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«Il n'y a pas d'économie qui ne soit pas politique». Samir
Amin
Samir Amin, le grand économiste franco-égyptien, né d'une mère française et d'un père égyptien, au parcours intellectuel et militant incomparable est décédé, dimanche 12 août, à l'âge de 86 ans, Cet économiste, nourri à la philosophie marxiste, auquel tout le monde porte une grande estime, que j'ai eu le plaisir de rencontrer lors de la 13ème Assemblée générale du Codesria (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, dont le siege est domicilié à Dakar) qui s'est tenue à Rabat en décembre 2011, où on lui a consacré toute une matinée pour lui rendre hommage, est incontestablement l'un des plus grands économistes du monde arabe et du monde contemporain. Et c'est là où il a livré son analyse fondée sur la dialectique marxiste, comme on le sait, de ce qu'on qualifie de Printemps arabe. Il ne s'agit pas pour nous ici de faire l'apologie d'un homme au parcours intellectuel et militant incomparable, mais de revenir tres succintement sur son parcours intellectuel et la place qui lui revient dans la pensée économique " hétérodoxe " contemporaine, lui qui semble être méconnu par beaucoup de nos étudiants pour ne pas dire nos enseignants de la derniere génération, sans doute parce que la pensée marxiste n'est plus de mise alors qu'en fait? depuis la crise, les références à Marx et son outillage analytique du capitalisme se sont multipliées. Commençons donc par présenter une brève biographie de cet auteur dont les textes sont étudiés dans de prestigieuses universités à travers le monde. Samir Amin a poursuivi ses études supérieures à Sciences Po Paris, dont il est sorti diplômé en 1952. Il entama ensuite des études en économie, obtenant son Doctorat ès Sciences Economiques en 1957 ; il travailla dans un premier temps en tant que haut-fonctionnaire en Egypte de 1957 à 1960, avant de se voir contraint de s'exiler au Mali (suite aux répressions que subissent les communistes égyptiens par le régime de Gamal Abdel Nasser), où il devient conseiller économique auprès du gouvernement malien de 1960 à 1963. Il est ensuite devenu professeur aux universités de Poitiers, Dakar et Vincennes (Paris). Il a dirigé à partir de 1970 l'Institut africain de développement économique et de planification de Dakar (Idep), rattaché à la Commission économique des Nations unies pour l'Afrique, qu'il a quitté en 1980, pour cofonder le Forum du tiers-monde, une association regroupant plus d'un millier d'intellectuels d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, dont le bureau africain est à Dakar. De même il a été un des principaux fondateurs, en 1975, du Forum du tiers-monde dont il a assuré la présidence. Il a été un auteur prolifique (plus d'une cinquantaine d'ouvrages). Outre les ouvrages théoriques de référence, dont on peut citer L'accumulation à l'échelle mondiale, 1970, Le développement inégal, 1973, L'échange inégal et la loi de la valeur, 1973, La déconnexion, 1985? Il a consacré nombre d'ouvrages aux expériences de développement dans le continent africain, dont " Trois expériences africaines de développement : le Mali, la Guinée et le Ghana (1965), Histoire économique du Congo : 1880-1968 (1970, avec C. Coquery-Vidrovitch) et L'Afrique de l'Ouest bloquée (1971). Il a fait le bilan de ces expériences dans " Le néocolonialisme en Afrique de l'Ouest (1973) et, un peu plus tard, dans " La faillite du développement en Afrique et dans le tiers-monde (1989). Le " monde arabe " n'a pas été en reste " L'économie arabe contemporaine (1980), L'Egypte nassérienne (1964), Irak et Syrie : 1960 - 1980 (1982), etc., " L'économie du Maghreb, 1966 ", et " Le Maghreb moderne, 1970). Mais le nom de Samir Amin reste attaché à son œuvre majeure qui est celle du développement inégal, exprimée dans un ouvrage qui a " bouleversé le monde de l'économie du développement " : Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Éd. de Minuit, paru en 1973. Cette théorie repose sur deux concepts clés explicatifs des processus de sous-développement : le centre (pays capitalistes développés) où l'appareil de production s'est développé et où le prolétariat peut accéder au statut de classe moyenne consommatrice et leurs périphéries (tiers-monde), où sont produites ou extraites les matières premières transformées et valorisées dans les centres et où le prolétariat ne peut accéder à l'autonomie matérielle. Toute l'oeuve théorique et empirique de Samir Amin s'articule autour de trois concepts fondamentaux : "système mondial de l'économie capitaliste", "accumulation à l'échelle mondiale" et "développement inégal"; elles ont pour point de départ un ensemble de problèmes corrélés par la problématique "développement / sous-développement". Il s'est ainsi illustré par " son analyse critique du système économique mondial et par son engagement en faveur des pays du tiers-monde. " Très tôt, dès le début des années 1960, Samir Amin, comme l'a remarquablement relevé l'écomiste tunisien Hakim Ben Hammouda qui l'a côtoyé, " brise l'univers fermé et opaque de la réflexion économique et porte avec une rare intelligence et une verve critique la voix du Sud. Il a ainsi dénoncé les rouages de l'économie mondiale qui sont au cœur de la " marginalisation de la périphérie ", comme on le disait à l'époque, et a contribué à la réflexion sur un autre monde plus solidaire, bien avant que les altermondialistes ne soient à la mode. " Samir Amin a consacré sa vie, son travail théorique et sa praxis politique au service des pays du Sud. " Il a été probablement le seul économiste du tiers-monde étudié dans les universités du monde entier ". Sauf chez nous en Algérie, depuis la consécration de l'option libérale de développement Samir Amin a été présenté sous de nombreux qualificatifs? Economiste anticapitaliste et panafricain (il a choisi de vivre à Dakar), économiste du Sud, un maître de la pensée radicale afticaine, immense intellectuel, l'un des plus grands penseurs et économistes de notre temps. Ce théoricien du " développement inégal " n'avait jamais renoncé à ses convictions. Contrairement à nombre de ses collègues séduits par " l'économie libérale et planétaire ", comme c'est le cas de nos illustres economistes (Abdellatif Benachenhou et Abdelhamid Temmar pour ne citer que ces deux professeurs d'économie), Samir Amin n'a jamais renoncé à des convictions puisées dans l'idéologie marxiste. " Alors que la faillite du développement paraît consommée en Afrique, Amin multiplie les analyses et les discussions sur le projet d'un " autre développement " dans un monde polycentrique où les quatre ou cinq " grands " qui ont remplacé les deux superpuissances militaires américaine et soviétique n'ont pas cessé pour autant de marginaliser les victimes des stratégies du capital mondial (ou " mondialisé ") ", ( Jeune Afrique en 2005.) " À l'ajustement " aux tendances dominantes, Amin oppose donc la " déconnexion " qui consiste, pour une nation défavorisée, à soumettre ses rapports avec l'extérieur aux exigences prioritaires de son propre développement. Ce " nationalisme progressiste ", qui n'exclut pas la coopération régionale comme instrument de lutte contre les monopoles mondiaux, constitue, selon lui, une étape de la longue transition du capitalisme mondial au socialisme mondial ". Des l'annonce de son décès, nombreuses furent les personalités (du monde économique et politique ?); qui ont exprimé dans des termes éloquents des hommages marqués au théoricien et militant du tiers-monde. Le président sénégalais, Macky Sall, a notamment salué celui qui a " consacré toute sa vie au combat pour la dignité de l'Afrique, à la cause des peuples et aux plus démunis ". Le vice-président et chef économiste de la Banque africaine de développement (BAD), Célestin Monga " vous n'aviez pas besoin de partager tous ses points de vue marxistes pour le voir comme l'un des esprits les plus aiguisés de l'économie et un vrai croyant en une Afrique démocratique et unie. Le monde a perdu un géant, un esprit magnifique et une espèce rare de professeur ". Pour le Codesria, dont il fut un des membres fondateurs, " un titan s'en allé ". " C'est la fin d'une époque dans l'histoire de la recherche sociale en Afrique, compte tenu des nombreux rôles de pionnier joués par le regretté Professeur Amin en tant que chercheur, enseignant, mentor, ami, révolutionnaire. Pour trois générations d'Africains et, bien entendu, pour les chercheurs radicaux de par le monde, le Professeur Amin était ce baobab géant dont la grandeur d'intellect et d'esprit a fait un modèle digne de ce NOM ". Pour le quotidien francais " Le Monde " Samir Amin fut sans conteste l'un des esprits les plus lucides du vingtième siècle dans la critique du système capitaliste mondialisé. Pour lui " la logique capitaliste du profit entraîne la destruction des bases de la reproduction de la vie sur la planète. " Nous concernant, Samir Amin visitait souvent l'Algérie, notamment dans les années 1970, à l'époque de Houari Boumediène (rahimahou Allah). Dans une interview accordée au quotidien El Watan en date du 05/05/2010, il déclarait à propos de notre pays ; " L'Algérie est un pays qui m'est très cher, tout d'abord parce que c'est un pays qui a su lutter pour son indépendance et la conquérir dans des conditions qui n'étaient pas faciles. Ensuite parce que c'est l'un des leaders de la libération de l'Afrique et de beaucoup de pays africains. Et aussi parce qu'elle a été l'un des pays phares du groupe de Bandung, c'est-à-dire le mouvement des non-alignés. L'Algérie a su prendre, à l'époque, des initiatives indépendantes qui ont su modifier les rapports de force internationaux en faveur des peuples du Sud. C'est un grand pays pour cela, et j'espère, de ce fait, que l'Algérie va de nouveau remplir un rôle phare dans la deuxième vague de progrès et de libération des peuples du Sud. " Dans la même interview, Samir Amin soulignait plus globalement que durant la première vague, les pays du Sud étaient portés par de grands projets, citant l'Algérie comme exemple. " Quand le 1er Novembre 1954, une poignée d'hommes ont décidé de déclencher la guerre de libération, c'était un énorme projet. Un petit politicien d'aujourd'hui aurait dit : " C'est irréaliste ! Regardez le rapport de forces, on n'y peut rien ". La période a donc été celle de grands projets. Cette première vague s'est essoufflée. Il y a eu des coups d'Etat militaires. Il y a eu aussi l'érosion des régimes de Bandung, des régimes que j'appelle nationaux populaires, à potentialité démocratique. Ils n'ont guère été démocratiques, mais comme ils étaient nationaux et populaires crédibles, ils auraient pu évoluer dans un sens de démocratisation progressive. Comme ils se sont essoufflés et que la deuxième vague commence à peine, nous sommes dans le creux de la vague. Et dans le creux de la vague, il y a une dépolitisation. On le voit au niveau des masses populaires. Il y a une perte de légitimité de toute forme de pouvoir, ce qui favorise la corruption. Et l'absence de grand projet croit avoir trouvé sa légitimité dans une forme de réalisme à court terme. On choisit de s'ajuster au jour le jour à une situation qui se dégrade. Cette situation engage la responsabilité des classes dirigeantes et des classes politiques. Toutefois, elle n'est pas seulement celle des gouvernements. Elle est aussi celle de beaucoup d'oppositions qui sont timides, timorées, qui se battent souvent pour des choses tout à fait légitimes mais sans les intégrer dans un projet ambitieux. On a besoin, de nouveau, de grands projets. " Avec la disparition du Professeur Samir Amin la pensée économique contemporaine perd incontestablement une de ses illustres figures comme l'ont souligné de nombreuses personnalités à travers le monde. Repose en paix, toi qui parcourait le monde et dont la plume n'a jamais séchée entre tes mains ni ta parole pour défendre les pauvres et les démunis dans un monde où seul le capital est considéré. *Université de Tlemcen |