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DELHI - La prise de contrôle de l'Afghanistan par les terroristes, après le
retrait militaire précipité et bâclé du président Joe Biden,
marque le dénouement désastreux de la plus longue guerre menée par l'Amérique.
C'est un moment charnière, que l'on se remémorera comme la fin officielle d'une
Pax Americana depuis longtemps étiolée, et comme le clap de fin d'un ascendant
occidental de longue date.
Alors même que sa prédominance mondiale était déjà fortement mise à mal par la Chine, l'Amérique pourrait ne jamais se remettre du coup que ce désastre stratégique et humanitaire vient porter à sa crédibilité et posture internationale. Le message délivré aux alliés des États-Unis est clair : s'ils entendent compter sur le soutien de l'Amérique au moment auquel ils en auront le plus besoin, ce sera à leurs risques et périls. En effet, la catastrophe en Afghanistan a eu lieu après que les États-Unis aient court-circuité leur allié - le gouvernement afghan - pour se rapprocher des terroristes les plus meurtriers de la planète, les talibans. Le président Donald Trump a tout d'abord conclu un pacte avec les terroristes, puis l'administration Biden s'est empressée de procéder au retrait militaire dicté par l'accord, que les talibans avaient pourtant ouvertement violé. L'effondrement dramatique des défenses afghanes, puis du gouvernement, est la conséquence directe de la trahison américaine. Biden a admis que Trump avait « réduit les forces américaines à un strict minimum de 2 500 militaires » en Afghanistan. En refusant de maintenir cette présence militaire limitée, et en ordonnant un retrait rapide au début de la saison annuelle des combats, Biden a coupé l'herbe sous le pied de l'armée afghane, et facilité ainsi la vague talibane. Les États-Unis avaient formé et équipé les forces afghanes non pas pour jouer un rôle indépendant, mais pour qu'elles puissent s'appuyer sur les capacités de l'Amérique et de l'OTAN dans le cadre d'impératifs sur le champ de bataille - de l'appui aérien rapproché via notamment les drones de reconnaissance du terrain jusqu'à l'entretien opérationnel des systèmes d'armement fournis par les États-Unis. Le retrait calamiteux des troupes par Biden, sans aucun plan de transition susceptible de pérenniser les capacités de combat des Afghans, a provoqué un effet domino, pas moins de 8 500 soldats de l'OTAN et environ 18 000 contractants militaires américaines se retirant également, abandonnant littéralement l'armée afghane. Comme l'a expliqué l'ancien directeur de la CIA, le général David Petraeus, depuis la fin des opérations américaines de combat en Afghanistan le 1er janvier 2015, les soldats afghans « se battaient et mourraient courageusement pour leur pays », jusqu'à ce que les États-Unis les laissent soudainement tomber cet été, compromettant mortellement les défenses afghanes. Ce point de vue est confirmé par le nombre de décès de soldats : depuis la fin de l'engagement militaire direct des États-Unis il y a plus de six ans et demi, les forces afghanes ont perdu plusieurs dizaines de milliers de soldats, là où les Américains ont subi 99 pertes, le plus souvent hors de situations hostiles. Ce n'est pas la première fois que les États-Unis délaissent leurs alliés - pas même dans la mémoire récente. À l'automne 2019 déjà, l'Amérique avait soudainement abandonné ses alliés kurdes dans le nord-est de la Syrie, les laissant à la merci d'une offensive turque. En revanche, dans le cas de l'Afghanistan, les États-Unis ont récolté la tempête de graines qu'ils avaient semées. La défaite et l'humiliation auto-infligées de l'Amérique sont la conséquence d'un échec de leadership non pas militaire, mais politique. En faisant fi des conditions sur le terrain, Biden a choisi de ne pas écouter ses plus hauts généraux au mois d'avril, et ordonné le rapatriement de l'ensemble des troupes américaines. Aujourd'hui, deux décennies de guerre américaine en Afghanistan s'achèvent sur le triomphant retour au pouvoir de l'ennemi. Tandis que 58 220 Américains (pour la plupart conscrits) ont été tués au Vietnam, 2 448 soldats américains (tous volontaires) sont morts au cours des 20 années de guerre en Afghanistan. Les retombées géopolitiques de la défaite américaine en Afghanistan sont toutefois beaucoup plus significatives au niveau mondial que l'échec américain au Vietnam. Les talibans élevés au Pakistan ne poursuivent peut-être pas une mission globale, mais leur théologie militariste d'un islamisme violent fait d'eux un liant essentiel du mouvement djihadiste international, qui exploite l'hostilité à l'égard des musulmans non sunnites pour en faire une rage nihiliste contre la modernité. La reprise du pouvoir par les talibans est vouée à dynamiser et galvaniser d'autres groupes violents dans le cadre de ce mouvement, et à contribuer ainsi à la renaissance du terrorisme mondial. Au sein de l'émirat taliban, Al-Qaïda, membres vestiges de l'État islamique (ÉI), et groupes terroristes pakistanais sont tous susceptibles de trouver refuge. D'après un récent rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies, « les talibans et Al-Qaïda demeurent étroitement en phase », et coopèrent via le réseau Haqqani basé au Pakistan, véritable bras armé du renseignement pakistanais. L'anéantissement de l'effort de construction d'un Afghanistan démocratique et laïque représentera une menace beaucoup plus sérieuse pour le monde libre que l'effondrement de la Syrie, qui a déjà provoqué un flux considérable de réfugiés vers l'Europe, et permis à l'ÉI de proclamer un califat puis de l'étendre en Irak. Le pouvoir absolu des talibans en Afghanistan menacera tôt ou tard les intérêts de sécurité américains à l'étranger comme aux États-Unis. Par opposition, la Chine a tout intérêt à voir les talibans mettre en déroute l'armée la plus puissante au monde. Le départ d'une Amérique vaincue crée un plus grande espace propice à la coercition et à l'expansionnisme chinois, y compris contre Taïwan, tout en soulignant le déclin irréversible de la puissance américaine. Une Chine opportuniste exploitera sans aucun doute cette nouvelle ouverture pour opérer des percées stratégiques dans un Afghanistan riche en minerais, ainsi que pour consolider ses avancées au Pakistan, en Iran et en Asie centrale. Afin de coopter les talibans, avec lesquels elle entretient des relations de longue date, la Chine émet d'ores et déjà la possibilité de fournir les deux éléments dont la milice a besoin pour gouverner en Afghanistan : reconnaissance diplomatique, ainsi que des infrastructures et une assistance économique fort nécessaires. La reconnaissance d'un émirat afghan médiéval, ultra-conservateur et glorifiant le djihad constituera le monument historique de la perfidie américaine. Les images d'hélicoptères Chinook et Black Hawk évacuant des Américains de l'ambassade américaine de Kaboul, qui rappellent le départ en catastrophe de Saïgon en 1975, seront le testament de la perte de crédibilité des États-Unis - ainsi que de la disparition de la Pax Americana au niveau mondial. Traduit de l'anglais par Martin Morel *Professeur d'études stratégiques au Centre de recherche politique de New Delhi, et membre de l'Académie Robert Bosch de Berlin - Auteur de neufs ouvrages parmi lesquels Asian Juggernaut, Water: Asia's New Battleground, et Water, Peace, and War: Confronting the Global Water Crisis |