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Jadis, c'est le périmètre
en pavé du marché couvert au lieudit Blass qui
constituait le pôle d'attraction commercial à l'occasion de le la fête de
l'Achoura.
Tout le pourtour était occupé pour la circonstance de stands bien achalandés, selon El Hadj Lachachi Abdesselam, ancien négociant de la rue Kaldoun (El Medress). L'étage supérieur du marché était surtout réservé aux fleuristes et autres fruits exotiques «affichés» par les Sbiâ et les Boudghène Stambouli et autres Européens. Le rez-de-chaussée était occupé par les mandataires (gros) avant de céder la place à d'autres stands dédiés aux poissons. On citera les Abadji, Mesli, Berrezoug, Kerzabi... Juste en face, se trouve la « pêcherie » gérée par les Mahdjoub d'El Eubbad. Le système d'adjudication (concession) était de mise et le droit de place imposé (« el goumrag »). Deux noms émergent dans ce créneau : Charbit (un juif) et Senni (arabe) dit le Boxeur qui fera un émule en la personne de Ba' Yahia. «Un péage» était par ailleurs instauré à Bab Sidi El Baradeï, destiné aux fellahs venant de Aïn El Hout ou Ouzidane. Une ambiance de foire régnait autour du marché : le tissu « transféré » de la Qissaria et la vaisselle (porcelaine) étaient en vogue en cette occasion, des articles prisés par la gente féminine. La fabrication locale du « m'lef » (textile) et le légendaire « haïk » Lachachi (soie), outre les somptueux «hdjoub» (tentures) Benkalfate se distinguait par sa qualité supérieure, sa réputation même en dehors de nos frontières. Tlemcen était à ce titre comme « jumelée » à Cordoue en matière d'artisanat. Le duo El Hadja Zhor A'ma et El Hadja Roqia de R'hiba, Ma' Tabet de la rue Benziane, Fatma de Hart R'ma, Ma' Khadoudja de derb Sidi El Ouzzane, que Dieu aient leur âme, et tant d'autres, ne rataient en aucune circonstance cette tournée « foraine ». Outre le précieux « ghassoul » importé du Maroc, elles raffolaient des peignes «écolos» de Hadj Deqqaq qui les fabriquaient à partir de cornes de boeuf. Les enfants n'étaient pas oubliés puisqu'un « rayon » jouets leur était dédié : « mhed » (petit berceau en bois), « qach blissa » (poupées traditionnelles), «tchentchana» (tambourin avec castagnettes), «qarqab» (sabots)... Le magasin de Nedromi de la rue Kaldoun était très sollicité : z'labia, « bananes » sucrées et « h'rissa » (chamia) chatouillaient les papilles gustatives. Quant au nougat, «el haloua» (confiseries traitées au colorant), les pommes sucrées, elles étaient proposées devant Qahouet nekhla à Bab Sidi Boumediène. Du côté du Mawqaf, un autre parfum, autre que celui des tissus de la Qissaria emplissait l'air : le « bkhour ». Les Deqaq et Seqqat n'y sont pas étrangers. On est au «rayon» cosmétiques traditionnels où le « ghassoul » (en morceau) et le henné (en feuilles et en boîte) sont à l'honneur quoique nargués par la variété de shampoings frelatés exposés. Selon un ancien épicier herboriste, El Hadj Sekkat, il vendait il y a quelques années plus de 50 quintaux de « tfel » en cette journée. De la gargote « Touhami », mitoyenne au cinéma « Le Colisée » de la rue Lamoricière, s'exhalaient les effluves de la h'rira et des boulettes de viande hachée. Les deux gargotes jumelles (anciennes vespasiennes désaffectées) à l'entrée du marché couvert, spécialité poissons frits, tenues par les frères Nini et Hamid (Bessaâd) débordaient de clients alléchés par l'odeur des sardines frites. Ce qui ne manquait pas de donner de l'eau à la bouche aux chalands d'autant que la plupart faisaient carême en cette occasion (neuvième et dixième jour de Moharrem) suivant la Sunna. Qui se souvient de B'Omar Sahraoui de Rhiba qui offrait à cette occasion des morceaux de « karen » (kalentita) aux enfants du quartier ainsi qu'aux passants à titre de « l'chour » (entendez sadaqa) ? A propos de «l'chour» (impôt légal), les Tabet Aouel, Lachachi, Aboura, Bendraâ, des commerçants connus sur la place publique à l'époque, entamaient leur inventaire à partir de Aouel mouharrem. Les négociants juifs «composaient» ce jour-là en faisant même l'aumône. A l'opposé, leurs coreligionnaires démunis profitaient de l'aubaine auprès des musulmans, à l'instar de la soupe populaire (chorba) servie outre-mer durant le Ramadhan où des SDF (de confession non musulmane) viennent s'en sustenter. On raconte à titre d'anecdote qu'un certain « Grippo » qui faisait ostensiblement «l'chour» déclara faillite. Pour camoufler ses déboires commerciaux, il acheta au crédit des sacs de semoule de chez Benzaken pour « s'acquitter » de sa zakat au vu et au su de tout le monde. Mal lui en prit car le grossiste israélite le surprit en flagrant délit de « duperie ». A noter que les « gros » négociants de Tlemcen préféraient baisser leurs rideaux ce jour-là. Inventaire de fin d'année ou « phobie » (de la meute) des mendiants « déchaînés » à la faveur de l'Achoura ? Hadj Lachachi fera état d'une pratique économique islamique en usage chez les commerçants de l'époque qui entamaient leur inventaire à partir de Aouel mouharrem. Ce qui leur permettait de brader leur marchandise afin d'être à jour au jour « J », autrement dit d'être en règle avec l'obligation de la zakat appelée improprement ou abusivement achoura. Une pratique similaire à celle de Fès et autres médinas du Maghreb, selon ce mécène. Quant à la distribution de dons, le travail revenait à la célèbre fondation de bienfaisance « El Kheïreya » située à l'impasse des Grenadiers (Zqaq Er-Roumane) au niveau de l'immeuble Heddam qui, faut-il le noter, ne gérait pas de « soundouq zakat ». Cette association a été créée en 1924 par Si Mohammed Merzouk qui en fut le premier président avant d'être remplacé par Hadj Abdelkader Karadja. Elle était composée du premier cité, Si Abdessalam Bousalah, Dr Benaouda Allel, Si Benali Fekhar, Si Mohammed Kadi... Dans ce sillage, munis de leurs hottes de charité, des bénévoles sillonnaient les quartiers en quête de dons en nature en chantant «Aïcha Mimouna»... Photiadis, le docteur à réputation humaniste, le médecin de famille philanthrope « roumi », de Bab El-Djiad soignait gratuitement les démunis ce jour comme il le faisait pendant le mois de Ramadhan. Il y avait une sorte de solidarité collective pour venir à bout de la précarité qui était la particularité des citoyens d'alors. La fête se déroulait également en «extra-muros» avec les halqat à Bab Sidi Boumédiène où les conteurs déclamaient (« ga'ch'bou ») la geste tragique de Hosseïn, fils de Ali, gendre du Prophète (QSSL)... Les visites au cimetière Sidi Senouci, à Sidi Boumédiène, à Sidi Daoudi ou « chez » les Chorfa de Aïn El Hout. Les zaouïas pour leur part n'affichaient pas de programme particulier à cette occasion, selon un adepte « hebri ». Néanmoins, les célèbres Aïssaouas organisaient à cette occasion leur traditionnelle procession avec étendard vert déployé au son des ghaïtas stridentes; le défilé pittoresque s'ébranlait de Saqaiet Sba' (El Medress) et se dirigeait vers Sidi Boumediène (El Eubad) via Aïn Wazouta et Sidi Boushaq. A l'instar de la tournée, taureau en tête, des membres de la confrérie de Sidi Blel qui annoncent la fête annuelle de la «Dardaba» avec leur musique congrégatoire ponctuée de t'bal (tambours) et karkabou (crotales)... Dans cette effervescence (im)matérielle festive, la petite mosquée Djamaâ Senouci de derb Messoufa et la sereine khalwa Cheïkh Senouci de derb Beni Djemla (El Medress) semblaient se projeter dans une autre dimension, celle-là immatérielle, par rapport à cette giga braderie tumultueuse. Côté culinaire, Ma' Khadoudja Bent Lagha de derb Sidi El Ouazzane et Hadja Mrabet de Fekharine, entre autres, préparaient leur couscous de fête « t'am bel qadid » dont la sauce est rouge, comme le veut la tradition. Ce qadid est à base de viande prélevée de l'Aïd El Kébir. Ne disait-on pas « khlifet laïd achoura » en référence au « meghrès » du mouton qu'on gardait à cet effet ? Pour servir, la maîtresse de maison remplissait de couscous un plat creux (gh'tar), déposait par-dessus le qadid et les légumes tels que pois chiches, fèves et pommes de terre, piments, qu'elle arrosait de sauce. Par rapport au qadid, on faisait sécher ce « quota » de viande, après l'avoir entaillée et salée, dans un endroit sec et à l'abri du soleil. On l'étendait en lambeaux sur des fils étendus dans un coin de la « khzana » jusqu'à l'évaporation totale et l'assèchement des morceaux. Mais le soir, le repas (dîner) était plus copieux (« dakhmat ») : un ragoût genre « m'hamar » garni de viande suivi d'une collation «qa'cha» (tbaq de fruits secs, notamment figues et dattes) comme à Ennayer. Dans les hwaz et badiya (villages), on préparait des ragoûts au poulet. Par rapport aux croyances, sachant que la tradition ancestrale était considérée comme une deuxième religion, cette fête religieuse donnait lieu à des rites qui s'apparentaient à de la superstition et autres mythes. Dans ce contexte, Si Mohammed Baghli, chercheur en legs universel, animateur de la khalwa de Cheïkh Senouci, y évoquera dans un bref exposé une tradition balnéaire « at home » chez les Tlemcéniens. En dépit de l'absence de commodités et de confort (salle de bains), on prenait à cette occasion une douche rituelle, une sorte d'ablution corporelle avec de l'eau de puits (chauffée) suivant la croyance qui dit que ce jour-là, les puits des vieilles maisons seraient directement « connectées » à Bir Zem Zem, notamment celles des sanctuaires de saints. A ce titre, l'eau « bénite » serait celle du puits référence de Sidi Daoudi Ben N'sar feqqaq man hsal (à distinguer de la « baraka » du puits de Sidi Boumediene el m'ghit). Dans ce sillage, les femmes aspergeaient d'eau (on disait « y'zamzmou ») les murs de la maison en guise de bénédiction, selon Cheïkh Hamza Cherif, ex-responsable du bureau de la culture auprès de l'APC de Tlemcen. Par ailleurs, le mythe du fer à cheval utilisé contre le mauvais œil (comme signe anti-maléfique) viendrait des chevaux qui piétinèrent l'imam martyr Husseïn à l'instigation des Omeyyades, selon Cheïkh Aboud, professeur irakien à l'université Abou Bekr Belkaïd de Tlemcen. L'Achoura était aussi célébrée sous le signe de « hajitek majitek » (Il était une fois) ayant trait aux « quissas el an'biya' » (récits prophétiques). A ce titre, dans son livre « Tlemcen dans l'histoire à travers les contes et légendes », Foudil Benabadji fait « parler » (à titre posthume) sa grand-mère Ma' Khiti qui lui racontait les coutumes (chiites) liées à l'Achoura. On pratiquait le « Bou Harouss » (un maléfice qu'on posait dans ou devant la maison de son ennemi), aucun mariage, ni circoncision n'étaient célébrées ce jour-là, les femmes cessaient de s'appliquer du henné et ne devaient pas pousser de youyous de joie, les hommes ne se faisaient ni raser, ni couper les cheveux... Quand l'épouse accouchait au mois de moharrem, le mari était médiocrement content, de même si un animal domestique mettait bas...». A ce propos, Nouria Mederreg Belkherroubi évoque ce jour-là dans son livre «Tlemcen : coutumes et traditions» : « C'est donc aujourd'hui Achoura. Zohra, une paire de ciseaux à la main, coupe une petite mèche de cheveux à Noria et à Houria, puis se retourne vers son mari et lui demande d'acheter un objet de couleur verte et d'éviter d'acheter des olives et un balai. Zohra explique que cette tradition est liée à une superstition qui dit que si on achète un balai ce jour-là, un membre mâle de la famille disparaîtra et que l'objet vert était symbole de prospérité pour l'année à venir, quant aux cheveux, ils pousseront plus vite. Pour Zohra, la tradition ancestrale est une deuxième religion». El Hadja Qissi Bent Dib se remémore ce chant de circonstance, style hawfi, dédié à Achoura : «Loukane djit, m'sab djit, tabba't Fatma wa Zohra, Youm Achoura, ya na'oura...» Autres temps, autres mœurs... |
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