que justice soit rendue, Mais nous étions devant un drame total, existentiel, qui nous secouait au fond même de notre identité humaine. Ils étaient si nombreux à avoir commis cet acte ou s'en être rendu complices qu'on ne pouvait l'expliquer seulement par leur esprit criminel et ce crime nous interpellait, donc, tous. C'était peut-être cela aussi qui nous bouleversait tant. Pour quelques moments de folie collective, de conscience humaine altérée, ils ont commis l'irréparable. Puis ils se sont réveillés et maintenant ils ressemblent à tout le monde. Ils se sont réveillés dans un cauchemar mais un cauchemar qui va durer, celui-là, toute une vie. Comment vivre sans espoir. C'est la pire des peines. Si Noureddine hochait la tête en m'écoutant. Il comprenait tout. Mais il n'a rien dit. Il a mis simplement sa main sur mon épaule. J'avais devant moi un homme qui ne connaît pas la haine. Un Juste. J'ai compris à ce moment-là que nous étions venus aussi tous pour nous-mêmes. Pour trouver des raisons de ne pas désespérer de l'être humain. Car il faut trouver des explications à ce crime innommable, à cet acte absurde, insensé, non pas pour lui trouver des circonstances atténuantes, mais au nom de cette conscience d'être que nous avons en commun. Si chacun d'eux a le droit inaliénable d'être défendu, c'est parce qu'il faut défendre l'être humain qu'il y a en chacun d'eux et qui s'est anéanti dans ces moments funestes. Ce même droit qu'ils n'ont pas donné à Djamel, et qui a été justement ce moment où ils ont basculé dans l'inhumain. Au moment des adieux, le père de Djamel nous a dit simplement « Faites très attention sur la route. » |
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