Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Les signes agités
du chapeau traduisaient certainement une nouvelle de bon augure, qui ne
pourrait être que la présence d'un camion en partance. J'accours comme sprinter
de fond en vue d'une coupe aux olympiades. Effectivement, le chauffeur accepte
notre compagnie pour une poignée de francs CFA. Le douanier lui rectifia en
dinars et à la fin de l'étape, c'est-à-dire à Gao, point d'une autre
civilisation Manding.
Le départ est fixé à la fin du contrôle frontalier. Juste le temps de démonter notre habitacle, de ramasser le tout dans le sac et nous voici relégués à l'arrière-plan du camion avec la cargaison de dattes. - Il y a un sac ouvert plein de dattes, c'est la provision de route, vous pouvez y puiser jusqu'à satiété. - C'est de l'inclusif ? - Exactement, voyage, dattes, paysages, sable, crevaisons, tout est inclus. - Rafraichissement ? - Vous avez la «guerba» (outre en peau de chèvre) suspendue à l'arrière au goût du nectar de goudron, mouches non incluses. - Merci des informations Les secousses vont nous faire trépigner à longueur du temps de navigation hauturière en plein désert. C'est vrai la piste va sillonner tout le long de la Majabat el Koubra au nord du mali. Un territoire bien connu de Théodore Monod, ce vieillard féru et abreuvé du désert. S'il est devenu l'incontournable connaisseur du désert et du Musée de l'Homme de Paris, c'est qu'à plus de 90 ans, il sillonnait l'espace désertique avec des étapes de plus de 400 km/jour. Il y allait sable à sable, convertissant les mirages en dunes érotiques. La volupté de caresser ces majestés de particules par ses sandales en caoutchouc faisait de lui le roi du désert. Il bruissait dans le désert un air inconnu. Il interpellait Ibn Batouta comme «son collègue» de la maisonnée du désert. Foin d'arguties, la piste nous fait miroiter toutes les facettes du désert à travers un écran géant d'une nature violente avec un début de vent de sable. Alors la morale frise l'échelle de la décrépitude à son ultime degré. Tout se confond dans la nature : le sable devient maître des cieux et de la terre. La silice en particules devient envahissante : les yeux, les dents, les dattes à l'intérieur du sac de provisions sont malmenés. La vie en rose sur un plateau de camion ! Ancrés comme des scorpions, nous subissons le trémoussement du camion évoluant dans un désert nimbé. Le désert se lave de vent. Les ergs alentours s'accroupissent en majesté. Commence un défilé d'une succession poignante de tableaux dignes d'eugène Delacroix. Le projecteur soleil se braque sur une variété de paysage. Le chauffeur s'arrête pour une pause santé. Je profite pour l'interpeller. - C'est encore loin ? - Nous n'avons même pas grignoté le bout - Le camion va tenir ? Sa mécanique est bonne ? - Je l'ai acheté au Nigéria, monté par Berliet. Allez, en route. Chacun regagne ses pénates. Le camion s'ébranle plein sud. Le défilé exotique continu. Le vent se calme. Le soleil continu à darder. La vitesse joue le rôle de climatiseur avec des sursauts éreintants. Mortifié, au bout de la journée, arrêt complet. - Nous allons nous sustenter et bivouaquer. Nous sommes à quelques encablures de la frontière malienne, nous déclare le chauffeur. Nous allons faire du feu et s'approprier d'un bon plat de spaghetti. - Le tout bien arrosé d'eau goudronneuse ! - Oh, que non ! Du Hamoud Boualem bien gazeuse ! On choisit un coin un peu à l'écart pour dresser notre coin. - Ce soir, féérie des étoiles filantes. Tu n'as qu'à lever tes phares vers le firmament, dis-je à ma compagne. - Sur la voix lactée ? - Partout sur l'écran géant. «Un opéra fabuleux», comme disait Rimbaud. Bivouaquer, éclairer par un feu de bois, et danser aux lueurs de la lune, tout en convoitant les biscuits aux spaghettis, c'est louer la sobriété heureuse de Pierre Rabhi. Un bonheur sous contrôle des étoiles. Le chauffeur, un peu philisophe sur les bords, nous pose diverses questions sur la vie, pour nous lancer une devinette : savez-vous ce que deviendra le désert sous un régime socialiste avancé ? - Un complexe d'autoroute programmé !!!, plein de brigades. - Non, en cinquante années de gestion : une ZPS, une zone de pénurie de sable !!! - Si Houari Boumedienne t'entend, il se retournera dans sa tombe. Trêve de gaudrioles. C'est l'heure de la marée montante de la bêtise. N'empêche qu'il a lézardé le banal. Allez, un tantinet de thé pour clore le registre. - Au registre, c'est l'expérience du vide. A l'aube, le moteur ronronne, les bagages sont pliés et arrimés, le feu crépite pour le café du matin sans croissants, ni tambours ni trompettes. Aux abords du poste malien de Tessalit, un ancien fort français auquel conduisent une centaine de marches assez rudes. Elles vous puisent les dernières énergies. Un officier vous cueille sans transition de bienvenue : - Vos passeports et les papiers du véhicule. Vous transportez quoi ? Des dattes. - Vous avez prévu le passage en douane ? - Bien sûr avec un supplément, j'ai l'habitude chef : répond savamment le chauffeur. Non seulement il lui remet la paperasse mais aussi un gros carton de datte et de lait en poudre «Lahda». Tampons, illico presto, et nous voilà libérés aussitôt, traînant les sous-fifres pour un supplément de bakchich. La vue d'en haut de ce fort est surprenante, elle embrasse tout un vaste espace alentour : «A l'Ouest vous avez le Kidal, qui avec les monts e Hambori sont les plus élevés au Mali, plus loin ce sont les fameuses mines de sel du Taoudéni», m'explique le douanier qui nous accompagne au camion pour la vérification de la cargaison. - Est-ce qu'on peut y aller ? - Non, c'est zone militaire. Avant, il y avait une prison pour les politiciens insoumis. - Chez nous on dit «appelés à d'autres fonctions». Fin de discussion, verrouillage complet. A l'étranger quand la politique s'y mêle, il faut se retirer sur la pointe des pieds sinon tu risques des vacances plus corsées. Je préfère «mon thé au sahara» de Fromentin que la réalité brûlante du «salaire de la peur». Le chauffeur klaxonne, c'est le départ, la journée va être rude jusqu'à Gao avec quelques escales pour la livraison de marchandises. Il faut d'abord franchir le mauvais passage de la Marcouba, un couloir en côte sablonneuse très étroit, long de 8 km, bordé de broussaille imposante. Si un autre camion vient en sens inverse, c'est la grande gymanstique, se faire un espace à la pelle parmi les ronces et les arbustes pour garer et céder le passage. Sinon, la piste sur Gao est bien animée, nous croisions de nombreux camions et Land Rover. Une seule voiture de tourisme nous dépassa à vive allure, nous laissant mordre la poussière, le matricule était belge. Comme les frites. La route de l'évasion s'étirait, elle nous offrait une grissaille d'un délice exotique. A l'arrêt d'un puits où plusieurs camions s'alimentent, c'est la course aux nouvelles à plusieurs kilomètres à la ronde, c'est la station de l'information orale non contrôlée. Tout y va : de l'informel des qu'en-dira-t-on à la réalité de la piste avec ses incidents, ses pannes et ses réjouissances. - «Un bol de rire vaut un million», me lance le chauffeur. - En as-tu besoin ? - Tu sais qu'un homme qui rit ne chope pas le cancer !! Je pense à nos walis et nos ministres qui sont mis en réserve. Le coup est rude - Alors il faut traquer le rire avec une belle disposition et laisser les vents danser dans le firmament. - Qu'à cela ne tienne, traquons le rire autant que faire se peut ! Saturés de nouvelles, les camions tentent de se créer leur propre piste pour échapper aux nids de chameaux et aux papotages sahariens. Le contact avec la réalité reprend le dessus d'une façon la plus chaotique, nous, en deuxième classe dont le confort ballotte avec les suspensions d'un terrain le plus capricieux. Souvent nous sommes soulevés au-dessus de nos balluchons, malmenant reins et caboches. Le graisseur et un autre passager logés sous la même enseigne se tortillent. Le camion roule, défiant une nature hostile à plus d'un titre. Il défie monticules, dunettes et crevasses. Les ressorts sont coriaces autant que nos têtes. En reprenant la vitesse, on devine l'approche d'un minuscule village de quelques baraques en bordure de la piste. - Tout le monde à terre, le temps de la livraison et un verre de thé, crie le chauffeur pour le poulailler. C'est vrai qu'une partie de l'arche de noé nous accompagne (chèvres, poules, etc.) On s'éxécute, sautant la haute barrière pour relaxer nos muscles et déguster la saveur d'un thé. Et comme veut la coutume, on passe par les trois verres obligatoires dont un est amer comme la mort et le dernier doux comme l'amour? Revigorés, requinqués, on reprend nos places pour une longue et dernière étape. Chapi, la seule femme à tribord, cède au sommeil et sa tête balance au rythme des dénivellations. A l'approche de l'obscurité, le chauffeur bifurqua loin de la piste pour la soirée. J'installe mon camp à quelques jets de pierres sur une pointe d'élévation. La couleur bleu foncé de la tente suggère un aspect de camping de colonie de vacance, elle tranche sur la couleur ocre du paysage. Au début de la soirée, les étoiles filantes font florès. La voûte céleste offre un spectacle subjuguant. C'est l'extase de la vision. La voie lactée si nette délimite le ciel en un vaste tableau panoramique, tout l'univers est gratuitement offert, la ligne d'horizon se découpe nettement laissant deviner une terre incurvée. L'infinitésimal de quelques lucioles s'y mêle pour compléter le décor. On peut rêver encore face au ciel, croyant saisir une parcelle de bonheur dans un monde de silence et de gigantisme cosmique. Bien malin qui peut déchiffer le vaste écheveau de toutes les galaxies. Je me contente de localiser l'étoile et je suspends ce festival pour rejoindre le groupe et assouvrir la panse. Le rideau tombe sur la réalité. Les éternels spaghettis soulagent la faim. - Il n'y a plus de pain ? - Non, il n'y a que des biscuits, tu peux changer de resto, tu auras une entrée et un dessert - Le désert sans dessert suffit L'aurore épanche ses nuances sur l'ocre du sable. Le bruit de la découpe du bois à la hâche donne le signal du réveil. Le chauffeur dégonfle les pneus, il se prépare pour la montée de la Marcouda, ce passage difficile. - Nous passons par bidon V, connaissez-vous son histoire ? - Vaguement - C'était deux Français partis au Mali au début du siècle, qui pour assurer leur retour ont dissimulé cinq bidons d'eau dans le sable en joignant un repaire. Maintenant c'est devenu un campement nomade avec café à géométrie variable. A chaque année, il change de look. - Le graisseur s'active pour servir le thé, il est savoureux, y compris les minuscles grains de sable qui grincent sous les molaires. «C'est le désert qui rentre», dis-je à mon amie Chapi. La récréation est terminée, on reprend la piste plein sud. Le camion se démène comme il peut, il vrombit en côte, sursaute sur les nids de chameau et se soulage sur les nappes de fech-fech. A plusieurs reprises, le chauffeur quitte la piste pour une autre plus clémente, il est habitué pour deviner le terrain. C'est un ancien. Anefis, petit village malien sur l'axe principal de Gao. La civilisation pointe son nez à travers la présence de certaines denrées de l'unique épicerie ou plutôt bazar. Sur ses étals, un régal d'articles qui vont de la brosse à dent, du thermos, aux petits biscuits alléchants, il rappelle les magasins des films «western». Il ne manque que les pistolets et les carabines pour se croire au Texas, déclare Chapi. - Moins le chameau, le thé, le chèche, le scorpion et le tam-tam bendir. Aguelhok est atteint vers 15 heures, notre chauffeur part à la recherche d'éventuels clients. S'il peut liquider sa marchandise ici, il échappera aux taxes du grand marché de Gao. Devant la boutique d'un tailleur sur une natte à même le sol, on est invité à une halte palabre. En un clin d'œil, des petits enfants nous assaillent. Ils sont attirés par la casquette sophistiquée de Chapi. Le vieux tente de les chasser mais en vain, ils collent comme les mouches sur un pot de miel. L'ambiance est toujours bon enfant en Afrique. |
|