Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Tout a été écrit sur l'affaire
du burkini, nous ne reviendrons pas sur le fond du
litige, que le lecteur se rassure. C'est une tout autre question qui sera
évoquée, celle de l'autorité bafouée des juridictions administratives que cette
affaire aura mis en lumière. Si la décision du Conseil d'État fait dorénavant
jurisprudence pour les tribunaux administratifs qui doivent s'y soumettre,
certains maires
et personnalités politiques ne semblent pas la respecter. L'explication d'une telle attitude est aussi bien dans la particularité du droit administratif, contestable et contesté dans son histoire comme dans son statut, que dans le droit lui-même. Au lendemain de la décision du Conseil d'État qui invalide les arrêtés municipaux rendant le burkini dangereux pour l'ordre public, un certain nombre de maires ont décidé de maintenir leur projet d'interdiction. La majorité des hommes politiques de droite et, au premier rang de ceux de la gauche, le Premier ministre, critiquent ouvertement la décision et soutiennent les maires, directement ou indirectement. Cette fronde, tout à fait scandaleuse pour des élus au regard d'une décision de la plus haute juridiction administrative du pays, semble incroyable. Alors que les citoyens sont poursuivis et condamnés pour la moindre infraction aux règles du code de la route, des élus de la république dévoilent clairement leur intention d'être hors la loi. La position est choquante et ne peut être acceptée quel que soit notre positionnement sur le fond de l'affaire du burkini. La France a choisi un système de règlement des litiges administratifs dont elle récolte aujourd'hui les inconvénients majeurs et qui explique en grande partie le peu de respect que les hommes politiques et les citoyens ont à l'égard des tribunaux administratifs. Essayons de développer une analyse juridique et historique qui donnera une grille de lecture de nature à éclairer partiellement les raisons du phénomène. Les tribunaux de l'ordre administratif, une justice d'exception L'organisation du système judiciaire en France, dont l'Algérie a hérité dans ses grandes lignes (en la plaquant sur une dictature militaire), est composée de deux grands groupes que sont l'ordre judiciaire et l'ordre administratif. A leurs côtés se trouvent un certain nombre de «juridictions spécialisées», indépendantes de ces deux ordres, comme le Conseil des prud'hommes, le tribunal de commerce et quelques autres. L'ordre judiciaire concerne les litiges entre les personnes physiques et morales non publiques (entreprises, associations..) alors que l'ordre administratif a pour compétence ceux nés entre les précédentes personnes citées et une entité publique. Ainsi, les tribunaux de l'ordre administratif ont compétence à traiter des recours contre les arrêtés des maires, notre point de départ à propos du burkini. Cette précision permet de planter le décor même si le lecteur en a largement la connaissance. Lorsque le Président François Mitterrand a décidé de la dissolution des tribunaux militaires, son discours fut de fustiger la «justice d'exception», incompatible avec un État de droit moderne. La chose fut entendue et n'a plus jamais souffert d'aucune critique car les tribunaux militaires rappellent aux citoyens les heures sombres des tribunaux d'exception de Vichy et même de la république puisqu'ils constituaient une part de la justice républicaine. Dans cette réflexion nous excluons le cas de l'exception hors de tout régime démocratique car il s'agit d'accidents de l'histoire et ne saurait être confondu avec notre propos. Mais la conscience collective a du mal à ne pas lier les deux, ce qui est une partie du problème. Cette notion de «tribunaux d'exception» a donc disparu du langage des citoyens et des journalistes. On avait oublié que la justice française restait encore fondamentalement imprégnée de juridictions d'exception dont on a refusé d'attribuer un adjectif qui renvoie à une anomalie détestable. Et c'est bien là le souci car l'ordre administratif est bien une justice d'exception, ce qu'il faut maintenant expliquer. La justice d'exception peut se définir par deux caractères. Le premier est le champ de compétence qui affecte aux litiges des tribunaux autres que ceux du «droit commun». Comme nous l'avions précisé plus haut, l'ordre administratif n'est pas le droit commun, c'est-à-dire celui qui oppose les citoyens et les regroupements de citoyens (sociétés, associations). Certains disent «la justice normale et habituelle», ce qui n'a aucune consistance juridique mais correspond à une image correcte. Le second caractère est le statut des juges qui ne sont pas des magistrats comme ceux qui siègent dans l'ordre judiciaire. C'est là un point fondamental sur lequel nous reviendrons pour expliquer la suspicion et la position instable de ces juridictions quant à la réception de leur décision par le public et les hommes politiques. Une croyance tenace mais erronée Exprimons immédiatement une opposition à une vieille croyance, aussi tenace que les copies des étudiants qui en font référence constamment. C'est une vieille idée que même les cours en amphithéâtre dans les universités de droit n'arrivent pas à corriger. Les tribunaux administratifs français sont considérés comme une spécificité circonscrite au système judiciaire français. Rien n'est plus faux et même la Grande-Bretagne, qui fut un temps le contre-exemple absolu, a vu son système se rapprocher progressivement de celui des autres. Seules quelques rares exceptions en Europe excluent une justice spécifique dans le domaine des décisions de l'autorité administrative. En fait, cette idée incrustée vient d'une mauvaise interprétation. Ce qui est vrai est que le système français est le plus caricatural dans la spécificité d'un droit administratif historiquement inventé et placé entre les mains du souverain puis des républiques successives. Cette structure fut si profondément inféodée au pouvoir central qu'on suspecte qu'elle le soit encore, ce qui n'est pas exactement la vérité. C'est la raison pour laquelle même les professeurs de droit continuent à dire cette contre-vérité qui fait du système français un cas unique en Europe, un abus de langage plus qu'une erreur car ils veulent probablement forcer le trait en le disant. La tâche leur est facilitée car qui est de mauvaise naissance aux yeux de la société ne sera jamais en odeur de sainteté auprès d'elle, même au prix de preuves de la pureté des actes de l'incriminé. L'histoire des tribunaux administratifs Le grand principe de la séparation des pouvoirs évoqué par Montesquieu puis institué comme principe intangible du droit n'a d'existence parfaite que dans les traités de droit. En réalité, surtout pour ce qui concerne les affaires de l'État, le souverain avait la mainmise absolue sur une justice qui ne s'en donnait que l'apparence. D'ailleurs, la sémantique utilisée pour les décrets royaux brouillait davantage la bonne compréhension puisqu'ils étaient mis en œuvre et contrôlés dans l'ancien régime par ce qu'on appelait les «Parlements». De fait, l'autorité du Roi ne pouvait être contestée par personne et la justice suivait. C'est encore plus clairement exprimé à la révolution, ce qui est paradoxal. Ce sont les lois des 16 et 24 août 1790 et décret du 16 fructidor an III qui instituèrent l'interdiction aux juges de traiter des affaires administratives. Ainsi a été consacrée la séparation des affaires administratives et judiciaires. Les litiges avec l'administration ne pouvaient être évoqués par les citoyens que par un recours auprès du ministre. Celui-ci était donc juge et partie puisqu'il représentait l'autorité administrative. Il faut attendre 1799 et 1800 pour que la Constitution de l'an VIII crée le Conseil d'État. S'en est suivi la loi du 28 pluviôse qui institua les conseils de Préfecture, compétents dans certains domaines spécifiques au niveau des départements. Mais le Conseil d'État n'avait qu'un rôle consultatif auprès du chef de l'État. On a appelé ce système la «justice retenue». Pour en arriver enfin à la «justice déléguée», il faut attendre la loi du 24 mai 1872 qui permet au juge administratif de décider sans l'intervention du pouvoir exécutif. Puis c'est enfin deux décisions du Conseil constitutionnel, en 1980 puis en 1987, que la valeur constitutionnelle de la juridiction administrative est reconnue. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 introduit définitivement ce sacre dans l'article 65 du texte suprême. On le voit bien, c'est un long et laborieux chemin qu'il a fallu parcourir pour que l'État accorde une certaine indépendance au juge administratif. Elle restera pourtant toujours suspecte, pour les raisons déjà invoquées et, surtout, par le statut des juges. Dans l'affaire du burkini, celui qui était en charge de la présidence était un ancien collaborateur du monde politique et avait navigué dans de nombreux cabinets ministériels de la gauche, y compris dans celui d'un ancien Premier ministre. L'ordre administratif souffre de cette mauvaise réputation qu'il ne mérite pas mais comment empêcher la critique devant de telles anomalies au droit commun ? Nous trouvons à l'heure actuelle une multitude de juridictions spécialisées dans l'ordre administratif comme la Cour des comptes et leurs ramifications régionales. Toutes ces juridictions prêtent le flanc à la même critique car des fonctionnaires siègent pour juger de l'efficacité ou de la conformité des administrations au bon droit et à la bonne gestion. Tout cela n'est pas pour arranger le mauvais crédit et la suspicion envers elles. Même le bon droit est fragilisé Si nous revenons à cette affaire du burkini, les membres du Conseil d'État qui ont pris la décision ont été d'une remarquable fidélité au droit, dans sa lettre comme dans son esprit. Dans l'un de leurs attendus, ils taclent sévèrement les décrets et la décision de première instance des juges administratifs en proclamant qu'il s'agit d'un manquement grave aux libertés fondamentales. Ils ont rappelé que le libre choix vestimentaire dans un lieu public était une garantie du Droit et que l'argument de «trouble à l'ordre public» devait être circonstancié par des éléments objectifs et probants. C'est bien la preuve que l'existence de tribunaux d'exception n'est pas en soi synonyme de dérive des principes du droit. Le Conseil d'État a toujours été un instrument très performant de frein à des dérives et constitue un outil efficace pour le respect des droits fondamentaux des citoyens. C'est hélas le mode de désignation de ses juges qui rend toujours suspect leur décision que l'on pensera être inféodée au pouvoir exécutif. C'est la raison pour laquelle il faut en permanence dénoncer, ou tout au moins encadrer très sérieusement les juridictions qui s'éloignent du droit commun sans pour autant les supprimer entièrement lorsqu'elles sont justifiées. La même suspicion existe pour le Conseil des prud'hommes où les juges sont élus, moitié par un collège de salariés et pour l'autre moitié par un collège de chefs d'entreprises. Mais le risque le plus imminent de dissolution est celui qui pèse sur les tribunaux de commerce où les affaires se jugent par les pairs de la profession. Ces dernières décennies, les scandales se sont succédé pour mettre à mal leur réputation. Pour forcer le trait avec une exagération qui n'est qu'humour, on dirait que c'est comme si on confiait aux virtuoses de la double facturation, des fausses factures et autres gestion offshore des comptes, le soin de rendre justice dans des affaires portant sur l'éthique de la bonne concurrence. Et pourtant, répétons-le, ces juges ne sont pas plus inféodés ou corrompus que ceux du système judiciaire du droit commun. La justice est humaine et tout est force de conviction et de moralité individuelle. Mais rien à faire, si le choix du système est mauvais, tout sera suspecté. Prenons un exemple, on a beau faire confiance, au fond de nous-mêmes, à la moralité individuelle des juges et de leur indépendance, si le système politique est une dictature militaire, il y a peu de chance que nous gardions cette confiance lorsque la décision du juge nous est contraire ou ne nous plaît pas si nous ne sommes pas partie prenante. Voila pourquoi les systèmes d'exception sont peu crédibles et respectés, parfois à tort. Le droit lui-même prête le flanc Finalement, même avec toutes les précautions pour bien équilibrer un système judiciaire, il restera toujours le problème des actes publics. Leur champ d'intervention relève du bien et de la protection publique. Tant que ces textes traitent de problèmes mineurs qui ne font pas de remous politiques ou qui n'ont pas une conséquence nationale grave qui heurte, la jurisprudence du Conseil d'État est globalement acceptée. Mais souvent, les sujets publics sont de nature à cliver et entraîner des passions politiques. Cela est normal car c'est la vocation des dirigeants de s'occuper des affaires publiques. La constitution place la souveraineté du peuple au sommet des pouvoirs institués et transmets ainsi ce pouvoir à ses représentants. Ce haut principe fait de la loi la norme la plus élevée, juste en dessous de la constitution. Ainsi le personnel politique est toujours tenté de légitimer sa critique en brandissant l'arme de la loi qui annule définitivement la décision jurisprudentielle gênante. Ce ne serait là que la manifestation logique d'une démocratie représentative mais l'ennui est qu'elle décrédibilise les décisions judiciaires en les menaçant sans cesse de mettre fin à leurs interprétations, ce qui est pourtant leur rôle. Au final, le problème se résume à une joute sans fin dans des législations de circonstance. A chaque fois, on fait un pas supplémentaire dans l'interdiction et on promet qu'on ne peut aller plus loin. Le foulard en classe, puis la burka dans les lieux publics et aujourd'hui le burkini sur les plages publiques. Le manque de courage politique à trancher globalement et une fois pour toutes, dans un sens ou dans un autre, renvoie aux tribunaux administratifs la dure conséquence d'être en première ligne. Le destin des juridictions administratives les condamne donc à être éternellement suspectées de soumission au pouvoir politique et, en même temps, d'être la cible de tous les reproches, des uns comme des autres, en fonction des intérêts et des opinions de ceux qui portent la critique. L'équilibre parfait ne sera probablement jamais trouvé mais c'est ainsi que va la justice administrative. Et ce n'est certainement pas en multipliant des dérogations aux règles du droit commun qu'on y parvient, c'est la seule certitude que nous pouvons avoir. * Enseignant |
|