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Costa
Gavras est l'un des monstres sacrés du cinéma contemporain
et le symbole du film politique. Dans «Va où il est impossible d'aller» (Seuil
éd) il raconte sa vie de jeune immigré grec en France, ses études, ses
rencontres et nous fait pénétrer dans les coulisses de ses films. Une vraie
leçon d'art et de vie.
Le Quotidien d'Oran : Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire vos mémoires, parce qu'après tout vous êtes d'abord un homme d'images ? Costa Gavras : Il est important pour moi de raconter la naissance et la genèse des films, car tout le monde me dit que je fais des films politiques comme si j'avais eu un programme de films politiques. Cela n'a pas été mon but, ça été le résultat de tout un contexte, mais ce que je n'aime pas, c'est qu'on prétende que j'aie programmé de faire du film politique, les films sont nés d'une manière tout à fait différente. Q.O : C'est ce qui vous a poussé à écrire vos mémoires ? C.G. : C'est l'une des raisons. J'ai commencé à prendre des notes pour mes petits-enfants surtout. Ils entendent parler d'«immigrés» et de «migrants» et ils me posent des questions. Or je suis un immigré. Q.O : Vos petits-enfants ont du mal à imaginer que vous ayez passé pour venir en France «après un voyage de 18 h en bateau du Pirée à Brindisi (Italie) et de trente heures de train jusqu'à Paris». C.G. : Mes petits-enfants vivent dans une société ouverte. Ils ne manquent de rien, disons-le, et ils voient à la télé et dans les médias tout le malheur des migrants, toutes ces images, ces centaines de migrants entassés les uns sur les autres, ça suscite chez eux une sorte d'inquiétude et en même temps des interrogations. Q.O. : Que voulez-vous transmettre à vos petits-enfants de votre riche carrière, l'exemple de votre vie ? C.G. : Je voudrais leur dire ceci que tout se fait avec beaucoup d'efforts, et leur apprendre la liberté. J'aimerais leur transmettre l'amour de ce pays qui m'a accueilli, cette France des possibilités considérables et leur apprendre à en faire bon usage. Q.O : Vous estimez que la France a su conserver sa capacité d'accueil ? C.G. : D'accueil, sûrement pas ! Q.O : La France, c'était pour vous une sorte de «rêve américain» ? C.G. : Moi, je n'ai jamais cru au rêve américain, plutôt au «cauchemar» américain. Je suis allé en Amérique, j'ai vu les petits vendeurs de journaux qui sont restés vendeurs de journaux et les milliardaires qui sont très peu nombreux. Non le rêve américain, je n'y crois guère. Ce sur quoi je voudrais mettre l'accent, ce sont les études et l'effort. Etudier, étudier comme me le disait ma mère. Q.O : C'est votre mère qui vous a donné envie de quitter la Grèce, de partir vers d'autres cieux peut-être plus cléments ? C.G. : À l'époque, la Grèce ne proposait rien à ses enfants, en tout cas pas aux gens de mon milieu. J'appartenais à une partie de la société qui n'avait aucun avenir. Partir, c'était une question de survie. Q.O. : C'est pour ça que vous avez intitulé votre livre «Va où il est impossible d'aller» ? (Seuil éd.) C.G. : Tout à fait. Moi je suis arrivé là où il m'était a priori impossible d'aller. Réaliser ce que j'ai accompli, ça me ne traversait même pas l'esprit. Mon projet était d'accomplir des études et de faire ma vie. Q.O : Dans ce livre foisonnant, vous racontez une vie riche en événements. Vous avez réalisé une série de films qui ont marqué les esprits et demeurent des références, Z, L'Aveu, Missing, État de siège, comment devient-on Costa Gavras ? C.G. : Je ne sais pas, c'est pour ça que j'ai opté pour ce titre. Je n'en reviens pas d'être ce que je suis devenu. Q.O : C'est le résultat d'une suite de rencontres, de circonstances, d'une volonté ? C.G. : Je pense qu'il y a toute une série de choses, d'abord à l'origine il y a cette espèce d'envie, cette sorte de moteur intérieur pour refuser ce qui vous est proposé, ensuite c'est les études et le travail et puis les rencontres. Si l'école (L'Idhec1) ne m'avait pas envoyé faire un stage chez C. Pinoteau2, j'aurais fait autre chose mais pas ce que j'ai fait avec lui. Une rencontre donne lieu à d'autres rencontres et ainsi de suite. Q.O. : Vous dites vous-même que vous êtes un immigré. Quand vous voyez les images terribles de ces migrants, quels sentiments cela suscite en vous ? C.G. : Je comprends parfaitement ce que ces gens ressentent. D'abord la solitude avant tout et l'indifférence des autres. On ne vous regarde même pas, vous n'existez pas ! Le pire, peut-être c'est cette indifférence, et peut-être le fait d'être considéré comme un ennemi. Je trouve qu'il est malheureux que la France, un pays doté de richesses et des possibilités énormes, ne fasse pas preuve de plus d'ouverture envers ces migrants. Q.O : Quand vous débarquez en France dans les années 1950, gardez-vous le souvenir d'avoir été bien accueilli ? C.G. : Oui. A la différence des migrants d'aujourd'hui, je n'étais pas un illégal. J'ai été accepté très facilement. J'ai pu m'inscrire à l'université et faire des études. J'ai été respecté et traité avec des égards. On me parlait poliment. Q.O. : Vous entamez des études ? C.G. : de lettres à la Sorbonne, puis je bifurque assez rapidement vers l'Idhec. Q.O. : Et là vous croisez quelqu'un qui fait grande impression sur vous, Michèle Firk3. C.G. : Une femme remarquable puisque avec elle ce n'est pas la dimension séduction qui prime, mais l'intelligence. On sentait qu'on était en présence d'une personnalité forte, donc on ne va pas lui faire les salamalecs habituels. J'ai appris beaucoup de choses avec elle. Q.O. : Vous gardez le souvenir d'une personne qui va jusqu'au bout de ses idées ? C.G. : Un jour j'apprends qu'elle est allée à Cuba et en Amérique latine. Sa mort correspond à la fois à sa personnalité et à la fidélité à ses idées. Q.O : Vous vous trouvez en France à une période brûlante de l'histoire de France, puisqu'on est en pleine guerre d'Algérie, comment percevez-vous ce qu'on appelait pudiquement les «événements» ? C.G. : On disait aussi «pacification». Au début, je me suis intéressé parce qu'un certain nombre de mes camarades de Sorbonne étaient mobilisés là-bas. Très vite, on m'a conseillé de ne pas me signaler à ce sujet, pour des questions de survie, car en tant qu'étranger, je risquais l'expulsion. J'ai continué à suivre les événements, et ce qui m'horrifiait, c'était cette idée qu'une minorité européenne puisse imposer sa domination à neuf millions d'Algériens. Un événement qui m'est arrivé est tout à fait significatif : peu après l'indépendance de l'Algérie, j'ai demandé ma naturalisation française ; j'ai donc passé un examen et l'examinateur me fait observer qu'étant en France depuis 1955, j'aurais pu déposer ma demande de naturalisation bien avant. Je lui ai franchement répondu qu'il y avait une guerre en Algérie et que je ne voulais pas risquer d'y être envoyé. Pour cette raison, je n'ai pas été naturalisé. Je ne l'ai été qu'en 1968. Q.O : A la même époque, il y a ce groupe de cinéastes qui apparaît, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Roger Vadim4, Claude Chabrol5 et qui incarnent ce qu'on a appelé la «Nouvelle Vague» C.G. : La Nouvelle Vague, aujourd'hui on la voit avec le recul. A l'époque, en termes de nouvelle vague, il y avait Vadim qui était la grosse vedette. Les autres n'avaient pas encore réalisé leurs films, ne s'étaient jusque-là signalé que par de petits travaux cinématographiques. Les cinéastes de la Nouvelle Vague appartenaient tous à un certain milieu, à la classe moyenne supérieure, ils racontaient leur vie parisienne, mais moi j'appartenais à une autre culture. Je n'envisageais de raconter ni ma vie, ni celle de mon milieu ; ça ne me venait pas à l'esprit. Q.O : Mais leurs critiques de leurs aînés, de l'académisme ? C.G. : C'était fascinant. J'ai eu la chance de rencontrer René Clair et tout d'un coup, René Clair6 qui était l'un des anciens, se voyait insulté. Tous ceux qui comptaient dans le monde du cinéma, on les traitait outrageusement, ils étaient ravalés à un degré assez bas. Je me souviens de Gilles Grangier, qui était un metteur en scène populaire, qui vient me voir et me dit : «Mais Costa dites-moi pourquoi ils (les cinéastes de la Nouvelle Vague) me détestent, vous qui êtes jeune comme eux ? Il ne comprenait pas, en fait c'était une génération nouvelle qui cherchait à se faire une place au soleil en tuant ses aînés. Vieille histoire du meurtre du père. Et comme j'ai moi-même travaillé avec plusieurs metteurs en scène, j'ai vu les différentes façons de réfléchir et de tourner en France. J'ai vite vu que cette polyvalence ne pouvait pas changer du jour au lendemain, d'autant plus que la «Nouvelle Vague» a connu une rapide ascension, mais elle a commencé à un moment donné à péricliter, à faire des œuvres cinématographiques qui ne «marchaient» pas. On parle des grands metteurs en scène de la Nouvelle Vague, ils se comptent sur les doigts d'une seule main. Une demi-douzaine de noms qui surnagent. Presque une centaine de ceux qui se réclamaient de la Nouvelle Vague ont disparu complètement. Q.O. : A ce moment-là vous faites un certain nombre de rencontres décisives. René Clair, Jean Giono, Fernandel, Jacques Demy7, qu'avez-vous appris de ces réalisateurs dont vous étiez l'assistant ? C.G. : On apprend le métier et ses difficultés. On apprend à choisir ses collaborateurs et on est attentif à la façon de travailler de chacun. Entre René Clair, René Clément8 et Jacques Demy, voilà trois écoles dont les oppositions sont très marquées. Clément, c'était un grand technicien ; il savait manier la caméra d'une manière formidable ; c'était à l'image de ce qu'un Flaubert ou un Malraux étaient aux mots. Les sujets qu'il choisissait n'étaient pas toujours aussi formidables que sa technique. Jacques Demy se distinguait par sa qualité humaine, par son rapport avec les sujets, avec les acteurs, c'était tout à fait un autre monde, de même que René Clair évoluait dans un autre monde. La fréquentation de ces artistes représentait une leçon au quotidien et ça permettait de choisir un chemin à soi. Q.O. : Le premier film que vous réalisez, c'est Compartiment tueurs, comment le regardez-vous avec le recul ? C.G. : Le film a connu du succès à sa sortie en Amérique et un peu partout. Mais il a été très mal accueilli par l'élite intellectuelle. Q.O. : C'était du cinéma populaire, vulgaire... C.G. : Cinéma à l'américaine, disait-on. Un mot m'a profondément marqué, un critique des «Cahiers du cinéma» a utilisé le mot «exécrable» pour qualifier le film. Aujourd'hui, on le classe parmi les films qu'il faut voir. Q.O. : Venons-en à Z qui est l'un de vos très grands films. Dans quelles circonstances l'avez-vous réalisé ? Si j'ai bien compris, le film devait se faire en Grèce. C.G. : Oui, mais il ne pouvait pas se faire en Grèce, ni en grec. Le film a été fait par moi avec la collaboration de Jorge Semprun9 et les acteurs qui ont accepté de le faire comme on écrit sur les murs : «A bas les colonels !». Personne ne voulait de ce scénario parce qu'il n'y avait pas de personnage qui court comme un fil rouge à travers tout le film, il n'y avait pas d'histoire de femmes, pas d'histoire d'amour. Je m'étais résigné à ne pas le faire et j'ai appelé les acteurs pour le leur annoncer, n'ayant ni producteur ni de lieu propice pour tourner le film. Mais Jacques Perrin10 qui connaissait l'Algérie et M. Lakhdar Hamina a évoqué la possibilité de le tourner en Algérie. Nous y sommes allés, Lakhdar Hamina nous a accueillis et nous a conduits à Mohammed Seddik Benyahia, alors ministre de l'Information, à qui nous avons communiqué le scénario. En attendant, on s'est promené dans la ville et les lieux étaient parfaits pour le tournage. Un peu plus tard, Jacques Perrin m'a dit que les Algériens ne donnent pas d'argent, mais acceptent que le film soit tourné chez eux, et ils accordent toutes les facilités. La vérité est différente, c'est Ahmed Rachedi qui me l'a racontée. Le ministre Benyahia a dit : «Vous voulez tourner un film sur les colonels et sur un coup d'Etat ?». Lakhdar est intervenu en disant qu'il allait en parler directement au président Boumediene. La réaction de Boumediene est sensiblement la même que celle de Benyahia. Devant l'insistance de Lakhdar qui évoquait la qualité du scénario et des acteurs, Boumediene, après réflexion, dit : «On va faire ce film, vos colonels sont des fascistes, mais nous on est des colonels révolutionnaires». Et c'est ainsi que le film a pu être tourné. Q.O : Ça a été un succès ? C.G. : Énorme. On ne s'y attendait pas du tout. On était sûr de l'échec, autant vous dire l'ampleur de notre étonnement. Si le film a été fait dans de bonnes conditions, c'est grâce aux Algériens, autrement le film n'aurait pas existé. Q.O : Après Z, vous enchaînez avec L'Aveu, l'histoire de ce film est compliquée : vous vouliez tourner le film à Prague et ça n'a pas été possible. C.G. : Parce que les Russes étaient intervenus à Prague en 1968. Q.O. : Le récit de London n'a pas posé un problème d'écriture cinématographique ? C.G. : Il y avait quelques difficultés dans l'écriture du scénario, mais on s'en est bien tirés avec J. Semprun, qui était un ancien dirigeant du Parti communiste espagnol. Q.O. : Quel genre d'homme était J. Semprun ? C.G : Un homme très calme, très doux, un grand intellectuel qui avait une manière d'analyser les situations et les événements qui étaient à mon avis parfaite. A mes yeux, une grande leçon politique. Q.O : Avec L'Aveu, comment ça s'est passé ? C.G. : Entre-temps, Z avait connu beaucoup de succès, donc on n'a pas eu de problème d'argent, mais j'ai eu quelque souci avec certains acteurs qui m'ont dit qu'avec ce film on apportait de l'eau au moulin de l'adversaire du socialisme. Q.O : C'est l'argument des communistes français ? C.G. : Oui, ils disaient que d'un livre communiste, on avait fait un film anticommuniste. Q.O. : Et quelle était la position de London ? C.G. : Il a défendu le film à fond. Q.O : Quel a été l'impact du film ? C.G. : Le film a été un succès, ça a suscité des débats un peu partout, même à l'intérieur du parti communiste français. Q.O. : Vous avez même organisé une séance pour les membres du parti. C.G. : Après la projection, ils sont sortis pas contents et même furieux. Jean Kanapa11, un des dirigeants du parti, a dit : «Voilà un film que le parti aurait dû financer», mais Georges Marchais a considéré que le film était anticommuniste. Il y a eu donc un débat interne. Q.O : Vous consacrez un chapitre à Yves Montand. Vous avez développé une amitié personnelle avec Montand, quel genre d'homme était-il dans la vie ? C.G. : Il était très drôle et très doux, contrairement à l'image qu'on peut avoir de lui. Il avait une timidité et il avait tendance à cacher ses émotions. Q.O : Un parcours étonnant que celui de Montand. C.G : Imaginez un immigré italien, sa famille ayant fui le fascisme de Mussolini, qui a commencé à exercer le métier de coiffeur à Marseille, puis devient acteur, et puis premier chanteur de France. Il prend des positions politiques formidables, il est reçu par M. Krouchtchev et plus tard par M. Kennedy à la Maison Blanche, sans oublier Hollywood. Montand est donc devenu un personnage considérable. Q.O : Et Simone Signoret ? Quel genre de femme était-elle ? C.G. : C'était une femme à tempérament. Elle était entière dans ses sentiments. Elle aimait les gens ou elle ne les aimait pas. Elle disait franchement ce qu'elle pensait. L'immigré que j'étais a reçu là des leçons extraordinaires. Notes 1- L'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques. 2- Claude Pinoteau (1925-2012), réalisateur et scénariste 3- Militante communiste, se suicide le 7 septembre 1968, alors qu'elle est sur le point d'être arrêtée par la police au Guatemala. 4- R Vadim (1928-2000), réalisateur et scénariste, Dieu créa la femme (1956) est son film le plus connu. 5- Chabrol (1930-2010), réalisateur appartenant à la Nouvelle Vague. 6- René Clair (1898-1981, réalisateur et scénariste français 7- Jacques Demy (1931-1990), réalisateur et scénariste. 8- René Clément (1913-1996), réalisateur 9- J Semprun (1923-2011), écrivain, scénariste et homme politique espagnol. 10- Jacques Perrin (1941), acteur, réalisateur et producteur de cinéma français 11- Jean Kanapa (1921-1978), ancien élève de Jean-Paul Sartre, membre dirigeant du Parti communiste français. |