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«L'incompétence vire les
talents pour promouvoir les médiocres» Patrick Louis Richard
L'Etat fournit le décor, les citoyens sont les spectateurs, les « terroristes », les acteurs, les rideaux sont levés ; le spectacle commence. A bien des égards, le « terroriste » ressemble au pornographe. Les deux manipulent le désir et sont séduits par l'idée de la mort et du sexe. Le pornographe excite le sexe avec l'image du fruit défendu. Le « terroriste » nous envoûte avec la mort. Il est conscient de l'érotisme que véhicule la mort. La violence symbolise un double discours d'inversion des valeurs où le héros serait un antihéros, le citoyen un délinquant, l'assassin un justicier, le juge un fou. Les valeurs fortes d'une société sont le respect de la dignité accordée équitablement à tous les individus qui la composent et les chances accordées à chacun pour réaliser son potentiel. Aucune société au monde ne refuse ces idéaux. Or, dans une société où la majorité de la population est composée de jeunes de moins de trente ans, désœuvrés, marginalisés, humiliés, brimés par les aînés, bafoués dans leur dignité et frustrés dans leurs désirs, le « terrorisme » trouve un terrain propice à son action dévastateur, encouragé en cela par les forces hostiles au pays. En 1962, l'Algérie n'est pas partie de zéro, elle a hérité des dizaines d'années d'efforts de l'administration coloniale qui a implanté des structures, des habitudes et des valeurs étroitement dérivées de celles en vigueur en France. Comme la nature a horreur du vide, le départ des colons a laissé un vide qui sera comblé par les résidus de l'administration française. La petite bourgeoisie algérienne voit toutes ses possibilités d'ascension ouverte. Elle prend le pouvoir à un moment où l'Etat est fragile. Elle n'a pas meilleure opportunité que de s'investir dans l'appareil de l'Etat post colonial. Cet Etat post colonial est venu se greffer sur les restes de l'administration coloniale française en Algérie. Il est composé d'individus titulaires d'une fonction dont il semble en être propriétaire. En effet, le départ des colons a créé un vide à tous les niveaux et dans tous les secteurs. Au niveau de l'administration, les petits fonctionnaires sont survalorisés par le départ des fonctionnaires français ou assimilés et à la différence des moudjahidine, ils savent comment fonctionne l'appareil de l'Etat colonial. Il a donc fallu non seulement les garder mais en plus les ménager, voire leur offrir un statut social privilégié. Le débat était semble-t-il, dans le choix entre des gens compétents techniquement mais politiquement peu sûrs ou des militants nationalistes mais incompétents. Quant aux cadres dirigeants des entreprises publiques et des administrations désertées par les Français, issus du mouvement nationaliste et de l'élite universitaire, ils pouvaient tirer, après 1962, un certain pouvoir de valorisation de leur passé patriotique ou de leurs compétences techniques. La légitimité dont ils se réclament procède presque uniquement de ce qu'ils ont été les acteurs les plus visibles de la lutte pour l'accession à l'Indépendance et les interlocuteurs privilégiés de l'autorité coloniale. La participation aux instances supérieures du pouvoir suppose comme condition préalable la participation à la guerre de Libération nationale. Les pratiques de cooptation qui prévalaient durant la guerre de Libération ont survécu après l'Indépendance. Ces pratiques fonctionnent toujours à tous les niveaux de la pyramide politique et économique du pouvoir. Ce comportement s'explique par la volonté des responsables militaires de trouver chez les élites intellectuelles, la compétence technique ou économique qui leur manque pour la gestion des administrations et des entreprises publiques. Cependant, cette collaboration est astreinte à une seule condition : la soumission des intellectuels à la suprématie politique des dirigeants militaires issus de la guerre de Libération nationale.. « L'adhésion à l'idéologie populiste et à la soumission aux chefs historiques, sont les conditions nécessaires à l'intégration dans la hiérarchie. Entre, rester en marge ou participer à la nouvelle société, la majorité choisit la seconde solution, au prix d'une mutilation d'ailleurs compensée par les « avantages du pouvoir » Dans le comportement de cette couche au pouvoir, vont être privilégiés les réseaux des relations personnelles, de clientèle et de compagnonnage. De plus, toute position du pouvoir est, indissolublement, une positon d'enrichissement et des redistributions matérielles par les avantages personnels qu'elle procure. L'assistance et le soutien politique des périphéries, autrement dit, la pérennité du statut et de l'autorité des leaders politiques ne dépendent que de la capacité de ces derniers à mettre en circulation et à distribuer une certaine masse de commodités matérielles. Il s'agit d'un système clientéliste fonctionnant sur la base de loyautés qui ne requièrent aucune croyance dans les qualifications personnelles du leader mais sont très étroitement associés à des incitations et à des récompenses. La concentration entre les mains de la puissance publique de la rente énergétique et son intervention directe dans l'activité économique au nom de l'unité et la souveraineté nationale, a permis l'élargissement du secteur public. Pour se reproduire, le pouvoir est obligé de produire du clientélisme. Le clientélisme occupe une place importante dans les mutations sociales dont l'enjeu principal réside dans le contrôle de l'Etat. Le clientélisme ne peut être viable et notamment rétributif que s'il se greffe sur les structures étatiques. Il perpétue une situation de domination basée sur un accès inégal aux ressources et au pouvoir. Cependant cette extension s'est heurtée à la réduction de cette rente, au poids excessif de la dette accumulée et à l'opposition de certaines forces sociales, pourtant favorisées par le système, ou bien, parce qu'ils occupent une place notable au sein de l'appareil de l'Etat ou parce qu'elles contrôlent le secteur privé, directement ou indirectement. Un secteur privé qui n'est rien d'autre qu'une excroissance du secteur public. Le contrôle de l'Etat et de son administration sont un enjeu capital sinon vital. L'enjeu réside dans une maîtrise de l'appareil de l'Etat par le biais d'une main mise sur les centres principaux d'allocation des ressources. Ainsi, la couche sociale qui maitrisera l'administration disposera d'un redoutable instrument du pouvoir. Le modèle administratif, hérité de la colonisation, ne subit aucune transformation majeure, il demeure fondamentalement centralisé. Ce qui caractérise le régime politique algérien, c'est la montée fulgurante d'une élite d'origine petite bourgeoise, détentrice d'un savoir dit « moderne », qui à travers le contrôle de l'appareil de l'Etat et du secteur étatisé de l'économie se transforme en bourgeoisie d'Etat. Son ascension a été facilitée par la faiblesse de la grande bourgeoisie, considérée comme un vestige du régime colonial. Elle ne fait pas partie de la couche sociale dominante aussi pèse-t-elle d'un poids minimum sur la vie politique. Cette petite bourgeoisie civile a été imposée par l'armée, seule force organisée, au lendemain de l'Indépendance. L'organisation étatique fortement structurée réside dans la nature même de l'armée, c'est-à-dire selon le modèle hiérarchique centralisé et disciplinaire. Dans ces conditions, l'armée ne pouvait produire que de l'étatisme. Une bourgeoisie d'Etat qui se transforme au fil des années et des sommes amassées en une bande mafieuse faisant fi de l'éthique et de la déontologie professionnelle des éléments qui la composent. La personnalité de chacun se fond et se confond avec le groupe. A chaque fois que l'on fait de l'Etat ou d'une petite élite, riche et puissante et non de la société toute entière, le principal acteur du développement, on suscite l'apathie générale du corps social et les citoyens se détournent des structures sociales et politiques organisées. C'est parfois même l'affrontement. Le mouvement de contestation populaire du 22 février 2019 a, non seulement, poussé les décideurs militaires à apparaître au grand jour mais a, également, permis le « déshabillage » en public de l'élite politique et économique derrière laquelle se cachaient les détenteurs de la vraie décision. La propriété publique comme fondement du pouvoir est battue en brèche par le détournement des fonds publics, le gaspillage effrayant des politiques publiques qui n'ont de publiques que les fonds dilapidés dans des projets de prestige à la vue de l'international. Le mouvement de protestation a rendu repérable et justiciable les actionnaires politiques et les gestionnaires économiques en mettant à nu la socialisation des pertes et de la privatisation des profits des secteurs publics ou privés à des fins d'enrichissement personnel. Le privé n'étant qu'une excroissance du secteur public. La vraie question pour le devenir de ce pays concerne le rôle de l'Etat en Algérie. Comment peut-il générer le développement d'en haut ? Comment peut-on privilégier l'Etat sans être victime de son pouvoir et de sa bureaucratie ? Il ne peut le faire que s'il concentre l'ensemble des ressources du pays. Etant propriétaire des gisements pétroliers et gaziers, l'Etat a donc le droit de s'approprier la rente qui l'a confortée dans la gestion de l'économie et de la société. Elle lui a permis, en effet, de mener de front une politique volontariste dite de développement et une amélioration du niveau de vie en général. En somme, l'Algérie touchait une rente importante dont elle n'arrive pas à contrôler l'évolution. La rente versée à l'Etat a la particularité d'être exogène c'est-à-dire que sa provenance et sa croissance ne sont pas liées au développement du pays mais dépendent des facteurs externes. De plus la logique d'accession au pouvoir diffère d'une élite à une autre. La logique de classe des nouvelles élites s'oppose à la logique du réseau des élites néo-patrimoniales de l'immédiate post indépendance. On entre dans une classe ou on en sort en fonction des intérêts qu'on recherche ou qu'on défend ; par contre, on naît dans une famille, un clan, une tribu ou une région. Les procédures d'inclusion ou d'exclusion dans les élites, produits d'une rationalité méritocratique piégée par le clanisme, le clientélisme et le compagnonnage n'ont plus ni légitimité, ni fonctionnalité socio-économique. Mais si le pouvoir néo-patrimonial est contesté « par en haut », il est également contesté par « par en bas », par les masses totalement exclues des bénéfices de la modernité tout en devant en payer la facture, toute la facture. Cette contestation-là est beaucoup plus radicale mais heureusement pacifique et solidaire. Elle est dangereusement ouverte à toutes les aventures populistes notamment quand elles sont d'origines douteuses. Rompre avec ces positions de facilité nous semble être un préalable à la promotion d'une économie productive et à l'instauration d'une légitimité d'actions. Ces propos semblent radicaux par leur charge affective mais ne manquent pas de réalisme. Néanmoins, ils ont l'avantage de mettre l'accent sur la responsabilité des hommes devant conduire le destin de la nation. Un des défis majeurs à relever à l'aube de ce troisième millénaire est de tenter de mettre le pays et la population à l'abri des décisions géostratégiques qui se dessinent sur la carte des états-majors des puissances étrangères. La famine sera le critère de sélection biologique des peuples au droit à la survie. La disparition d'une société commence quand l'homme se demande « que va-t-il arriver ? » au lieu de dire « que puis-je faire ? » La jeunesse semble vouloir l'égalité comme un droit, un droit à l'emploi, au logement, à la vie. Bref, un droit perçu comme une manière de parvenir à l'âge adulte. De plus, elle doute des capacités de l'Etat à résoudre ses problèmes existentiels. Il est difficile de prévoir où et quand la violence se manifestera car il existe une grande différence entre une propension à la violence et la manifestation réelle sur le terrain. La disposition à la violence est le résultat nous semble-t-il de la contradiction entre la dépendance et la marginalisation. La violence traite de la rupture, du désordre et de l'ordre. Elle défie la raison et brise le silence. Aujourd'hui, une analyse sur la société se fonde sur le professionnalisme, la compétence et l'honnêteté intellectuelle. Or que constatons-nous ? Certains intellectuels se compromettent ouvertement avec le régime en place afin d'assurer ou de préserver leur statut ; d'autres soutiennent volontairement et fidèlement n'importe quel régime au pouvoir. Les intellectuels en Algérie ont tendance à véhiculer des valeurs ostentatoires et consommatoires. Nous sommes en présence d'un domaine de la recherche encore inexploré qui considère la violence non comme un symptôme mais le résultat d'un modèle de développement qui a échoué ; car le développement n'engendre pas seulement des crises économiques mais également une crise identitaire, de rationalité et de légitimité. L'Algérie paie un prix élevé sur le plan politique et social pour ce type de développement qui a détruit une économie locale de subsistance, poussé à un exode rural massif et à une urbanisation féroce et sauvage sous le crédo du développement et de la modernisation, marginalisé une frange importante de la population et accru la dépendance du pays vis-à-vis de l'étranger. Le tout a exaspéré les contradictions sociales, sources de toutes formes de violence. L'expérience montre que lorsque la violence se déchaîne, elle engendre son propre dynamisme c'est-à-dire qu'elle génère son propre discours. Un tel discours peut utiliser les matériaux tels que la race, la religion, la langue, etc. La démocratie comme soupape de sécurité devient alors une façade derrière laquelle les couches compradores, l'hégémonie étrangère, les sociétés multinationales travaillent ensemble dans leurs propres intérêts. L'erreur au départ était la mise en œuvre d'un modèle de développement « soufflé » de l'extérieur, favorisant les puissances métropolitaines et faisant table rase du passé. Les espoirs que les économistes avaient fondé sur ce modèle de développement ne se sont jamais réalisés d'où un écart entre les programmes politiques et leurs résultats concrets : une politique médiocre et une économie désastreuse. Il est indispensable et urgent de repenser le développement économique et politique dans un contexte de violence car la violence rejette le conformisme politique et les formes de pensée conventionnelles. Il s'agit de prendre conscience de l'échec d'une tentative de développement et de modernisation et d'en tirer les conclusions au plus tôt. C'est pour avoir nié cette évidence que beaucoup de sociétés en cours de modernisation sont devenues vulnérables aux idéologies totalitaires lorsqu'elles cherchaient à se développer, à s'industrialiser. Car le développement crée l'inégalité, la modernisation l'accentue. Nous sommes théoriquement, politiquement, économiquement et socialement mal préparés aux contradictions et aux incertitudes de la vie sociale moderne. En effet, il est inconfortable pour un Etat de considérer le « terrorisme » comme une mise en accusation de la société ou comme la conséquence d'erreurs économiques et politiques graves, comme il est difficile à une société d'admettre que sa survie dépend de l'étranger. Il est vrai que les explications d'ordre sociologique tendent implicitement à fournir une couverture idéologique au « terrorisme » en lui accordant une certaine légitimité sont dangereuses comme il juste de penser que les recettes économiques menacent l'intégrité physique des citoyens, compte tenu du faible niveau de la production locale, du taux démographique élevé et de la forte dépendance algérienne vis-à-vis de l'étranger. C'est pourquoi, les solutions politiques retenues, telles que la recherche de relais institutionnels à même de désamorcer les conflits, la mise en valeur du régime en glorifiant sans succès un passé révolu, le maintien de l'ordre pour justifier les incommensurables dépenses de sécurité, la stabilité sociale pour faire taire toute velléité de contestation mènent vers l'impasse. Avec le temps, les pays marginaux comme l'Algérie contrôleront de moins en moins leurs ressources et leur espace sur la carte géopolitique qui se dessine dans les états major des pays occidentaux. Sur cette carte, les nations faibles n'ont plus de place. La famine sera le critère de sélection biologique dominant. En politique, les gouvernants ne devraient pas être imprévoyants, les hommes politiques ne devraient pas abuser de leur pouvoir. Ils devraient respecter leur fonction et être capable d'écouter, d'observer et de comprendre les ressorts de la société qu'ils dirigent. En un mot, avoir une vision globale et lointaine eu égard aux enjeux qui se profilent. La tâche principale d'un gouvernement est d'empêcher qu'une population qui a goûté à la sécurité, au confort et à la facilité de sombrer dans la peur, la famine et le chaos. Car un faible niveau de développement et ou de modernisation n'apporterait qu'amertume et désespoir. Il nous semble que la solution radicale et définitive à cette situation est la mobilisation interne des ressources, un contrôle politique autonome et la création d'infrastructure pour redresser la production intérieure au lieu du développement des échanges inégalitaires avec l'extérieur par des moyens politiques : produire est un acte rationnel, tout ce qui tourne doit l'être. Le comportement rationnel doit être présent partout dans la société, au sein de la famille, à l'école, dans la rue, dans les quartiers, dans l'administration, etc. Il convient de changer les mentalités. Cela suppose une politique de mise au travail sur une base rationnelle. Ce qui est rationnel est effectif, ce qui est effectif est rationnel. Le rationnel planifie, l'irrationnel improvise. En définitive, rationalité pour rationalité, les regroupements autour des villes dans des conditions précaires, le refus des métiers ruraux (alors qu'une agriculture mécanisée a besoin de mécaniciens, de cultivateurs compétents, d'ingénieurs agronomes, de gestionnaires, de techniciens, etc. L'Algérie a arraché son indépendance par l'emploi de la ruse ; elle a raté son développement par manque d'intelligence car il ne s'agissait pas de faire taire les problèmes mais de faire taire celui qui les pose. La société a été dévoyée. Aujourd'hui, il s'agit de remédier à une productivité défaillante en renforçant la discipline du travail, en intégrant les marginaux dans la sphère productive, en reculant l'emprise de la rente spéculative sur la société et sur l'économie, en sécurisant les investisseurs locaux et en instaurant des mécanismes obligeant les gouvernants à rendre compte de leur gestion. Pour ce faire, la société doit posséder ou former des personnes aptes à imaginer des choix potentiels, à apprécier les alternatives et tester les nouvelles possibilités. (*) Le titre est une citation d'Isaac Asimov ** Docteur PS : la richesse la plus importante de tout pays, c'est le travail de ses habitants, leurs, aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir oublié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. |