|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Les réflexions sur
la régionalisation se font connaître de plus en plus dans les articles
médiatiques. Cela est heureux, dans la mesure où il s'agit de dépasser
l'obsession jacobine d'un centralisme étatique dont la seule préoccupation est
de prévenir contre tout régionalisme.
Or le régionalisme est aux antipodes de la régionalité. J'ai eu souvent l'occasion de m'exprimer sur ce dossier, tout en insistant sur le fait que la régionalité tient son essence de plusieurs facteurs, géographiques d'abord, économiques, mais aussi sociétaux. La région touareg a toujours fait l'objet d'une attention particulière de la part des instances régaliennes, sauf que certaines revendications formulées de temps à autre par les notabilités locales ne sont pas toujours comprises. Il arrive que le décideur se trouve souvent démuni face à des réalités anthropologiques dont il n'a qu'une connaissance «touristique», voire folklorique. Et pourtant, ces réalités comptent quand l'urgence de l'action s'impose. C'est pour concourir à cette exigence pédagogique que je livre au lecteur une étude déjà fort ancienne mais qui , sur l'essentiel, n'a pas pris une ride, compte non tenu de l'aspect économique stricto sensu et des investissements en cours, qui peuvent avoir transformé les mentalités d'une partie de la société touareg, notamment la jeunesse, sous réserve d'inventaire. Cette étude constitue la synthèse de plusieurs missions sur le terrain entre 1971 et 1987 (complétées par le suivi à distance de l'évolution de la région et par un colloque en 2004 à Tamanrasset sur «Sauver l'Imzad»). Ce fut d'abord une communication que j'avais présentée au Colloque du Centre d'Etudes Maghrébines de Tanger (CEMAT) courant mai 1988. Ce Centre n'ayant pas vocation à éditer des travaux, j'ai repris mon papier dans l'ouvrage que j'ai publié dans le cadre du Centre d'Etudes, de Formation et de Recherche en Sciences Sociales ( CEFRESS - Université de Picardie - Jules Verne) dont j'assurais alors la direction, et paru chez L'Harmattan sous Le titre «Espaces maghrébins - La force du local ?» en 1995 ( co-auteurs : Omar Carlier & Nadir Marouf ). Ma connaissance du milieu touareg relève d'une démarche globale tendant à construire une typologie des espaces ruraux en Algérie. La problématique de départ est que les paliers de différenciation de ces espaces ne sont pas seulement repérables par leur discontinuité géomorphologique, ou par ce qu'il est convenu d'appeler les « distorsions régionales » : les indicateurs de cette différenciation sont liés à des modalités et à une intensité variables du processus d'intégration au capitalisme colonial et post-colonial. Il en est ainsi du degré d'autonomie structurelle par rapport aux différents pouvoirs étatiques : de ce point de vue, L'Ahaggar présente des structures socio¬économiques apparemment moins entamées que dans d'autres formations sociales circonscrites (en totalité ou en partie) par les frontières politiques de l'Algérie actuelle. J'ai considéré, alors, que L'Ahaggar s'offre à l'analyse comme un espace relativement autonome, où les pesanteurs sociologiques du passé précolonial sont suffisamment prégnantes pour qu'il soit permis de définir la société touareg comme une société « agro-pastorale ». Nulle part ailleurs, en Algérie, nous n'avons affaire à une telle société, dans la mesure où le pastoralisme en zones steppiques se définit actuellement moins en tant que système de valeur qu'en tant que pratique économique. En revanche, les « sociétés agraires » subsistent pour quelque temps encore là où elles sont réduites à l'enclavement saharien : il s'agit, par exemple, des Oasis occidentales où l'agriculture prime aujourd'hui sur l'échange marchand. Les touareg du Hoggar sont-ils à la croisée des chemins ? Ne sont-ils pas en train de glisser vers une nouvelle rationalité économique et sociale, qui les alignerait tendanciellement sur la formation sociale oasienne du Touat et du Tidikelt ? Telles sont les questions que je me posais, vers les années 70. Il m'avait semblé alors que ce glissement de l'ordre des parcours à celui des tenures ne s'opérait pas sans mutation correspondante : passage d'une stratégie offensive fondée sur la pureté lignagère, et permettant à cette société de se reproduire économiquement et socialement sur cette base, à une stratégie défensive, où l'écroulement des anciennes hiérarchies, se doit d'être remplacé par une plus grande ouverture en direction des « allogènes ». Sur le plan politique, le t'bal (1), dont la fonction première était d'identifier la Virtu et la hiérarchie de commandement perd cette fonction au bénéfice de l'idéologie mystico-religieuse comme nouveau modèle de légitimation du pouvoir. Or, ce modèle est exogène, et les brèches qui s'ouvrent dans le système social touareg montrent que, en dehors de toute considération sur l'Etat lui-même et sur ses immixtions intégratrices, ce pouvoir est largement partagé par les importateurs de l'idéologie maraboutique ; cela se ressent nettement dans les associations agricoles « mixtes » qui ont inauguré le dernier siècle, et dans les alliances matrimoniales sous-jacentes. STRATEGIES OFFENSIVES ET STRATEGIES DÉFENSIVES, OU LES MODALITÉS DE LA REPRODUCTION SOCIALE TOUAREG Tel fut mon constat d'il y a 20 ans. Ce constat fut étayé par l'étude d'une succession mettant en rapport une fraction des dag ghali (kel hirhafa) et les familles m'rabtin de tifert tanafella. Or, je constate également qu'à la même époque, la terre venait d'échapper au contrôle des anciens propriétaires touareg, pour être attribuée aux harratin (alias «Iklan-tawsit» dans la terminologie locale) qui jusque-là y travaillaient au compte de ces derniers (2). L'auto-régulation du système matrimonial semblait alors bloquée : la rationalité foncière ne pouvait plus servir de feed-back à un groupe social désormais dépossédé du support matériel qui fonde cette rationalité. Aussi, mon déplacement récent dans L'Ahaggar devait-il permettre d'actualiser ces données. Il résulte de mes dernières investigations que le modèle des alliances observé initialement survit encore, non seulement par les mariages contractés avant, mais aussi par ceux - très peu fréquents certes - qui ont eu lieu après mon premier passage. Ces derniers mariages sont circonscrits aux mêmes groupes familiaux de départ ; cela veut dire que la reproduction de nouveaux mariages ne présuppose pas forcément une logique de sauvegarde ou d'accroissement du patrimoine (foncier ou hydraulique...), cette logique répondrait plutôt au souci de resserrer les liens entre ceux qui sont déjà considérés comme « parents » (3). Nous pouvons donc parler de survivance du « modèle foncier » de la reproduction sociale. Cependant apparaît un phénomène nettement plus important : celui de la ziara (4) chez le marabout de daghmouli (5), appelé le wâh, originaire du Nord (c'est-à-dire d'-Aïn-Salah) ; il tient de père en fils le secret des guérisons psychiques. La baraka va de l'exorcisme aux pratiques aux pratiques propitiatoires. La clientèle touareg vient d'un peu partout, prête à immoler chèvre ou à donner argent en guise de sacrifice. Car la baraka n'est mue que par le sacrifice et l'offrande. Ce grand wâli est vénéré. Il a été peu loquace à mon égard et fit montre d'un mutisme absolu à propos du « mirage digital », dont son ancêtre est le dépositaire (6). Ce mutisme est à la mesure du pouvoir occulte qu'il exerce et que lui ont transmis les ancêtres. Son propos ne doit pas être explicite ; seuls les « autres » parlent avec force détail des circonstances de l'empreinte « du pied sur la pierre ». Ce halo de mysticisme et de « transe intérieure » qui entoure le prêtre relève d'une hagiographie d'importation relativement récente. De plus, le mysticisme maraboutique local s'accommode d'un syncrétisme en pleine gestation, et qui semble répondre en tout cas à la situation présente. Le caractère « défensif » du modèle de reproduction sociale touareg correspond à cette phase précise, puisque l'allégeance mystico-religieuse subordonne celle dont le t'bal a servi jusque-là d'archétype. L'idéologie confrérique prime sur celle de commandement (la noblesse de robe prime, en quelque sorte, sur la noblesse d'épée...), et ce changement de vecteur dans les rapports d'allégeance s'est renforcé depuis que la chaîne successorale de « l'Amenokalat » (7) s'est rompue (8). Il semblerait alors que les Touareg se prêtent de bonne grâce à une allégeance de substitution qui, si elle ne se justifie plus par l'intérêt que représentaient les associations foncières, consiste à adopter, voire à « indigéniser » le modèle confrérique en en faisant la nouvelle polarité spirituelle et politique. De ce point de vue, le wâli de Daghmouli sert de symbole identitaire face à la menace de désagrégation, que constitue par son omniprésence institutionnelle « l'envahisseur moderne » (Etat, bureaucratie, parti, sociétés nationales, chantiers industriels, clochardisation de la vie quotidienne urbaine..., etc.). C'est pourquoi, la base matérielle n'est plus un indicateur des rééquilibrages matrimoniaux et des stratégies sous-jacentes de la part des Touareg. Ces bases font défaut ; on peut même dire que la politique de « ravitaillement » des campements en céréales, par l'Etat, est de nature à rendre sans objet toute stratégie fondée sur un substrat économique ; elle est de nature à mettre fin à l'idéologie elle-même..., sauf celle qui consisterait à signer un pacte d'allégeance avec l'Etat providence. Or, il ne semble pas que cela soit joué définitivement : on assiste à un double discours, celui qui s'adresse aux étrangers et qui gratifie l'Etat pour ses bienfaits, et celui qui s'exprime dans l'espace de la zawia de Daghmouli et dans les pratiques rituelles à son endroit (9). Toutefois, les mécanismes de défense, ou d'autodéfense, ne consistent pas seulement à « officier » par une fréquentation persévérante des lieux saints. II y a aussi des rééquilibrages possibles en marge des contraintes de l'emploi salarié et de la « sédentarisation » des Touareg : construction sauvage de logements à la périphérie urbaine par des tiers, qui vont servir de dortoirs-relais aux ouvriers - toujours saisonniers - et qui permettront à la mobilité de la main-d'oeuvre de jouer en faveur des campements. Ces logements sont construits avec l'aide des autres membres de la communauté (sorte de touiza). En contrepartie, tous les gens de la fraction peuvent y loger sans payer. Ce système donne lieu à un mouvement pendulaire (hebdomadaire ou mi-mensuel) de la part de ceux qui ont gardé une épouse au campement et une autre dans la nouvelle maisonnée. Ainsi, la polygamie s'accommode aujourd'hui de cette double domiciliation, dictée par les nécessités du salariat... FONCTIONNEMENT DE L'EXOGAMIE ET MODÈLE DE LÉGITIMATION En situant le contexte actuel des conditions de reproduction du système social touareg, j'ai voulu par là-même tracer les limites historiques du contexte précédent dans lequel se sont produites les alliances « mixtes» entre indigènes et allogènes, entre Touareg et «Arabes» (10). Or, comme cela a été dit plus haut, ces alliances n'ont pas changé en modalité, mais en intensité, puisque leur fréquence s'amenuise. C'est à ce type d'alliances que je m'attacherai ici, étant entendu que je n'ai pas eu la prétention d'étudier le système de parenté touareg sui generis (11). Ces alliances mixtes ont fonctionné sur la base de légitimations et de constructions généalogiques que j'étudierai à travers le groupe des ûlad sahbûn, qui sont répartis en deux camps : tifert tanafella (tifert des « tolba»), dit «tifert haut» et tifert tanatara, dit «tifert bas ». Le taleb abdûlkader ûld ahmed qui vit encore à tifert tanafella est mon interlocuteur principal, et c'est son discours que je prends ici comme discours-témoin. Celui-ci est confirmé cependant par les habitants de tifert tanatara d'iglen et d'abalessa (tous haratîn). La partition topographique (on n'oserait dire segmentaire) entre les deux tifert se fonde sur une topologie sociale, suivant laquelle on trouve à: - tifert tanafella: les ûlad sahbûn m'rabtin (qabli sahl, dit qabli sahb, toponyme près d'aoulef - qui a servi de générique au patronyme sahbûn}. - tifert tanatara: les M'barek. argoubi, les zoûkani houssem (apparemment haratîn, originaires d'aoulef - in salah ; le taleb dit qu'ils sont issus d'une mère hartania et d'un père des azzi (aoulef). Les habitants de tifert tanatara travaillaient sur les terres des tolba de tifert tanafella, lesquels les possédaient en indivision avec les dag ghalli. Donc, l'essentiel des alliances matrimoniales avec les dag ghali proviennent de tifert tanafella. Le taleb, dernier vestige des tolba des tifert tanafella, dit que ce village se compose d'une seule famille : ûlad sahbûn, La référence à qabli sahb (Touat) est accidentelle. Ces ancêtres y ont séjourné momentanément après avoir quitté «fullan» ou «fulla» (près de Tombouctou). Aoulef n'aura servi donc que de relais migratoire à une famille maraboutique originaire du Soudan, la famille des fulli. Le chemin du pèlerinage les a conduits au Touat. La pauvreté du Touat les a conduits à L'Ahaggar. Ce récit semble avoir des fondements, puisque certaines études sur les populations sahéliennes attestent de l'existence d'un système analogue : formation de tribus érigées en confédérations auxquelles s'agglomèrent une ou plusieurs tribus allogènes plus ou moins autonomes et qualifiées de maraboutiques (12). Ainsi, ses aïeuls « se perdent » dans la profondeur généalogique de ibn mûrra, la mémoire collective retient cependant quelques repères utiles pour en reconstituer - à grands traits il faut dire - la chaîne : « Juste après le passage au Touat de « Abdûl karim al maghîli (13), notre ancêtre malik partit à La Mecque, et de passage au Touat, décida d'y séjourner. Il s'y maria et donna naissance à M ?hommed, dont je suis originaire ». Cet ancêtre malik, qui semble être à l'origine du mouvement migratoire des fulli, vers le Touat (IXème siècle de l'hégire), est rattaché au Prophète, d'après le z'mam (14), par la liaison entre Ibn-murra, ancêtre commun, et ?Abdûllah, père du Prophète. Mais le z'mam ne donne pas de détail, semble-t-il, sur la liaison directe ascendante qui rattache Malik à Ibn mûrra; la liaison à Ibn mûrra par la lignée des qûraïch donne: ?Abdellah (père du Prophète) ben- ?Abdel-mûttalib, ben hâchim ben ?abdel- el-manafben al-qoçaïl, banûkilâb, ibn-mûrra. Rappelons, pour ce qui est de l'autre camp, quelques principes de la parenté touareg : l'exogamie y semble fonctionner comme un dogme. Bien plus, le fait que les filles touareg sont données en mariage au clan des m'rabtin n'entame en rien le « patrimoine», ou plutôt le « matrimoine », qui reste préservé en raison de son inaliénabilité institutionnelle. Tout allogène marié à une targuia est tenu, en cas de départ, d'abandonner femme, enfants et biens fonciers. Au niveau local du campement, le mariage exogamique est patrilocal, au niveau régional de L'Ahaggar, le mariage reste fondamentalement matri local. Ainsi, le terme d'exogamie serait-il ici, justiciable de nuances : la détention du t'bal, emblème de pureté lignagère, est matrilinéaire. N'y ont droit que ceux dont la mère est targuia. La qualité de targuia, de cette dernière, provient de son ascendance en ligne maternelle, etc... Or, il semble que les mariages contractés entre les femmes dag-ghali et les ûlad sahbûn concernent, pour ce qui est des premières, des filiations où la chaîne de détention du t'bal a été interrompue, à un moment ou à un autre, en tout cas avant que l'ego, et que même le père de l'ego, aient pris pour épouses des filles du camp hirhafa. Je n'ai nullement constaté ailleurs de mariages exogamiques contractés avec des filles détentrices du t'bal. Cependant, sur le plan théorique, il semble que toutes les combinaisons matrimoniales soient possibles, sauf celle qui unirait une targuia à un esclave. Tout laisse croire alors que l'exogamie, prise dans cette acceptation, fonctionne pour les seules lignées exclues du t'bal, donc dépréciées par la communauté. Il faut bien pourtant, qu'à un moment donné de son histoire, cette communauté ait consenti à donner épouses détentrices du t'bal à des allogènes, pour que l'« hérésie » fut consommée. C'est pourquoi l'exogamie, en dehors de celle qui lie les unions interfractionnelles, ou même intertribales, au sein de la souche touareg, semble davantage liée à un phénomène historique qu'à un effet de structure (15). Ce contexte historique est difficilement saisissable. Il reste cependant contemporain de la rupture de l'équilibre pastoral marchand et de l'émergence consécutive d'un système de production agricole, qui est un système d'emprunt (techniques de foggara, habitat en dur de type «Ksour», système d'irrigation, terminologie agreste : «gamoûn», se dit pour les planches d'irrigation - comme au Touat - principe de partage,.. etc.). Au même moment les coutumes locales canonisent une terminologie juridique jusque-là usitée dans le Nord : la chefâa est baptisée « touaghek akali ». On verbalise - autre exemple d'acculturation intéressant - la rahnya (nantissement) par le terme de « arhanaqat »(16). On peut dire alors que dans un premier temps l'exogamie a fonctionné à l'intérieur de la souche « indigène », entre fractions de tribus, entre tribus de la confédération touareg. Dans un second temps, l'exogamie a fonctionné en s'ouvrant à des souches allogènes : mais alors, le processus d'auto-régulation (patrimonialité / matrimonialité) du système indigène était pleinement maîtrisé par les groupements originaires, maîtres d'oeuvre de la reconversion agricole. Les nouvelles alliances qu'ils devaient contracter étaient, certes, dictées par des contraintes économiques, mais ils en restaient les protagonistes. Le taleb (mon interlocuteur) donne une interprétation « discontinuiste » du processus d'inclusion des allogènes. Il tire de l'hagiologie touatienne le secret de l'explication : un chroniqueur des chorfa de l'azaouad (Mali) émigra à zawiat Kounta (Touat), vers la fin du IXème siècle. Il était contemporain de M'hammed, ancêtre de l'ego. Ce chroniqueur qui s'appelait Al-Chaïkh si-al-Mokhtar al-kabîr, a laissé à la postérité un manuscrit ayant pour titre: « kitâb al-tarâ-if ». On y trouve une chronique relatant qu'à la même époque, une guerre intestine décima les Touareg, surtout les mâles. Les survivants ne surent comment repeupler leur pays, et, inquiets, partirent à Aoulef consulter le grand marabout et jurisconsulte Al-Chaïkh bou-N'âma (17) qui vivait au ksar qabli zawia. Celui-ci produisit alors une fetoua (sorte d'arrêt de jurisprudence, en fiqh), selon laquelle désormais les « Arabes » (sans préciser toutefois si cela concernait les seuls m'rabtin) pouvaient prendre épouses chez les communautés touareg, à condition que le « patrimoine » ne soit ni aliéné ni dispersé : il en est ainsi des épouses, des enfants et des biens possédés (biens immeubles) qui doivent rester dans L'Ahaggar, dans le cas où les époux venaient à quitter ce territoire. Le taleb dit aussi que cette fetoua fut communiquée à Chaïkh si-al-Mokhtar, parent du Saint Jurisconsulte, et qui en donna publication en quelque sorte. Ceci pour ce qui est du discours rationalisateur. L'étude de la succession du taleb (mon interlocuteur) donnera plus de clarté sur les tenants et aboutissants des alliances qui se sont tissées entre touareg et « arabes » depuis ce début de siècle (18). SUR LA ROUTE D'ABALESSA : LE TERROIR MARABOUTIQUE DE TIFERT-TANAFELLA Pour mes interlocuteurs de dag ghali, comme pour les autres, « tifert », plus qu'un lieu-dit, suggère la « population mélangée » : mélange certes, mais aussi trois couples de partition, dont le terroir donne la projection. En effet, il met, sur le plan contractuel, le clan maraboutique des ûlad sahbûn en relation avec les dag ghali, partenaires principaux. A l'intérieur de ce clan, il y a ceux « d'en haut » et ceux « d'en bas », ceux de tifert tanafella, qui sont les « tribuns », dans la communauté des ûlad sahbûn, les tolba (d'où le toponyme surnuméraire « tifert tolba »), et ceux de « tifert tanatara », surnommés « ûlad sahbûn », et qui constituent le gros de la « plèbe ». Cependant, sur le plan de la qualité d'ayants droit, leur sort n'est guère dissemblable de celui des premiers, et leurs prétentions à la propriété ne sont pas mises en cause, sauf que ceux de « tifert tanafella » détiennent, en plus, un contrôle spirituel à l'intérieur de la communauté (statut personnel, liquidation des biens, litiges, etc...), et le statut « d'interlocuteurs valables » ou de médiateurs avec l'extérieur. A ce titre, il exercent le leadership sur une communauté dont ils ne représentent, d'ailleurs, qu'un très faible pourcentage de population : on peut même dire que l'ensemble des propriétés de « tifert tanafella » sont détenues (en indivision avec les Touareg bien entendu) par une seule famille, celle de ?Abd-el-qâder bén Mohammed Qasbit, propriétaire dans la région depuis une soixantaine d'années (date de référence donnée : 1330 de l'Hégire). Le troisième couple de partition met en relation l'ensemble des propriétaires avec les Haratin. M'intéressant, plus particulièrement aux modalités d'association qui lient la famille des tolba, aux autres groupements, notamment aux nomades de L'Ahaggar, mon entretien avec le taleb a porté sur l'origine de propriété. Aussi, celui-ci est pris comme «ego», pour toutes les relations de parenté présentement décrites. Enfin, pour ce qui est des quotités de partage, j'ai pris un as héréditaire arbitraire afin de faciliter la compréhension des fractionnements et de permettre de suivre les méandres de la circulation des biens, et des individus par transferts de droits successifs. Mohammed Qasbit avait hérité d'une foggara désaffectée laissée par son père au siècle dernier. Puis lui succéda ?Abd-el-qâder, en l'an 1330 de l'hégire, qui abandonna aussitôt ce patrimoine à l'état de ruine, pour la construction d'une foggara : pour ce faire, il décida d'entrer en association avec Ahmed, père du taleb ainsi qu'avec H'medu ûld rgay (targui). Notons tout de suite que le taleb avait pris pour épouse, face à ce contrat d'association, l'une des filles de Abd-el-qâder. Ce contrat a été rompu d'abord par Abd-el-qâder, à la suite d'un différend qui opposa ce dernier à H'medu : pendant que Abd-el-qâder était parti à Tamanghast pour acheter des pioches, H'medu en profita pour creuser une foggara à son seul profit. Le litige a été dissipé lorsque fut proposée la convention de partage : mise en commun des moyens de mise en valeur, et partage du jardin en trois parts égales. Un deuxième différend provint de ce que, cette fois-ci, le père du Taleb n'acceptât pas les termes d'une telle convention, après quoi il se retira par « mesure de prudence ». Enfin, ladite convention ne mettait plus en présence que deux personnages : ?Abd-el-qâder et H'medu, qui s'engagèrent alors à se partager (une fois en valeur) le jardin dans les proportions de trois septièmes pour ?Abd-el-qâder, trois septièmes pour H'medu, et un septième pour le « m'allem » (« maître-artisan » : sorte d'ingénieur en hydraulique) qui aura présidé à la prospection aquifère, et à la construction de l'ouvrage d'amenée d'eau souterraine (foggara), celui-ci se recrutant généralement chez des haratin. Notons que pour les besoins de la cause, la propriété était partagée en sept jardins contigus. Depuis cette association et la mise en valeur effective, plusieurs transactions se sont produites, s'accompagnant d'alliances plus ou moins insolites : ?Abd-el-qâder a attribué la moitié d'un jardin à Mohammed M'barek, son cousin en ligne maternelle, l'autre moitié à Intahmadi ben ?Issrou, dit « Mohammed » (cousin éloigné). Quelque temps plus tard, Tamannit, épouse en premières noces de ?Abd-el-qâder, a racheté la moitié du jardin qui avait été concédé à Mohammed M'barek. Tamannit décède, à la suite de quoi ?Abd-el-qâder concède la même moitié de jardin rachetée par la défunte au taleb, gendre du donataire. (Le transfert de propriété passe par Nounaa, fille de Tamannit et épouse de T ego). Cette cession ne manqua pas de resserrer de nouveau les liens, puisqu'aussitôt le père du taleb décida de prendre pour seconde épouse Mastoura, l'une des filles de ?Abd-el-qâder : il était de ce fait, à la fois beau-frère de son propre fils (puisque leurs épouses sont soeurs) et gendre du beau-père de ce dernier (puisque ?Abd-el-qâder est devenu beau-père du taleb et du père de celui-ci). ?Abd-el-qâder meurt. Il laisse pour lui succéder : - son fils : Sid Ahmed ( 16 parts) ; - sa fille : Fatma ( 8 parts) ; issus de son union avec la première femme lagida, et ses filles : - Mastoura ( 8 parts) : épouse du père taleb - nouna ( 8 parts) : épouse du taleb ; issues de son union avec Tamannit. Fatma ayant donné ses droits à son frère, les parts théoriques détenues par chaque héritier sont réparties ainsi, sur un héréditaire de 40 parts totales : Sid-Ahmed : 24/40ème Mastoura : 8/40ème Nouna : 8/40ème soit : 40/40ème Comme le taleb et son père sont restés dans l'indivis, leurs deux parts respectives s'ajoutent à la moitié de jardin déjà concédée par l'auteur commun au taleb (vu qu'il y a sept jardins en tout, cette concession est égale au un quatorzième, soit environ trois quarantièmes de la masse héréditaire). Leurs droits s'élèvent, pour ce qui est de cette phase de transfert, à 15 parts sur 40 au total, soit près de la moitié du patrimoine ! En effet, gérés pour le compte de leurs épouses respectives, ces droits leur sont pratiquement acquis. Plus tard, la part de Mastoura est allée à ses enfants issus de son union avec le père du taleb, à savoir : Sekkouti, Roquia, Hanna, ?Aïcha, Mohammed Khélifa, Mohammed Malek et Mohammed Brahim. Quant aux enfants issus de l'union du père du taleb, avec la première épouse, dénommée Khédidja, à savoir le taleb, ses deux soeurs Fatma et Fatima Zohra, ces dernières sont retournées depuis longtemps au Touat, où elles sont mariées. Restait le taleb, qui ne pouvait prétendre à une telle succession à la survivance de son père. Reste enfin le hartani qui avait contribué techniquement à la mise en valeur et qui, à ce titre, détenait un jardin (soit le un septième de la propriété : précisons que la masse héréditaire sur la base de laquelle a été établi l'a.y de 40 parts, ne porte que sur six septièmes de la propriété totale) : il s'appelait Barka Bensalem. Son jardin a été racheté par un nommé Titi, fils de Belgacem (ce dernier était originaire de la région de Timi, d'où il avait émigré récemment) ainsi que par Akroud (chef de la fraction taïhert de la tribu des dag ghalï), indivisément, et pour moitié à chacun d'eux. Ensuite, Akroud a laissé gracieusement sa part au taleb (devenu un personnage important...). De transaction à cession, celui-ci a fini par détenir la majeure partie des biens considérés, s'appuyant tantôt sur les alliances de famille, tantôt sur celles qu'il a pu tisser politiquement avec les dag ghâli. HISTORICITÉ DES NOUVELLES ALLIANCES FONCIÈRES OU LE SENS D'UN « POTLACH » En définitive, tout cet imbroglio de transactions et d'aliénations multiples, constatées aussi bien chez les dag ghali que chez les familles de tifert tanafella, ne sont que le calque juridique d'une réalité sociale, que mettent en évidence nos deux personnages typiques du phénomène de changement. Ainsi, Moussa, héritier d'Aggag, et le taleb des ûlad sahbûn, loin d'être les protagonistes d'une rupture, n'auront été qu'un échantillon représentatif de deux groupements, à l'origine distincts et étrangers l'un à l'autre, différenciés par l'origine ethnique, géographique et la culture, et qui finissent par régler leurs conduites, synchroniser leurs temporalités et refaçonner leurs espaces économiques autour d'une rationalité commune: le modèle agricole et sa structuration foncière. En effet, comme je l'ai souligné par ailleurs, la circulation des biens ordonne la circulation des personnes au niveau tant intra-tribal qu'inter-tribal. La nouvelle parentèle que le patrimoine foncier permet ainsi d'élargir à l'ensemble de la confédération, constitue le support politique à une nouvelle typologie des alliances qualitativement différente du modèle nomade originel. Car, quelle que soit la diversité des stratifications déjà obtenues, elles ont contribué globalement à une solidarité de plus en plus grande des Imghad alors que le lignage du l'bal, celui des kel ghella, déjà minoritaire par le nombre, entamé de surcroît par la désaffection du système marchand, et donc d'un fonds fiscal, dont il tirait à la fois son essence et sa substance, ne participe que dans de faibles proportions à cette dynamique foncière des alliances. Et pourtant, si faible soit-elle, une telle participation, quand elle est effective, tend à le diluer, à l'indifférencier statutairement par la pratique de la rente. Déjà, son règne tendait au crépuscule avant même que, de l'extérieur par la violence du droit, le législateur « national » de l'Algérie indépendante n'en vînt à le lui confisquer officiellement ; isolé de plus en plus dans un carcan institutionnel et économique en dysfonctionnement avec les assises politiques de son pouvoir, il a contribué timidement à s'insérer, avec cette société nomade en perdition, dans l'espace économique de la rente foncière. Cependant, l'insertion touareg dans l'espace foncier exigeait, pour cette aristocratie militaire, de faire superposer à une rationalité économique nouvelle, un espace politique nouveau. Car le pouvoir fondé sur le principe de commandement était rendu caduc de l'intérieur, par les classes vassales parties prenantes du système. La nouvelle donne économique rendait ainsi de plus en plus nécessaire la médiation « idéologique », comme substitution à une nature de pouvoir surannée : les gens de tifert tanafella, les «tribuns» maraboutiques des « ûlad sahbûn » et toutes les générations de « tolba » qui en sont issues, devaient contribuer logiquement à une telle médiation. De ce fait, la formation sociale touareg, dans sa phase de rupture (rupture économique, rupture sociale, rupture de pouvoir enfin) annoncée déjà depuis le siècle dernier, donne, depuis la « réforme agraire de 1965 » connue dans la région, l'esquisse des formations sociales et économiques du Touat - Gourara - Tidikelt pré-colonial. [*] Communication présentée au colloque du CEMAT, à Tanger, 1988. L?ouvrage du CEFRESS où est publié cet article ( signalé au Liminaire ) n'a jamais été éligible a une Co -édition algérienne, comme tant d'autres ouvrages en sciences humaines dont la population étudiante est malheureusement privée . NOTES (1) Tambourin, objet décoratif, mais surtout emblématique : il est détenu par le groupe suzerain, dépositaire du droit de « guerre et de paix », donc de la souveraineté. (2) « La terre à celui qui la travaille », est un principe repris un peu partout en Algérie depuis l'indépendance (l'expression est de Bugeaud !), mais a trouvé pour la première fois un terrain d'application dans L'Ahaggar, en 1965. On voulait par la « réforme agraire » dissoudre les rapports serviles, voire esclavagistes, dont le nouvel Etat indépendant venait de découvrir les survivances. (3) Je n'ai pas constaté de mariage récent entre les sahbûn et touareg, en dehors des familles qui étaient déjà liées depuis au moins une vingtaine d'années. Quelques exceptions de mariages ex nihilo subsistent cependant : le fils du taleb (?Abd-el-kader ûld ahmed, qui est, Vego ici) est marié avec une fille de la fraction Iragnatem, dont le campement est à timiaouin (frontière malienne). Un jeune homme de tifert tanafara vient de prendre épouse dans la même camp. (4) Visite des saints (accompagnée d'offrandes). (5) Entre tît et abalessa, les terroirs agricoles (aujourd'hui quasiment désaffectés) forment un chapelet discontinu, mais linéaire suivant la dépression. La densité « maraboutique » y devient prépondérante si l'on en juge par le nombre de villages honorés par les saints et les marabouts : fît, daghmouli, tifert tanafella, ahalesxa. (6) Des traces (sans doute d'origine rupestre) de pied d'homme et de chien sur une pierre non loin de Daghmouli, sont attribuées à ce saint fondateur des lieux, ancêtre du wâli actuel, et à son chien qui l'accompagnait. (7) I. 'amcnokal est le « Prince » des Touareg, il incarne le pouvoir. On l'appelle aussi « hey ». (8) Le frère du dernier amenokal amakhokh a été cependant invité à faire partie de l'Assemblée Populaire Nationale, en même temps que du Comité central du F.L.N. (9) Si le substrat doit en être un indicateur de la dynamique des alliances, cette dynamique s'est déplacée théoriquement du terrain touareg à celui des haratin. Il serait alors intéressant de voir s'il y a une stratégie matrimoniale correspondante à la situation, dont les haratin ont hérité. Or la visite récente des terroirs agricoles d'abalessa et de tifert, qui furent en 1970 les plus prospères, permet de constater une désaffection radicale : motopompes non renouvelées en raison des problèmes de maintenance, action de mise en valeur timide, voire étouffée d'en haut (une expérience de substitution des motopompes par les éoliennes aurait révolutionné le système de production dans la région, si ce projet, soutenu par un jeune ingénieur, n'avait été rejeté par les autorités locales) : il s'en suit une situation de prise en charge alimentaire entretenue délibérément par l'Etat. Cette mise en dépendance, qui reproduit curieusement à échelle réduite celle qui s'opère à l'échelle internationale, pour des raisons qu'il n'est pas opportun de signaler ici, met également en porte-à-faux toute restructuration sociale pouvant logiquement résulter d'un « fait » agricole nouveau. (10) Le terme « arabe » est utilisé traditionnellement pour distinguer les roturiers des autres souches, qui ont immigré à des époques successives. Or le caractère arabe des m'rabtin ûlad sahboûn relève plus de constructions idéologiques sur les origines que d'une réalité ethnique. (11) La parenté touareg a fait l'objet d'une littérature foisonnante. Les ethnologues français s'en occupent très bien. Il me semble néanmoins que cette littérature offre trop souvent l'image d'un monde touareg irréel, désincarné, réduit au discours savant des typologies et des modèles. (12) Edmond Bernus, dans «Espace géographique et champs sociaux chez les louareg illabaden » (République de Niger), in : Etudes rurales, n°37 à 39, Paris, Mouton, 1979, constate l'existence, au sein de cette confédération, de tribus religieuses « ineslemen ». Il semble que leur autonomie relève de l'arbitraire du pouvoir étatique. Il serait intéressant de voir si les tribus sont touareg d'origine ou non. Car il semble bien que des tribus surnuméraires « d'origine indéterminée » le plus souvent, s'agglomèrent à d'autres groupes sociaux rencontrés dans le Sahel. Il est difficile de reconstituer l'origine de ces groupes maraboutiques et il n'est pas exclu en tout cas qu'ils soient d'ethnies étrangères au domaine sahélien (cf. Abderrahmane Sâadi, qui relate le rôle joué, avant l'époque saadienne, par les Arma venus du Nord au Soudan pour y prêcher la foi musulmane, aussi pour servir d'intermédiaires spirituels à l'allégeance auprès des dynasties maghrébines in : tarikh es- soudan, trad. Houdas, Bibliothèque de langues O. (1899). (13) Abdûl-karim al. Maghili, fin XVème début XVIème : venu de Tlemcen où il était jurisconsulte, il se donna pour mission d'exterminer les Juifs de Tamentit (Touat) et leva des troupes du Soudan. Il fut enterré à Bû- ?ali (route de Reggane). (14) Sorte de « fiacre », pouvant servir à la fois de recueil de jurisprudence coutumière à l'échelle du terroir, de conservation hypothécaire, et de chronique hagiographique, le tout déposé chez les doyens ou les « sages » du village. (15) En droit musulman, beaucoup de dispositions canoniques semblent remonter à la nuit des temps alors qu'elles résultent de rééquilibrages récents du patrimoine familial : par exemple le droit de ch'fa?a (droit de retrait préemptoire) n'avait d'objet que depuis que l'inaliénabilité en terres »circh n'était plus le principe dominant et singulièrement depuis qu'on est passé d'un régime fondé essentiellement sur la possession à un régime de « propriété » de type quiritaire. (16) Ces termes me furent communiqués par les vieux du campement de Taharnanet (kal tihart, tribu dag ghali) notamment par moussa, fils de agag. (17) L'anecdote veut que Bou-n'ama soit un pseudonyme, puisque « n ?ama » veut dire « autruche » ; on dit que ce saint personnage fut abandonné par ses contribules, au retour de La Mecque, vu son impotence. Alors une autruche se mit à sa disposition et lui servit de monture jusqu'en Aoulef. (18) La partie monographique qui suit a été rédigée après l'enquête de 1970. Tout ce qui précède relève d'annotations et de précisions apportées à la suite de mon dernier séjour (1987). |