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Tout a commencé dans
l'après-midi du vendredi 25 août 1961, vers 14h, non loin de la mosquée «Cheikh
Taïeb El Mehadji», où la
prière du vendredi venait de se terminer, trois jeunes européens s'étaient
aventuraient par malheur en Ville-Nouvelle pour acheter des blue-jeans chez les
fripiers qui étalaient à Tahtaha leurs marchandises
par terre.
Lorsque l'un d'eux, âgé de 16 ans, fut abattu par une balle de révolver.(2) Le dimanche 27 août à 15h, au cimetière chrétien, où aucun représentant de l'autorité civile et militaire n'est venu assister à la cérémonie(3); ce qui a provoqué la colère et le mécontentement de la foule nombreuse venue assister aux funérailles. Tandis que le chanoine Carmouze, connu pour ses sympathies pro-Algérie française, officiait aux obsèques du jeune défunt, le bruit courut que, deux heures plus tôt, un autre jeune européen, âgé 17 ans, venait d'être victime d'un attentat au quartier Cité Petit. Il est inutile de dire dans quelle atmosphère mêlée de haine et de colère se sont déroulées les obsèques. Même en donnant l'impression de retenir à grand-peine son émotion, le chanoine lut les prières la gorge nouée de sanglots à peine dissimulés. Ce n'était pas la peine de faire comprendre à l'assistance composée en grande majorité de jeunes européens, le message que voulait leur transmettre le chanoine. Aussitôt des cris s'élèvent du milieu de la foule en criant: «Vengeance ! Vengeance!» À la sortie du cimetière, l'émotion et le recueillement cèdent très vite la place à la colère vindicative. Malgré la forte présence du cordon de CRS et de gendarmes, des groupes d'adolescents, galvanisés par les propos du chanoine, s'armèrent de bâtons, barres de fer, bouteilles, se dirigèrent vers le plateau Saint-Michel en s'en prenant avec une violence inouïe à tout ce qui ressemble à un «Arabe». Le lendemain, lundi 28 août, une foule constituée selon la presse par plus de 250 jeunes européens envahit les artères principales de la ville européenne, notamment la rue général Leclerc, la place Hoche et la place des Victoires. Ces artères toutes proches des quartiers européens, sont très redoutés des forces de l'ordre en raison de la présence de très nombreux bars et cafés, fréquentés par les jeunes européens, qui en faisaient leurs lieux privilégiés de rassemblement d'où peuvent être déclenchés, à tout moment, les mouvements de masse, notamment les opérations de lynchage. À 16 heures, dans la rue général Leclerc, juste devant le café le Clichy,(4) un groupe d'assaillants arrête un bus dans lequel se trouvaient des Algériens. À cet instant, l'un des passagers, un brigadier de police musulman, Belgherbi Abdelkader, pris à partie, sort un revolver de sa poche et effectue un tir de sommation pour se dégager. Ce simple geste d'auto-défense a suffi pour provoquer la fureur de la horde d'assaillants qui le lyncha à mort, ainsi qu'un autre passager, Allel Ben Mohamed. Nicole Garcia, qui vivait avec ses parents dans le quartier européen où se sont passés ces événements; âgée de 16 ans à l'époque, reconnait que si des horreurs lui ont été épargnées, elle garde en mémoire une scène de lynchage à laquelle elle a assisté.(5) D'autres commandos de «lyncheurs» se sont attaqués à des passants algériens se trouvant malencontreusement dans les rues adjacentes, notamment la rue de la Bastille où, deux Algériens furent tués suite à une chasse en meute à l'«Arabe» qui fit deux victimes: Belhadef Abdelkader, pompiste, âgé de 18 ans et Goumiri Miloud, journalier, âgé de 40 ans, dans le même quartier, d'autres Algériens furent également lynchés à mort : Zouaoui Mostéfa, 30 ans, SNP Salah Ben Mohamed.(6) Rappelons que souvent les victimes de ces lynchages sont abandonnées sur la voie publique avec interdiction de leur porter secours ; et s'ils avaient par malheur été tués ou blessés sur le boulevard du Front de mer, ils seront balancés par-dessus la balustrade qui donne sur la Nouvelle route du port. D'autres groupes spécialisés dans la dégradation des biens, véhicules et commerces appartenant à des Algériens ou des Européens récalcitrants au mot d'ordre des ultras, s'attaquent aux magasins tenus par des musulmans, notamment les épiceries, des boucheries ou des marchands de légumes, en les saccageant et en y mettant le feu. Au quartier Saint-Antoine, de jeunes européens s'en prennent à la maison de Setti Ould Cadi, 20 rue Mac-Mahon en la saccageant et l'incendiant.(7) Le mercredi suivant, 30 août à 16h, est marqué par l'exécution du premier attentat collectif contre les Algériens. Un commando OAS abat en pleine place maréchal Foch (place d'Armes), deux passants algériens: Lahcen-Nasser Mohamed, 38 ans, maçon et Tabouche Abdelkader, 33 ans, revendeur. Les événements de cette journée étaient tellement graves et inédits que le préfet et le commandant du corps d'armée d'Oran, publient conjointement, le soir même, un communiqué dans lequel, ils reconnaissent que, «La journée du 28 août a été marquée à Oran par des événements graves et douloureux.», et n'hésitent pas à indiquer leurs auteurs , « Des groupes de jeunes gens, s'efforçant d'échapper au contrôle des forces de police, ont commis des attentats qui ont fait 5 morts et 35 blessés. De tels actes ne constituent pas la réparation d'autres forfaits et ne peuvent que provoquer davantage de souffrances. ». Comme mesure préventive, ils décident que, « Les mineurs de moins de 18 ans ne pourront jusqu'à nouvel ordre, circuler en ville que munis d'une autorisation paternelle ou d'un certificat de travail.»(8s) Le bilan déclaré de cette journée sanglante selon la presse de l'époque fut estimé à six morts et trente-huit blessés, «tous musulmans».(9) Commémorant les événements qui se sont passés durant cette journée du lundi 28 août 1961, l'hebdomadaire La Semaine d'Algérie,(10) dans un article non signé, utilise le mot «pogrom».(11) Si cependant le mot «pogrom» pourrait bien induire en erreur, donnant l'impression qu'il s'est agi d'un mouvement de colère dirigé contre la population juive ; alors qu'en réalité ce fut une opération punitive dirigée contre les Algériens qui tourna au massacre collectif, autrement dit selon le vocabulaire de l'époque: une «ratonnade». Jean Monneret en évoquant les obsèques du jeune européen abattu à Oran, reconnait qu'à l'occasion de telles cérémonies, il se pourrait que «des manifestants européens ivres de douleur et de colère s'en prenaient aux commerçants et aux passants musulmans en d'injustifiables représailles collectives.». Tout en admettant le fait, il refuse, dit-il, d'utiliser «l'horrible terme de ratonnade», courant dans la presse de l'époque.(12) Malheureusement, ce nouveau mode opératoire de la violence de masse, le premier d'une longue série que connaitra la ville jusqu'à la veille de l'indépendance, se répétera tant de fois, aussi bien en Algérie qu'en France, rappelons-nous seulement pour cette même année 1961, les odieuses ratonnades auxquelles s'étaient impunément livrées la police de Maurice Papon à Paris, un certain 17 octobre. Faisant le lien entre les lynchages d'août à Oran et les «ratonnades» policières d'octobre à Paris ; André Mandouze dans l'hebdomadaire tunisien Jeune Afrique (6-12 décembre 1961), ne pouvait s'empêcher d'exprimer toute sa tristesse quant à la situation de cette fin d'année qui, «vient alors d'être marquée par beaucoup plus que des plasticages, par un abominable lynchage exercé à Oran sur des musulmans par des pieds-noirs? «Je dis, ajoute-t-il, que sur les bords de Seine comme sur les côtes de Méditerranée, le même honneur est engagé, et qui ne se limite pas à l'honneur de de Gaulle. Et si les Français de France continuent à tolérer qu'on lynche à Oran, en leur nom, comme ils ont de fait toléré qu'on noie en leur nom à Paris même, ils mériteront de l'histoire une condamnation plus sévère encore que leurs «exécutants» pieds-noirs, lesquels pourront toujours invoquer les dangers courus et le silence de la France.»(13) *Historien, chercheur associé au CRASC Notes 1- N-B : Nos recherches aux archives de l'état-civil de la commune d'Oran et de la Régie communale des pompes funèbres nous ont permis de rétablir les noms des victimes algériennes. 2- C'est le premier attentat perpétré par les fidaïyine contre un jeune européen. 3- Depuis le putsch d'avril 1961, qui a été bien accueilli par la grande majorité des Européens; les autorités officielles locales plus que jamais gaullistes, ont pris leur distance vis-à-vis de la population européenne. 4- Le Clichy propriété de Jean Bory a continué à le gérer jusqu'aux années 1990. 5- «Nicole Garcia d'ombres et de lumière», interview d'Alain Spira, Paris-Match, 17 décembre 2010. 6- Belarbi Rezzoug, ancienne gloire de la boxe oranaise (décédé en 2012), connu également pour être un excellent photographe; tenait, en 1961 au quartier El Hamri un magasin de photographie. Il me dit qu'il aurait pris de nombreuses photographies des massacres perpétrés sur les Algériens au mois d'août 1961. Photographies qu'il aurait selon lui, remises à « Si Abdelhamid», responsable FLN, pour les faire parvenir au GPRA ; malheureusement, il n'en avait conservé aucune d'elles. 7- A cette époque la moudjahida Setti Ould Cadi se trouvait en détention à la maison d'arrêt d'Oran. 8- L'Écho d'Oran, 29 août 1961. 9- Léo Palacio, Le Monde, 31 août 1961. 10- La Semaine d'Algérie, n° 19, 27sept.- 2 octo. 1991. 11- «Pogrom» mot d'origine russe historiquement utilisé pour désigner les attaques, accompagnées de pillages et de massacres, contre les Juifs en Russie tsariste, entre 1881 et 1921. 12- MONNERET Jean, La tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Paris, Éd. Michalon, 2006, p. 38. 13- André MANDOUZE, Mémoires d'Outre-siècle, t.I, D'une résistance à une autre, Paris, Viviane Hamy, 1998, p. 350. |