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(A propos du dernier recueil
poétique, Les Persévérants, de Brahim Hadj Slimane)
Le langage est une disposition naturelle que seule la vie sociale permet de faire éclore et dont les potentialités sont quasiment infinies. C'est dans l'accaparement des mots et de leurs croisements que nous, humains, parvenons à atteindre ces potentialités créatives. Mais que font les mots, précisément ? Beaucoup pensent qu'ils représentent les choses de ce monde. Mais si tel était le cas, pourquoi serions-nous dotés de cette bénédiction divine qu'est la parole ? Serions-nous des êtres doués d'une faculté de communication verbale qui se contenteraient de listes de mots pour dire le monde et se dire au monde, en même temps ? Ne serions-nous pas plutôt une espèce qui, pour se dire au monde, recourt au langage via ces moyens de manifestation que sont les langues ? Les langues sont donc des moyens d'accès au langage ; cet apanage «miraculeux» distinctif de notre espèce. Les langues, plurielles et multiformes, servent d'objectivation aux profondeurs expressives que nos esprits concoctent en permanence. Le lieu de nos pensées, de nos conceptualisations, de nos montages des sens multidimensionnels est -Dieu merci- distinct de ceux leur expression. Je dis «ceux» car, outre les moyens que nous offre la langue, il y a les gestes, les regards, les mouvements corporels, les moyens plastiques divers, le chant, la musique, etc. On le voit, la personne humaine n'est jamais en panne de moyens de communiquer son «monde intérieur», ses pensées, ses angoisses, ses heurs et malheurs. C'est partant de ces prémisses que je voudrais interroger le fonctionnement de la poésie, profitant de ma lecture de Les Persévérants de Brahim Hadj Slimane (BHS), recueil ponctué d'illustrations signées Abdelaziz Zodmi et Denis Martinez, édité à Alger en 2017. De ma pratique de linguiste, je n'interviens que très rarement pour évaluer des œuvres littéraires et poétiques -je considère que cette tâche revient aux littéraires- bien que j'en sois à la fois bon lecteur et assidu utilisateur de leurs corpus. Cette création de BHS m'a inspiré de nombreuses réactions que je voudrais, en partie, vous livrer. Ce recueil vous frappe d'abord par sa forme : récits continus, personnages traversants, temporalité suspendue, une subjectivité émergente sans parvenir à se réaliser, une Algérie qui se recherche. Le ton et les images auxquels BHS recourt ne sont pas communs ; c'est presque comme si l'auteur voulait arracher sa poésie à l'infinie reproduction de quatrains sans âme. Nous avons le plaisir de goûter à la poésie d'un «goual» assoiffé de métaphores pour dire un réel qui, tel le mercure, est bel et bien visible mais fuyant. L'auteur se cherche dans une mémoire qui s'agrippe à des lieux et à des personnages qui font écho à d'autres lieux et d'autres personnages au sein d'une temporalité en toile d'araignée où toutes les parties qui la composent sont filées et joignables. Il y aurait beaucoup à dire sur cette écriture enveloppante et furtive où le sujet parlant se dit en miroir déformant. Car c'est de ce procédé d'écriture que la toile poétique de BHS se file et se faufile pour enfiler ses mots-perles et produire des ornements où notre mémoire de lecteur se reflète. Là est sa magie ! Il est vrai que la poésie se ressent car elle est soit inspiratrice -par résonances internes-, soit mystérieuse. Elle invite donc à un voyage (c'est-à-dire à un aller et un retour). Celui auquel ce recueil nous invite est à la fois initiatique -dans le sens que lui attribuent certaines traditions rituelles propres à l'Andalousie et au Maghreb- et mnémonique -il interpelle les refoulés de l'histoire récente. En le dégustant, je me rendais compte que ce voyage est salutaire d'abord pour l'auteur lui-même, mais pour les lecteurs qui ont connu cette Algérie indépendante qui plonge dans sa transition historique de quête d'identités. Cette question identitaire traverse le recueil à travers les personnages, bien sûr, mais aussi à travers les périodes convoquées. Le saint-patron de la ville d'Oran (Sidi El-Houari) y tient une place prépondérante ; mais bien d'autres sources d'inspiration sont convoquées. Outre Sidi Boumediene, BHS semble privilégier les poètes et les artistes de renommées diverses: Sidi Abderrahmane el-Mejdoub ; Sidi Lakhdar Bekhlouf ; Mostefa Benbrahim ; Cheikh Hamada ; Cheikh El Khaldi ; Cheikh el Madani ; Cheb Khaled (Negro) ; Ahmed Saber ; Cheikh Redouane. Le personnage de Bakhta, immortalisé par l'écriture poétique de El Khaldi et les supports vocaux de Blaoui El Houari puis de Khaled, est omniprésent dans ce recueil. Un peu comme si BHS voulait la sortir d'une mode musicale pour l'installer comme mythe fondateur de cette Algérie en voie d'accouchement -avec souffrances- d'une vie de liberté et d'épanouissement national et démocratique. Je retiendrai, pour une première lecture, l'ingéniosité de BHS de convoquer au fil d'une même métaphore qu'est Bakhta, hommes de religion, poètes et artistes. Un peu comme s'il voulait écrire sa propre histoire de cette Algérie qui lui colle tant à la peau. Et il n'a pas tort de convoquer les ressources poétiques pour y parvenir. En effet, la poésie ressemble par bien des aspects à l'écriture musicale ou cinématographique. La langue offre des mots, certes, mais ils ne laissent paraître que ce que le fil conducteur du texte en fait. Les mots en poésie ne sont que prétexte à accéder à des univers de sens et de sensibilités ; ils servent de repères culturels pour permettre à la subjectivité de s'épanouir en se frayant un chemin dans les sens. Bien nombreux sont les lecteurs qui se délecteront en y plongeant -et l'été est fabuleux pour ce type d'expériences (je veux dire le plongeon dans l'eau et le plongeon dans la poésie). En tout cas, BHS traverse le temps, les espaces et les biographies dans une quête persévérante de?lui-même et de nous-mêmes à travers lui. * Linguiste |
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