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Le «Hirak», cette révolution «tranquille» du peuple algérien, a
introduit de nouveaux paradigmes dans la science des transitions démocratiques.
Son caractère pacifique et national, ses méthodes innovatrices de mobilisations
et de communications avec le recours aux médias sociaux, la persévérance des
manifestants et leur nombre impressionnant ont fait son originalité.
Nonobstant la destinée de cette révolution, elle marquera sûrement de son empreinte le domaine de la transitologie, en raison de ses deux particularités fondamentales: le peuple, comme acteur central, éclipsant ainsi les acteurs politiques et sociaux traditionnels, et le pacifisme comme moyen d'action. En effet, ce soulèvement révolutionnaire est un exemple singulier de mobilisation collective pacifique. Le mot révolution populaire fait souvent écho à la violence, alors que la révolution « hirakiste » a été synonyme de civilité, de civisme et de ? « classe ». De plus, sur le plan théorique, les études sur la démocratisation ou les travaux sur l?action collective ont souvent négligé le « peuple » au profit des élites et des acteurs politiques. D'ailleurs, les mobilisations collectives sont, au mieux abordées en termes de « masses » (1) ou de « réveil de la société civile ». Par contre, le «Hirak» est l'œuvre d'un peuple, dans sa majorité. Les imposantes manifestations en nombre et en organisation, le comble sans leadership apparent, donnent un sens novateur aux notions de mobilisation collective et de société civile. Deux approches: Processus mené «d'en haut» versus une transition «d'en bas» A côté de ces considérations académiques, le «Hirak» a imposé une dynamique inédite qui a bouleversé l'ordre établi, fissuré l'unité de façade des clans du régime, dévoilé l'ampleur du manque de moralité et d'éthique chez les gouvernants, et mis à nu l'implication de l'argent dans les hautes sphères de l'État et la mainmise des oligarchies sur les centres de décision (State Capture (2)). Le processus de transformation de l'État post-Bouteflika oppose deux acteurs dominants: l'état-major des armées et les manifestants du ?Hirak' avec des conceptions divergentes sur la démarche à suivre pour mettre fin au système défaillant et sur la nature de celui à bâtir. Les généraux algériens privilégient l'approche institutionnaliste qui met l'accent sur le mandat électoral comme solution à la crise multidimensionnelle. Cette approche se heurte à la démarche du «Hirak», qui considère que l'objectif est désormais des changements «structurels» visant une transformation complète du système, pour construire une démocratie dans laquelle règnent une liberté individuelle et associative substantielle, la suprématie civile sur l'armée, la primauté du droit, «la justice horizontale» et la responsabilisation des titulaires de l'autorité. Rejet de la notion de transition et les arguments de la présidence Si le concept de transition est revendiqué par les acteurs politiques et «hirakistes», il suscite un rejet total et sans équivoque de la part de l'état-major des armées, détenteur réel du pouvoir. Au fait, c'est quoi une transition et pourquoi cette aversion envers cette idée? La transition est un processus de dissolution d'un régime politique autoritaire qui débute par le démantèlement de son legs et la mise en place progressive d'un système politique fondé sur de nouveaux principes (multipartisme, élargissement des libertés et des droits humains et autonomie des pouvoirs sans concurrents occultes ou parallèles de fait) avec comme ultime objectif, l'alternance politique démocratique. L'avènement de la démocratie demeure, en principe, le «terminus ad quem» de ce processus. C'est en raison, justement, de ses caractéristiques fondamentales à savoir l'incertitude et la réversibilité, qu'on préfère parler de transition «vers» la démocratie au lieu de l'utilisation du qualificatif « démocratique ». Au fait, la transition est un mécanisme qui contribue surtout à réduire la fluidité des processus de changements politiques et à gérer leur incertitude. Elle n'implique pas « nécessairement la mise entre parenthèses des institutions constitutionnelles en place pour leur substituer des entités sui generis (spéciales) autoproclamées, agissant en dehors de tout cadre juridique et institutionnel (3), comme le soutient l'argumentaire de la présidence algérienne, justifiant le rejet de ce concept de transition. En réalité, les institutions constitutionnelles en place malgré le manque de légitimité de plusieurs d'entre elles, continueraient à œuvrer tant que le nouvel ordre démocratique n'aurait pas pris la relève. La transition n'est pas, non plus un bouleversement qui va balayer toute l'architecture institutionnelle, mais au contraire elle encadrera le démantèlement des entités autoritaires et illégitimes de l'ancien système et facilitera la mise en place de nouvelles normes qui assureront le passage ordonné et consensuel d'un régime autoritaire et corrompu à un autre plus démocratique et légitime. Une telle approche transitionnelle n'a pas, encore moins, comme finalité « à instituer un système de cooptation de ceux qui sont appelés à conduire la transition, dépourvu de toute légitimité, de tout ancrage juridique et qui fonctionnerait sans règles définies et en tous cas en dehors des lois de la République, puisque la Constitution sera gelée (4)». En outre, une assemblée constituante n'est aucunement un « pouvoir de fait, improvisé », mais, au contraire, c'est un pouvoir légitime de droit, démocratiquement élu au suffrage populaire. Les exemples ne manquent pas. En premier, l'Assemblée nationale algérienne constituante a été élue le 20 septembre 1962, au suffrage populaire. De même, concernant, la constituante tunisienne, qui fut l'une des plus importantes revendications du peuple tunisien, a choisi ses représentants lors de l'élection du 23 octobre 2011. Enfin, proposer une démarche constituante, ne signifie pas pour autant «ouvrir la voie à l'anarchie et à l'aventurisme, ainsi qu'aux ingérences de toutes sortes (5) » mais c'est plutôt relancer le processus de construction d'un Etat puisant son autorité de la souveraineté du peuple. Les tenants de cette approche considèrent que le contexte du ?Hirak' offre les conditions inédites pour reprendre en main la construction de l'État « souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » et dans « le respect de toutes les libertés fondamentales » (...), qui fut l'idéal suprême que les pères de la Révolution se sont engagés à réaliser dans la Déclaration du 1er Novembre 1954 et que leurs successeurs ont raté lamentablement. Présidentielles : à posteriori ou à priori « Le dialogue devra, nécessairement, se concentrer sur l'objectif stratégique que constitue l'organisation de l'élection »(6). Les décideurs militaires algériens tiennent mordicus à l'organisation d'une élection présidentielle qui serait, selon eux, la solution «appropriée» à la crise multidimensionnelle qui ne cesse de s'enfler avec ses lots d'imprévisibilités politiques, de dégradations économiques et de déstabilisations sociales. Dans d'autres circonstances, une élection présidentielle, qui est un des procédés de «l'invention démocratique » (7), aurait pu être un facteur de réduction de la fluidité. Cependant, un dialogue qui porte, exclusivement, sur les règles procédurales de l'organisation de ce scrutin, sans une vision globale de la façon de traiter la crise multidimensionnelle, n'est pas un gage de volonté de s'engager dans un processus de changement qualitatif du système algérien. Ce type de dialogue s'apparente à un processus imposé « par le haut » qui n'assurera ni la stabilité future de la gouvernance ni le renforcement de la confiance entre le «Hirak» et les gouvernants. Ainsi, la recomposition de l'ordre politique semble plus ardue et plus incertaine dans la mesure où il n'y a aucun pacte, ni compromis, ni accord entre les différents protagonistes militaires, ?hirakistes', sociaux et politiques comme un préalable aux élections. Dans ces conditions, le président élu, libre de tout engagement ou obligation envers les autres acteurs et se prévalant d'une légitimité électorale populaire, garderait la main haute sur le processus politique post-élections qu'il pourrait mener sous sa bannière partisane et inspiré de son programme politique. Par conséquent, le traitement de la crise politique et la construction d'un système démocratique se trouveraient retardée, dénaturée voire usurpée avec une aggravation de l'incertitude et de la fluidité politique, socio-économique et sécuritaire. À l'inverse, un pacte, fruit de négociations entre les différents acteurs algériens et le pouvoir réel et qui engagerait la responsabilité de l'ensemble des participants dans un processus de démocratisation sincère, faciliterait amplement l'organisation et le déroulement d'élections « fondationnelles »(8) d'un nouvel ordre démocratique. Vertus de la négociation et du pacte N'est-il pas juste que « la base et l'essence de toute démocratie sont le gouvernement par discussion » (9) ? Comme, « la recherche de la coexistence politique pacifique et l'art du compromis ne sont pas des dons innés » (10), la réalité de la crise algérienne incite à une solution négociée et édicte l'opportunité de l'élaboration d'un « pacte » c'est à dire « un accord explicite entre un ensemble défini d'acteurs et tendant à définir les règles gouvernant l'exercice du pouvoir sur la base de la garantie mutuelle des intérêts vitaux de chaque partie » (11). Puisque « l'option en faveur de la démocratie résulte de l'interaction de plusieurs forces [...] la portée précise des décisions à prendre doit être négociée [...] (car) ces décisions comportent des risques importants pour l'avenir » (12). En ce sens, le choix d'un mode de transition (par le haut, par le bas, négocié, octroyé) est fondamental, car il n'est pas seulement l'un des facteurs dont dépend le plus l'avènement d'une démocratie, c'est aussi et surtout l'un de ceux qui contribuent le plus à la consolidation de tel type de démocratie plutôt que d'un autre. Le pacte et la transition négociée restent une solution de l'impasse de la révolution populaire pour le changement. La nature du régime algérien et la réalité socio-historique militent pour une transition négociée. Cette transition « négociée et pactée » a plus de chance de conduire à la démocratie car elle offre plus de garanties formelles, à ceux que le changement effraie et bride les ambitions d'autres, tout en contenant l'impatience et l'empressement de certains autres. En ce sens, le pacte apparaît alors comme un des moyens efficients de réguler de façon « irrationnellement rationnelle » les incertitudes de la transition (13). Il faut s'attendre à ce que le processus de changement opéré « d'en haut », préconisé par les acteurs militaires, comporte des risques de régénérescence du même régime avec de nouveaux profils qui donneraient l'illusion d'un changement alors qu'en réalité ce n'est que des repositionnements des nouveaux détenteurs du pouvoir et leur clientèle. L'alternance au pouvoir s'effectue ainsi entre les membres du centre du système qui se succèdent au gré des alliances et contre-alliances et des circonstances du moment. Les puissants de jadis deviennent des parias et des indésirables le lendemain. C'est pourquoi, ce pacte doit porter sur les institutions qui fixent les règles d'accession au pouvoir et sur la légitimité de l'opposition, à l'exercer en contrepartie des garanties pour les uns et pour les autres. Ce pacte doit être soutenu par une réforme constitutionnelle et institutionnelle qui permettra de réviser les textes juridiques qui ont été adoptés par un parlement corrompu et discrédité, et avec comme objectif la consolidation d'un hyper-présidentialisme omnipotent. Tout processus de changement provoque des résistances de différents formes et pour des motifs variés et intérêts contradictoires. Dans un régime néo-patrimonial, comme celui légué par Bouteflika, et dans lequel le clivage se situe entre les insiders (profiteurs du régime) et outsiders (exclus), un pacte politique entre les différents acteurs serait ardu à obtenir en raison de l'enjeu qui est l'accès à l'État et à ses ressources. Dans le contexte algérien, la solidité et la puissance de ces insiders ont été ébranlées par les luttes entre les clans et la neutralisation et l'emprisonnement de plusieurs de ses membres et clients. Après un flottement durant les premières semaines du ?Hirak', les animateurs de la contre-révolution et les « hardliners » de la « Issaba » (gang), toujours aux commandes du système, se ressaisissent et tentent d'imposer la continuité du système et la persistance des pratiques néo-patrimoniales. Expériences étrangères avec la transition pactée Le choix d'une forme de transition politique n'échappe pas à l'histoire du pays, à la nature de son régime politique et à ses dynamiques sociales. A titre illustratif, les expériences de démocratisation des pays suivants diffèrent l'une de l'autre, mais qui se partagent néanmoins un facteur commun : l'organisation d'élections libres après la négociation et l'élaboration d'un pacte qui a assuré le passage d'un régime autoritaire vers la démocratie. Pologne: Pacte de Koniecpolski avant les élections Ironie de l'histoire, c'est dans le même palais Koniecpolski où fut signé le Pacte de Varsovie que les accords de la Table ronde, définissant le fonctionnement futur de l'État libéral et les modalités d'organisation des premières élections libres polonaises ont été approuvées, marquant ainsi la fin du « socialisme réel ». Ces accords du 5 avril 1989 suivis, deux mois plus tard, par des élections pluralistes ont provoqué des bouleversements historiques dans la sphère du bloc soviétique. La contagion a été rapide touchant les régimes socialistes voisins notamment la Tchécoslovaquie avec sa Révolution de Velours. Un autre exemple de transition pacifique et douce. Uruguay: Pact of the Naval Club Le Pact of the Naval Club est un autre exemple de la conclusion d'une entente, le 3 août 1984, entre les chefs de l'armée uruguayenne et une majorité de l'opposition politique, afin de transférer le pouvoir des mains des militaires à des civils démocratiquement élus et l'organisation d'élections générales, en novembre 1984. Les négociations ont permis de déterminer définitivement le rôle et la place de l'armée dans les institutions de l'État. L'armée a accepté de céder au futur président le pouvoir de nomination des commandants en chef, en contrepartie d'importantes garanties accordées à la junte militaire sur d'éventuels procès pour violation des droits humaines. Espagne: «Ruptura pactada» La transition espagnole est souvent citée comme modèle de transition (14) voire une transition modèle (15) en raison de la place et de l'importance de la négociation dans son processus. Grâce à la coopération entre, le Roi, les élites du régime franciste et les leaders de l'opposition populaire, regroupés dans une coalition politique, la Coordination démocratique ou « Platajunta », union de la Plataforma de Coordinación Democrática et de la Junta Democrática, qu'un cadre constitutionnel et institutionnel a été élaboré. La loi « Ley para la reforma politica », approuvée par le parlement, le 16 novembre 1976, démantèle définitivement l'appareil franquiste pour l'établissement d'un Etat démocratique, axé sur la primauté du droit en tant qu'émanation de la volonté souveraine du peuple. L'accord, « Pactos de la Moncloa », signé le 25 octobre 1977, au palais du même nom visait à assurer une transition sereine vers un système démocratique et un programme d'assainissement et de réforme de l'économie anti-inflation. En somme, l'adoption de ces accords, d'une constitution pluraliste ainsi qu'une assemblée constituante, marquent durablement la construction de la démocratie, en Espagne. Conclusion: Rien n'est acquis Ces quelques expériences démontrent que la négociation est un préalable avant d'entamer un processus électoral. D'autre part, la conclusion d'un pacte est un gage de contrôle de fluidité. La combinaison de ces éléments (négociation + pacte) est un facteur d'atténuation de risques d'échec d'une transition vers la démocratie et qui influence, à moyen terme, la consolidation du processus de démocratisation. En effet, la démocratisation qui est un phénomène fragile dépend énormément du type de transition adoptée car il conditionne le succès ou l'échec de l'expérience. De plus, le moment démocratique est un moment ouvert et « irrésolu » et la démocratie des « sociétés transitionnelles » est doublement incertaine dans son processus et dans son résultat. Le processus est réversible et le résultat peut ne pas se traduire automatiquement par un régime démocratique mais par une autre forme d'autoritarisme ou de chaos. C'est pourquoi les acteurs militaires, politiques, sociaux et ?hirakistes' doivent prendre en compte les éléments d'incertitude et de la rationalité politique en les incluant dans leurs postures stratégiques. Car, les processus de changement politique « obligent à naviguer sur des mers mal connues, mal cartographiées, remplies de dangereux récifs. L'utilisation droite des instruments aide assurément, mais sans garantir la fin heureuse du voyage (17) ». En un mot, rien n'est acquis et tout est à acquérir! *Énarque, Politologue Ottawa |
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